Juste en face, il y a une boutique de chaussures de marques. Pour des baskets fluos garnies de fourrure léopard, il faut compter au minimum 300 euros. (La laideur et l'inconfort sont devenus hors de prix.) Les gens de la boutique s'entendent bien avec ceux d'à côté, à droite, qui font dans la téléphonie mobile. (Quand le disquaire, lui, à gauche, claquemuré, va bientôt disparaître, il paraît.) C'est l'invasion de la laideur, de la bêtise, de la vulgarité. Et du bruit, car ils parlent fort, y compris seuls, dans leur téléphone, car ils veulent qu'on les entende, même s'ils n'ont rien à dire, surtout parce qu'ils n'ont rien à dire, qu'on sache qu'ils existent, qu'ils sont importants, qu'ils sont Là. Tandis qu'à la radio Nat King Cole se remet à velourer son slow down... je lève le nez de mon Cioran, me sentant, dans le brouillard périphérique de ma myopie, observé par la Créature de la boutique de chaussures. Ne l'ayant plus lu depuis mes vingt ans, j'en gardais une image extrêmement grave, de Cioran, quand je réalise maintenant, rigolant parfois comme un bossu derrière ma vitre, qu'il est d'une drôlerie déflagrante, potentiellement donc un bon copain. (C'était sans doute moi, qui étais grave, à vingt ans.) Tout en chaussant mes lunettes pour vérifier la chose — que la Créature m'observe — je recopie dans mon carnet, à l'attention du Singe, pour la prochaine fois qu'on causera, même si c'est surtout lui le causeur, pour deux et même pour dix, pour cent, quand parfois ce serait tellement bon de se contenter d'écouter ce que disent les oiseaux, même s'ils ne font que roter, ou le murmure du ruisseau, même s'il n'y en a pas : Il faut garder quelques traces du singe, ou alors rester chez soi. (Il doit la connaître. Forcément. Il connaît tout, le Singe.) Au même moment, je décide de la prendre en photo, la Créature. Car elle m'obsède un peu, depuis le début de la journée. Ses petits seins bien droits, surtout, qui bossèlent l'intérieur de mon front. Je me dis qu'une fois que je l'aurai prise, j'y penserai beaucoup moins. (Comme preuve aussi qu'elle me regarde et que ce n'est pas que dans ma tête.) Elle croit, peut-être, que la plupart du temps je la regarde, que je la déshabille, que je suis un voyeur, un pervers — ce que je ne nie pas — quand la plupart du temps, sans lunettes, je regarde dans le vague. Dans sa direction, forcément, puisque je suis posté juste en face. Je ne sais, en fait, qui est le plus voyeur des deux. Car il suffit que je lève les yeux pour la voir qui m'observe. Je ne porte pourtant pas de chaussures de marques, les orteils libres et heureux dans mes tongs, plus proche globalement de mon voisin de trottoir le Roumain, que de ceux du trottoir en face, d'un autre monde. Elle a un bulldog nain qui souvent dort devant la porte et qu'elle promène en ondulant et parfois même il bande. Elle porte souvent des lunettes de soleil à miroirs, même à l'intérieur de la boutique, mais ce jour-là pas de soutien-gorge j'ai remarqué : de bien tentants tétons... C'est peut-être à partir du moment où j'ai cessé de la regarder — même si, la plupart du temps, c'est le vague que je sondais — qu'elle s'est mise, elle, à me guetter. Parce que c'est sa raison d'être, peut-être, qu'on la regarde, qu'on la désire, bien consciente des effets qu'elle produit sur le mâle, elle n'est même là peut-être que pour ça et ça l'a fortement troublée alors, non pas que je l'observe et désire ses bien tentants tétons dressés, ce qui est bien naturel, mais que je cesse de l'observer, niant peut-être alors, à son grand désarroi, son existence. Je ne la connais pas. Si ça se trouve, aux toilettes, les jambes écartées, aux chevilles sa culotte roulée, ou dans son lit le soir, l'âme grande ouverte, polissonne, elle se noie dans Emily Dickinson ou Thérèse d'Avila, voire même les surpasse en rêveries morbides et au-delà. Je l'ai prise, brusquement, en photo, ai volé sans me cacher son âme, à cet instant que j'ai trouvé bien mystérieux, de stupeur, de défit ou d'abandon, je ne l'avais jamais vue comme ça auparavant. Je n'arrive pas à savoir si elle me dit prends-moi ou bien sale con... ce qui est parfois finalement la même chose... Peut-être aussi que je ne veux plus savoir... Ou alors c'est Nat king Cole, qui lui fait cet effet...
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