Au moins, il est à l'abri, je dis au Singe. Mais le bruit, quand même, les trains, sur le pont, là-haut, les voitures en bas qui n'arrêtent pas de circuler. Et les gaz d'échappements... Et les piétons... Pas la plus tranquille villégiature... On regarde. C'est tout bien tenu. Il a même arrangé un petit bouquet, sur la table de nuit, coquet, à côté d'une petite pile de livres. Personne ne lui dérange jamais rien, me dit le Singe, qui passe souvent par là, lui, c'est son secteur. Il fait salon, on imagine. Peut-être même qu'il invite des copains. Même si on l'imagine mieux tout seul. Le soir, il rentre... Enfile peut-être même ses pantoufles et s'installe comme devant la télé... Et tous ces gens qui passent sans un regard. Ça doit être un sacré spectacle, quand on fait salon là, l'humanité. Ça le scandalise, le Singe, la misère. Moi, je suis plus résigné. C'est qu'il s'imagine, lui, le Singe, à la place. Moi, pas du tout. Trop bruyant, ce pont, trop de trafic, trop pollué, je m'en trouverais un plus en retrait, ou dans les bois. Je ferais mon deuil de l'humanité. N'en ferais en tout cas pas un spectacle permanent. On n'ose pas trop approcher. C'est privé. Quels livres lit-il? On ne le saura jamais. Et nous, on lirait quoi? Lirait-on encore?... On reprend notre virée. Pas une heure qu'on est dehors et déjà le Singe me dit qu'il a besoin de manger quelque chose. Il faut dire qu'il sort peu de sa ménagerie. C'est sa sortie hebdomadaire, aujourd'hui. Ébloui par toute cette lumière — pourtant basse — effaré par toutes ces sales gueules et ce bruit, il voit un peu des étoiles, a un peu les jambes en coton, grand singe tout traviolant, je le guette en permanence du coin de l'œil : si sa guibole lâchait, je ne sais pas si je pourrais rattraper un tel corpulent. (Tellement attentif à sa déambulation, qu'à un carrefour je ne vois pas un chauffard débouler et que c'est lui, le Singe, qui me tire par le bras et me sauve d'un probable emboutissement...) À l'heure du thé il lui faut alors son kebab. Pas qu'il ait vraiment faim. Mais ça le désangoisse, il me dit. On s'assied à une terrasse de fast food rue Chevreuil. Car ça se termine toujours rue Chevreuil. Il a toujours besoin qu'on s'échoue rue Chevreuil — c'est la Destination. Sitôt passée la place Jean Macé, invariablement : Tiens, on pourrait aller... rue Chevreuil?... Tu connais?... Et de manger. (Un chevreuil?) Il s'inquiète que je ne prenne qu'un café. Ma frêle humanité... Il me trouve à un moment à la fois zen et nerveux, ce qui me plonge dans une brève mais profonde réflexion. C'est une rue peu passante, la rue Chevreuil, plutôt résidentielle, un peu terne, un peu morne, chaque jour égale, sans soubresauts, comme hors du temps. Je regarde alternativement le Singe engloutir — délicatement — son kebab et le fond de ma tasse de café vide que je tourne entre mes doigts. Il parle... il parle... Manger le requinque... J'ai droit à tout son épisode suisse de faux musicologue et traducteur n'entendant rien à l'espagnol, avec dizaines de personnages colorés, une Argentine volcanique, hystérique, à un moment, mitraillant de jotas son mari baron de presse musicologique à gros cigare qui conclura plus tard à son propos, vous ensuquant dans son accent vaudois placide, mais sournois comme du papier tue mouche : femme magnifique, mais caractère impossible... décors variés, action tourbillonnante, on se retrouve à un moment sur le tournage de Passion de Godard, Piccoli se met même soudain, sans raison, à gesticuler et à gueuler, on rencontre plus tard, dans un manoir lausannois, une actrice mystérieuse, œuvrant clandestinement entre deux films dans l'escroquerie musicologique orchestrée par le Singe, une imposture bien huilée et juteuse — pour se payer sa coke? — la porte, lourde et ouvragée, s'ouvre, lentement, fais comme si tu ne la reconnaissais pas lui avait recommandé son copain l'entremetteur, l'œil malin, dont c'était certainement la maîtresse : Dominique Sanda, ou alors son sosie, le voile ne sera jamais vraiment levé — impeccable, comme négresse, à chaque livraison, pas une virgule à changer, une Grande Dame, vraiment, de grande classe et de grande culture, incognito, c'est même elle qui se tapait tout le boulot... Les passages à la douane avec des liasses de biftons plein les chaussettes, le caleçon... L'argent coulait à flots... (Et qu'ai-je gagné au bout du compte? Une R5 neuve... marron...) J'ai froid... Il échappe une frite enduite de sauce au poivre sur sa manche de chemise — camoufle la médaille par un revers de plus, ni vu, ni connu, plutôt content du résultat... Quel cochon, je lui dis gentiment...
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