Le soleil, aussi. J'étais toujours dehors. Je prenais le soleil. Je n'en avais jamais assez. J'avais toute une vie sans soleil à rattraper. Ma mère m'avait tondu, comme un mouton, dans le pré. Mon crâne alors aussi pourrait prendre le soleil. De l'aube au crépuscule, j'absorbais chaque rayon. Et la nuit, je prenais la lune. Je ne dormais plus. Je ne rêvais plus. Plus besoin, tout était remonté à la surface, à fleur de peau, et dans mes yeux. (Ce que j'ai dit à un psychiatre, plus tard, en buvant son café et en fumant ses cigarettes, lors de nos six ou sept séances : Le problème n'est peut-être, au fond, que de nature dermatologique... (Il faut dire qu'il avait son cabinet dans un appartement qu'il partageait avec une dermatologue...) Et vous alors? C'est plutôt Freud?... Jung?... (La synchronicité, vous y croyez?...) Lacan peut-être?... Vous me préférez assis? Sur le divan?... Un soliloque? Un dialogue?... Il ne voulait jamais me répondre... Il éludait... Parfois, je me taisais, longtemps, tellement je finissais aussi par me saouler, ou pour voir comment il s'en sortirait, lui, du silence... Au bout d'un moment, il répétait mon dernier mot, ou alors c'était moi, qui le répétais, pour lui épargner la corvée et parfois même on en rigolait, un peu... Pas un bavard, mais il m'était sympathique... Vous n'en avez pas marre, parfois, de tous ces œdipes?... Vous ne trouvez pas ça un peu trop banal, au bout d'un moment, toutes ces souffrances, toutes ces singeries?... Son œil fatigué me disait que oui... Alors, vous, j'imagine, vous allez me prescrire des pilules... N'est-ce pas?... Alors, je vous le dis tout de suite, je suis contre... Une pommade, à la rigueur, pour ma peau, je veux bien... et des gouttes, pour mes yeux... Puis, regardant sa montre — car moi je n'en avais plus — je me levais : Je crois que c'est l'heure, Docteur, que c'est fini pour aujourd'hui... Il acquiesçait, me raccompagnait jusqu'à la porte, on s'y serrait la main, bons camarades...) Je ne me reposais plus. Me reposer? J'étais chargé, comme une pile, au soleil. Et puis, dans le miroir, la fusion. Comme une bombe, j'ai fini par exploser. En même temps, je m'observais, comme un cas, un cas clinique... Je n'ai jamais su dessiner, heureusement. Sinon j'aurais des images bien plus pathétiques. La laideur m'a toujours sauvé. Car on finit toujours par rigoler. Heureusement... Je me souviens, quand j'étais étudiant en philosophie, j'avais pris dessin, en UV libre. Une très jolie fille était venue poser. On était une dizaine, derrière nos chevalets, à essayer d'en saisir l'essentiel, la ligne, peut-être l'âme. (Quel embarras, pour moi...) À la fin, on avait regroupé tous les dessins, pour les analyser... Quelques fous rires, bientôt, quand j'avais aligné mon dessin avec les autres... Le professeur, très grand, très fort et barbu comme Rodin, avait conclu que même un polio aurait fait mieux et même qu'un singe aurait fait mieux... Pas gentil pour les polios, ni pour les singes, je m'étais dit... Un handicapé, j'étais... un handicapé du dessin... Je m'étais défendu un peu en signalant que j'étais un gaucher contrarié, ce qui était vrai... Mais le rire m'avait sauvé, comme il m'avait déjà sauvé quelques fois et me sauverait encore... Ce n'était pas possible, tant de laideur, ce ne pouvait qu'être délibéré, le fruit donc d'un esprit et d'un talent hors du commun... Honnête, je disais non non... et alors en plus je devenais modeste... Je n'ai donc jamais su dessiner. Même en ayant pris des cours. Dessiner une oreille, par exemple, je n'ai jamais su... J'avais honte... Je lui avais fait un gros nez, à la fille magnifique qui était venue poser, un corps difforme, une mégère de cauchemar... Pourtant, je m'étais appliqué, suivant les instructions du professeur, un œil fermé mesurant de loin avec mon crayon la beauté... Que les autres voient mon dessin et rigolent, que le professeur me dise que j'étais incurable, que je n'avais même pas deux mains gauches, mais deux pieds gauches, ça ne me blessait pas du tout, surtout que j'étais gaucher du pied... Mais que la belle le voit, mon dessin, ça me gênait, me plongeait même dans la plus cuisante, la plus rouge des hontes, c'était un crime... un crime contre sa beauté... D'autant plus que, la dessinant, je m'étais mis à l'adorer... J'aurais voulu disparaître, ne jamais même avoir existé, quand elle s'est levée de son haut tabouret pour venir voir les dessins... Elle les a parcourus vaguement d'un air un peu blasé, feignant parfois l'intérêt car elle était gentille, avait le sens des convenances, puis, quand elle est arrivée vers le mien, une grande fille, brune, elle a soudain baissé un peu les yeux, troublée, les a ensuite timidement relevés, puis a légèrement souri, émue m'a regardé...
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