La parole, c'était celle des femmes. Les hommes étaient taiseux, baissaient un peu la tête, parfois riaient, grognaient, cognaient du poing la table ou poussaient un juron. Les femmes parlaient, racontaient, cancanaient, moi je les écoutais. Ma grand-mère a passé, comme Louise Brooks, l'essentiel de sa vie dans son lit. Elle n'était pas malade — est morte à 93 ans, tout simplement d'usure — c'est juste que c'était dans son lit qu'elle était le mieux. J'allais la voir, dans la pénombre et la tiédeur de la chambre où tout le monde dormait. Qu'est-ce que tu fais mémé? Je parle avec mes morts, me répondait-elle souvent, ses yeux noirs rivés au plafond. Elle finissait toujours par me raconter une histoire, pas une histoire qu'elle avait lue dans un livre, car elle n'en avait lu aucun, avait passé en tout et pour tout deux ou trois mois de sa vie sur les bancs de l'école, savait quand même écrire, pas si mal je trouve encore en relisant ses petits mots, mais une histoire qui lui sortait de la bouche, qui lui venait de je ne savais pas où et il y avait soudain des paysages qui se formaient dans la pénombre, sur le plafond lézardé, le vent se mettait même à souffler, à siffler, la burle, il faisait nuit, un froid comme des lames de couteaux, on emmenait là-haut au cimetière de St Clément un mort, empaqueté de linges sur un traineau... une épopée... des jours et des nuits à tirer et pousser le traineau... des congères hautes comme des immeubles de cinq étages... et les loups qui hurlaient... Je me blottissais contre la mémé, j'étais terrifié, merveilleusement terrifié, ne voulais surtout pas qu'elle s'arrête... car c'était le plus beau des cinémas, sur le plafond lézardé... et il y avait tant de films... je ne sais pas d'où elle sortait toutes ces bobines... Elle avait le regard noir, la mémé, ne racontait pas que des histoires, elle en faisait, aussi... La pire langue de vipère du quartier... Des hommes se sont battus au sang à cause de ses histoires... Elle haïssait ses voisins, elle haïssait peut-être même le monde, jusqu'à sa mort elle a haï le genre humain... Mais avec ses petits enfants, c'était bien différent, d'une tendresse, d'une générosité... Souvent aussi elle sortait la boîte de photos... ou alors c'était moi qui la sortais et allais vers son lit : Et lui, mémé, qui c'était?... Alors elle racontait... (Quand elle est morte, j'ai évidemment récupéré la boîte de photos...) Je n'étais encore jamais allé au cinéma. Il n'y avait pas non plus encore la télé... Mais la mémé, elle en savait, des histoires, et comme projectionniste et même comme cinéaste, elle se posait un peu là... Et puis il y avait ma mère, aussi, mais dans un genre bien différent... La mémé, c'était le cinéma classique, expressionniste, on était un peu chez Murnau... Ma mère c'était plus compliqué, plus avant-gardiste, il n'y avait pas que les histoires, il y avait aussi les mots, elle les triturait, les tronçonnait, les recomposait, réinventait, mélange d'argot stéphanois, de patois ardéchois qu'elle avait dû entendre toute petite fille et bon français populaire mêlé parfois à quelques mots plus savants... et tout ça sans effort, ça sortait de sa bouche, et des histoires énormes, souvent, qui auraient fait rougir Rabelais... (Quand il avait fallu récupérer l'arête de poisson coincée dans le rectum du pépé...) Je l'écoutais, je riais, je riais tellement... Et toujours... Quand je l'ai au téléphone, il est rare que je n'entende pas un mot nouveau, mais que je comprends aussitôt, j'ai l'oreille... Elle fait mine de se fâcher un peu, par coquetterie : Pfff... tu dis n'importe quoi, c'est un mot qui est dans le dictionnaire, allons... La dernière fois que je suis allé la voir, il y avait, posé à côté du téléphone, un bout de papier sur lequel était écrit en très gros caractères : NIETZSCHE... J'en ai fait des yeux tout ronds, il faut dire que je ne l'ai jamais vue lire autre chose que des romans de gare, et depuis un certain temps en très gros caractères, à cause de sa cataracte, ce qui limite bien ses choix... Oui, me dit-elle, ils en parlaient à la radio, ça m'a intriguée, alors je suis allée à la bibliothèque... Mais ils ne l'avaient qu'en petit... Alors je les écoutais, ma grand-mère et ma mère, depuis tout petit... et dès que la parole m'est venue, je me suis mis moi aussi à parler, pas du tout taiseux comme les hommes, mais alors comme une mitraillette, on ne pouvait plus m'arrêter, on me disait que j'allais finir... speakerine... et j'abordais tous les sujets, jusqu'à même parfois la réincarnation... Parfois, ma mère m'engueulait, parce que je parlais trop, quand il y avait des grands, comme quoi je faisais mon intéressant, il faut dire que je les trouvais un peu limités, les grands... Et puis, un certain jour, vers les sept ou huit ans, je fus frappé de bégaiement. C'est bien ça : frappé. Comme par la foudre. (J'ai lu, bien plus tard, dans l'Apocalypse de St Jean : "Les éloquents seront frappés de bégaiement.") Et alors je me suis tu, presque complètement. On m'a cru peut-être alors autiste, ou réservé, timide, idiot. Alors que j'étais bègue. Je me souviens d'un type, qui passait dans la rue, et les gamins se moquaient de lui, en imitant son bégaiement, comme quand on jette des pierres à un miséreux ou à un chien galeux, moi le premier, qui l'imitais peut-être même plus fort que les autres, plus méchamment, jusqu'au jour où... C'est ma genèse, peut-être inventée — mais peut-être pas — très tôt, pour qu'il y ait une raison... Mais quelle souffrance, quand vous ne pouvez plus rien dire, quand vous sentez en plus la parole qui bouillonne, fait pression, dans la poitrine, tension montante derrière le front, dans la mâchoire, c'est douloureux... C'est aussi une douleur morale, comparable à la douleur physique de celui qui ne peut plus pisser à cause de ses calculs... Je me sentais maudit... Dieu m'avait puni... (Un jour, en serrant la mâchoire, coincé par une syllabe dure comme la pierre, je me suis cassé une dent.) On n'imagine pas la souffrance que c'est. J'étais fier. Je n'aurais jamais bégayé en public. Alors en public je me taisais. Combien de fois j'aurais aimé prendre la parole... J'avais tellement à dire... Je bégayais surtout à la maison, en privé. Ça faisait rire un peu mon père et ma sœur. Ma mère, ça l'énervait, elle m'engueulait, comme si je faisais exprès. Une orthophoniste avait conclu que j'étais un faux bègue, parce que, malin, je réussissais tous les exercices. Il n'est pas bègue, avait-elle dit, il hésite. Parce que bègue, c'était infamant. Je trichais. J'émettais une voyelle muette pour laisser glisser dessus la consonne, j'avais toutes sortes de stratagèmes et de techniques que je m'étais inventées, je changeais l'ordre des mots, je connaissais bien les synonymes, même si ce n'était pas toujours le mot vraiment juste ça s'en approchait et ça sortait sans encombre, mais quand même c'était frustrant, d'avoir laissé tomber le mot juste parce qu'il était imprononçable... Être un peu chantant, un peu acteur, m'a aidé un peu aussi... Même si parfois toutes mes techniques me lâchaient... L'émotion... Voilà pourquoi aussi peut-être je pratique un art martial depuis tellement d'années : la maîtrise du souffle, de l'émotion... Quand j'ai su l'histoire de Louis Jouvet qui, rentré du théâtre, à la maison, ne pouvait plus aligner deux mots... Quel formidable phrasé il avait... On en parle souvent, avec mon copain O, un sacré bègue, lui. Quand je lui ai dit que je l'étais aussi, il ne m'a pas cru, au début. Alors, souvent, maintenant, quand on se voit, je me laisse un peu aller à bégayer avec lui, par fraternité. Lui, c'est un drôle de phénomène, d'un grand raffinement, fin calligraphe, inventeur d'écritures syllabiques étranges et belles, grand causeur si on veut bien, sait bien l'écouter, humoriste, conférencier hors pair, carreleur, peintre, plâtrier habité, comptable impeccable, ne voyageant que dans les Cyclades, humble, d'une élégance évidente... Il ne fait jamais rien à moitié. Ne bâcle jamais rien. Tout est prétexte à la finesse. Même couper une tranche de saucisson est un art... Et comme bègue aussi, pas à moitié, sans aucune honte, ouvertement, grandement, monstrueusement, magnifiquement, mon antithèse, moi qui me suis toujours caché. Le jour où j'ai pu dire sans honte : je suis bègue, j'en avais déjà contourné les principaux obstacles et plus personne ne me croyait. Par des ruses. Même si c'est toujours un peu là. Plus du tout comme à une époque une prison — je me tapais littéralement la tête contre les murs — une vraie souffrance, une réclusion, totale, à l'isolement, au Trou pendant peut-être douze... quinze ans... mais une petite chose, toujours, dans ma tête, qui sera toujours là, comme si, à certains moments, dans le cerveau, une connexion ne voulait plus se faire. Une chose est sûre, je ne m'y casserai plus les dents, contre ce mur. Mon expérience m'a montré aussi que les bègues étaient souvent des individus passionnants et de parole(s). Quand on se bat avec la langue, on devient alors une sorte de guerrier, même si moi c'était plutôt... prisonnier, puis évadé. On a souffert. Pas à moitié. Je me revois, vers mes sept huit ans, maudit, interpellant Dieu, dans ma tête : Mais qu'ai-je donc fait de si grave?... Je n'aurais pas dû me moquer?... C'est ça?!... Évidemment, il ne répondait jamais, ce Grand Con... Ou bien alors c'était à cause des femmes, je me disais, peut-être, la parole, c'était leur domaine, fallait pas y toucher...
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