La laideur sauve. Se sauve elle-même. On ne l'avait montré à personne. Ça ne comptait pas. Un macule. Sur une grande feuille de papier blanc. Oublié dans une pochette. N'avait pas été digne d'être brûlé... Ça me rappelle une histoire de Tchouang Tseu, d'arbre... [Son feuillage était pauvre, peu accueillante alors son ombre. Il dégageait une forte puanteur. On s'en tenait à bonne distance. Son tronc et ses branches étaient noueux et on ne songea alors jamais à en faire des planches. Il ne donnait que des fruits rabougris et amers. Comme bois de chauffage, ça n'aurait produit qu'une fumée âcre. (Fumée sans feu...) Même les insectes le dédaignaient. Un arbre inutile. On le laissa tranquille. Et il est encore là...] Je le regarde, le macule, sur la grande feuille de papier blanc. Dans sa laideur, je le trouve digne. Il me rappelle un temps. Il est juste. C'était ça. Exactement ça... Je m'en suis détaché. J'ai trouvé la distance. Peut-être même qu'un jour je le mettrai dans un cadre, au dessus de mon lit, dans ma cuisine ou mon salon. Quelque chose de décoratif, c'est tout. J'y vois encore ce que j'y voyais. Mais j'ai trouvé la distance. C'est maintenant décoratif. Comme l'arbre de Tchouang Tseu. Un survivant. Dans sa laideur décorative. Le fruit plus du hasard que de ma main... C'était tragique, alors. Et stupéfiant. Ça ne l'est plus. Même si j'y vois encore ce que j'y voyais. (Car je me souviens de tout.) Quelque chose de terrible, d'implacable. Mais c'est décoratif... Tendre à être l'arbre de Tchouang Tseu, ce que je me dis. Dans toute sa laideur décorative. Tenir à distance les importuns. Ne donner que des fruits rabougris et amers. Être d'un bois dont on ne peut rien tirer. Indésirable. Inutile. Irrécupérable. Pour ne pas hâter sa fin... Ça revient souvent, chez les Chinois : Ne pas hâter sa fin. Tout le monde s'agite... et se hâte... Pourquoi ne pas hâter sa fin? Parce qu'on n'est pas pressé. Parce que c'est tellement bon de fumer. Parce que la musique de la pluie sur les toits. Parce que les nuages dans le ciel et la trouée, là, à l'instant. Parce que le goût du thé blanc. Parce que Mouchette, si elle était encore là. Parce que le parfum de la jeune fille en kimono. Parce que le sabre... (On a failli se tuer, ma Maîtresse et moi, l'autre jour, on a crié au même moment, son sabre a frôlé mon oreille et le vent du mien a fait remuer un peu ses cheveux... J'ai senti que quelque chose avait changé, dans notre relation...) Le temps passe. On passe, simple passant. Ne pas hâter sa fin... Plutôt même ralentir son souffle... On a assez couru. On a assez gueulé... frimé. On s'est assez fait exploser le cœur aussi et la cervelle. On a assez parcouru le monde et fait n'importe quoi... On a assez cru... On l'a assez raconté, là ou ailleurs, sous tous les angles, comme pour épuiser le sujet, en vain, pour finalement s'épuiser juste soi-même, en vain... Ne pas hâter sa fin... Il y a des trous? L'erreur serait de vouloir tous les combler. Une vie est faite de trous. C'est même ce qu'il y a de plus précieux, dans une vie, les trous...
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