C'est toujours bon, de se réveiller avec la trique. (Je me suis dit ça toute la journée.) Même si sur le coup j'aurais préféré ne pas me réveiller. Parce que j'étais bien. Parce que je rêvais. Quel besoin de se réveiller, quand on est si bien. (Si c'était ça, la mort, je signerais aussitôt.) Mais avec la trique, je me suis réveillé, ce qui m'a rendu la rupture supportable. Le réveil soudain hurle. M'arrache sans ménagement à mon monde bien plus bandant que l'autre. Le film casse net dans la machine. Mais des images et du son, hors de la machine, semblent lutter encore un moment dans le noir pour exister. Et avec la trique. Comme un lien entre le rêve et la fade réalité qui s'infiltre. Le trait d'union. Je rêve. Je bande. Je suis vivant. Ce n'est pas rien. Un rêve drôlement bien. Je le retiens un peu. J'étais fou. Rien de plus normal. On me prenait en charge, comme on m'avait pris en charge à chaque étape de ma vie, m'emmenait, avec d'autres fous, dans un wagon à bestiaux. Dans une maison de fous j'imagine. Mais c'était bien. C'était dans le cours des choses, normal, tranquille, je n'avais à m'inquiéter de rien. On était dans le wagon à bestiaux, dans le train tacatac... tacataquetant, en rase campagne, la porte coulissante ouverte, vautrés dans la paille, comme des trimardeurs pendant la Grande Dépression. À un moment, je ne sais pas pourquoi, une impulsion, je décidais de m'évader. Une jeune femme que je n'avais jusque là pas remarquée me regardait alors avec de grands yeux étonnés. (Elle n'était pas folle. Je me demandais ce qu'elle faisait là.) D'un coup, je devenais son héros. Je lui faisais mes adieux, un peu timidement au début, puis la serrant fort dans mes bras. En fait, on se connaissait depuis longtemps, il semblait. Mais elle découvrait seulement maintenant ma vraie nature. Ma vraie nature de héros, de héros même lyrique, le type qui se fait la belle, ne se laisse pas conduire n'importe où comme ça dans un wagon à bestiaux. Elle m'embrassait alors sur la bouche. Un baiser un peu dur cependant. Comme si ses lèvres ne suivaient pas complètement son élan. Je me disais alors que j'étais bien trop vieux pour elle. Puis je me disais que ça n'avait aucune importance, considérant tous ces jeunes avachis dans le wagon à bestiaux, déjà vaincus, déjà si vieux, presque morts. On se retrouvera! je lui criais, sautant lestement du wagon. Et je m'enfuyais, la poitrine gonflée de joie. À moi la Liberté!... avec en prime la perspective, la certitude de la revoir un jour, la jolie nénette, ça suffisait pour remplir mon cœur juvénile à ras bord de bonheur... Un cœur bien rempli, une vie alors bien remplie... même si j'étais sans doute un peu trop vieux pour elle, continuais-je toujours un peu à me dire, me trouvant ensuite vieux jeu... Après toutes sortes d'aventures, quittant une place pour une autre, parcourant le monde, libre comme le vent, sans cesse pourchassé par des infirmiers psychiatriques en civil pas très finauds et sans cesse les égarant, de quoi alimenter plusieurs saisons d'une série télé fameuse entre kung fu et le fugitif, je la retrouvais, ou plutôt, je crois, c'est elle qui me retrouvait, des mois voire des années plus tard. C'était encore un peu la nuit, peu avant l'aube, dans une ville quelconque, au bord d'un fleuve lent et lourd, des centaines de colombes sales ou juste des pigeons sur la rive se battaient férocement jusqu'au sang pour saluer le jour. On se retrouvait enfin, se serrait émus l'un contre l'autre, mais je savais déjà ce qu'elle me dirait bientôt, les yeux brouillés de larmes, qu'elle voulait laisser encore une chance à Machin, même si c'était un vrai abruti qui l'ennuyait à mourir, c'était une longue, très longue histoire, une grande partie de sa vie, ça ne pouvait pas se terminer comme ça, sa vie de couple... Ce n'est pas grave, je lui disais, je comprends. (Et c'était vrai, ce n'était pas grave, je comprenais.) Quelle jolie fille, je me disais, quelle fille magnifique, quelle fille... la regardant s'éloigner puis disparaître sans doute pour toujours dans les premières lueurs de l'aube.
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