Quand Pierre a trépassé, je n'ai pas été surpris. Pas non plus bouleversé. (Il ne m'était pas si proche.) Un collègue m'a appelé au téléphone, pour me dire que Pierre était mort, qu'il y aurait une crémation, tel jour, telle heure, cimetière de la Guillotière, sans cérémonie, ni fleurs, ni couronnes, dignement, dans la mesure du possible. Je ne me suis pas interrogé bien longtemps pour savoir que j'irais. C'était évident, que j'irais. Même si on n'était pas proches du tout. La dernière fois que je l'avais vu, deux mois avant peut-être, j'avais causé un moment avec lui, derrière le cinéma, il m'avait raconté, d'une voix qui se voulait sereine mais était un peu tremblante, les examens qu'il passait, à l'hôpital... Il était alors entre grisâtre et jaunâtre... Depuis au moins un an, je le savais, qu'il crevait d'un cancer (le foie, dans son cas), il avait pris un nez bizarre aussi, en choux-fleur, l'œil trouble un peu aussi. Il sentait un peu déjà la mort, je n'approchais pas trop. Je ne lui avais rien dit de mes pressentiments, évidemment. Dès que les médecins vous font passer des tas d'examens et prononcent certains mots encourageants, il vaudrait mieux alors fuir, aller se recoucher sans suivre leurs conseils, espérer sombrer dans la nuit sans que ça fasse trop mal, ni trop peur, ou alors se jeter d'une falaise. Mais quand le froid commence à vous gagner vraiment, que le néant alors peu à peu vous éponge, ce n'est sans doute plus la même histoire. Je voyais déjà un cadavre. Mais je lui souriais. Lui parlais gentiment. Il était encore un peu vivant. Je n'allais quand même pas l'achever. Son œil, en même temps, savait. Et savait que je savais. Mais les médecins... L'espoir... De quoi?... S'accrocher... C'était un minable, Pierre. Pas pour moi. Pour moi c'était un type un peu paumé que je voyais au boulot. Un être humain familier. Qui sentait un peu la misère, la déchéance. Il changeait les ampoules, perçait des trous, c'était un peu l'homme à tout faire. Mais un minable, pour presque tout le monde, un type négligé, qui buvait, se traînait, ne disait jamais rien d'intéressant et n'était vraiment pas un marrant. Qui travaillait en plus comme un cochon, incapable de faire un petit trou sans déplâtrer tout le mur, le plus sagouin bricoleur. Il était vieux. Il était moche. Il était sale. Il était con. Une merde, en somme. On le gardait par pitié. Il aurait sinon fini sous un pont... Il y avait un petit local, dans le sous-sol du cinéma, une gaine technique éclairée au néon pleine de conduits de climatisation, où étaient remisés ses outils, avec un établi, des étagères, tout en bordel, le local de Pierre, on disait, même des années après sa mort, même si son successeur avait tout bien briqué et rangé, des petits casiers avec des étiquettes, chaque rondelle à sa place, les outils rutilants au garde-à-vous contre le mur, c'était toujours le local de Pierre, au moins pour moi, preuve qu'il avait mine de rien une certaine importance, pour avoir laissé son nom à un lieu, fût-il si modeste. Alors quand il est mort je n'ai pas hésité. La question ne s'est même pas posée. Même si je ne le connaissais pas vraiment, même si je fuis les enterrements presque autant que les mariages, c'était évident, j'y suis allé. On s'est retrouvés à 5 ou 6 du cinéma (moi à fumer dans les allées en regardant les pierres) un gros cinéma, l'ancien directeur, la nouvelle directrice, 3 ou 4 de sa famille, une de ses sœurs, un beau-frère qui venait de Tourcoing... C'était l'automne, le ciel était tout gris et froid... Il pleuvinait... Ce fut bref. Tandis que le cercueil avançait vers la fournaise, il avait demandé que soit joué, sur un vieux magnétophone, une chanson de Daniel Balavoine, je ne sais plus si c'était mon fils ma bataille ou je ne suis pas un héros... C'était son choix. Rien à redire. Son goût à lui... J'y ai détecté une forme d'humour que je ne lui connaissais pas, ayant mis en scène ce moment incongru mais touchant... Et puis c'était honnête, modeste, il n'avait pas demandé Bach... Au bistrot, pas loin du cimetière, sa sœur m'a raconté un peu son histoire, à Pierre, son petit frère, comment à une époque tout allait bien pour lui. Il avait sa petite entreprise de fenêtres, une femme, un fils... Et puis ensuite, hein...
2 commentaires:
Chouette photo. Quel livre est posé sur la table ? Je n'arrive pas à lire le titre.
Rosie, ou le goût du cidre.
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