Sans même m'en rendre compte, j'ai écrit un livre — voilà pourquoi peut-être je me sens aujourd'hui à ce point épuisé, vidé — un petit, tout petit livre. (Il compte douze brefs chapitres, a même un titre.) Il est là, quelque part, tout petit, je le sens qui palpite, dans les herbes, tout chaud, un petit animal, au petit cœur qui bat très vite. Un sentiment de paix m'envahit doucement. Moi qui ne voulais plus en écrire. Je comprends que c'est en ne voulant plus, justement, que ça s'est fait. Après tout ce temps, presqu'une vie. Ça s'est fait. Je n'étais que l'instrument, le passant, le passager. Et moi seul désormais ai la clé. Il est caché dans les herbes. Il suffit de le remettre à l'endroit. (Écrit dans un miroir, tout est à l'envers.) Juste avant, encore hier, une grande agitation, une nervosité sans objet, j'étais un fauve en cage, fumant comme un crassier. Puis j'ai compris. Qu'il s'était écrit, le petit livre caché dans les herbes, tout seul, s'était joué de moi et que c'était terminé, plus même une virgule à déplacer : plus besoin alors de s'agiter. Je l'ai vu. Ça m'a calmé aussitôt. Un genre d'autoportrait, où je disparais. Tout petit. Mais définitif. Si j'étais écrivain et l'écrivain d'un seul livre, ce serait celui-ci, le petit, tout petit livre caché dans les herbes, que je voudrais montrer au Monde. Si j'avais voulu l'écrire, je n'aurais jamais pu, jamais su. Il s'est écrit tout seul. La Volonté n'était pas la mienne. Ma volonté était même depuis longtemps de ne plus jamais en écrire. Je sentais qu'il se passait quelque chose d'inhabituel, mais ne savais pas quoi. Le livre se faisait, tout seul, me travaillait, comme une poussée de fièvre. Je n'en ai eu conscience que quand il a été terminé. (L'auteur, je n'y crois plus, il devrait disparaître, une fois pour toutes.) Je me sens comme guéri de tout ce qui me rongeait. (Je sais que c'est momentané, mais savoure amplement le moment.) De cette maladie. Cette maladie des livres. Je suis heureux. Libéré. Mon livre est là, caché dans les herbes, je viens de le relire, tranquillement, en buvant mon wulong, sans aucune fierté, détaché, j'ai souri, j'ai ri et j'ai pleuré, un peu. Et j'ai la clé. Ça me suffit. (Peut-être vais-je la perdre, comme j'ai perdu autrefois la clé de quatrains écrits dans une langue oubliée de cannibales d'autrefois, tendre, musicale, mais cruelle, définitivement morte, heureusement — je ne sais plus du tout ce que ça disait, il n'y a plus que la musique : berceuses tendres et cruelles des îles au Temps Jadis...) Il n'est pas caché parce que j'aurais peur de le montrer. Il n'est caché que parce que c'est dans sa nature, qu'il s'est fait sans ma volonté et que ce n'est pas du tout dans son intérêt de se montrer. Il n'est pas brillant du tout, ce petit livre, il faut dire, il n'en a pas besoin. Un si petit animal, de toutes façons, ne survivrait pas longtemps.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire