Il faudrait que je m'organise. J'ai tout mon temps, mais je ne trouve le temps de rien faire. Même lire : en un mois, je n'ai lu que 10 pages. (Dans les hauteurs, de Thomas Bernhard. Son chien pue. Mais la puanteur de son chien lui est indispensable. Va-t-il tuer son chien?...) Piètre lecteur. Piètre n'importe quoi. Bien court? m'a demandé la coiffeuse. Bien court, ai-je confirmé. Je suis ressorti avec cette gueule de militaire. Je ferais mieux de m'acheter une tondeuse. Imbécilement je me dis que la dixième coupe sera gratuite. Bien court, pour que ça dure plus longtemps. Une gueule de pauvre. Au dessus d'un évier de pauvre. (Ça y est, je suis pauvre, officiellement. Je me rends compte que c'est mieux que de craindre d'être pauvre. On y pense moins, quand on l'est, on s'habitue. Il y a même des avantages : on ne pense plus à consommer, mais à survivre, le mieux qu'on peut. Et puis il y a pauvre et pauvre...) Je blanchis. Mais surtout à droite. À gauche, pas trop, je suis encore un peu jeune, à gauche. Mais à droite, on dirait qu'on m'a décoloré. Je me regarde trop dans le miroir au dessus de l'évier peut-être et la lumière m'use alors surtout à droite. Ma gueule. Il n'y a que ma gueule, finalement, qui m'intéresse. Depuis deux ans je me croyais condamné, à cause du sang, du mauvais sang, celui de mon père, celui de mes ancêtres, le mien aussi, un mauvais sang. Les médecins vous mettent des idées dans la tête. Vous n'allez pas bien. Même si vous ne la savez pas. Même si vous ne le sentez pas. Le sang le dit. J'avais fini par renoncer à aller mieux, constatant que tout ce que j'avais fait pour aller mieux, toutes mes bonnes intentions, ne m'avaient entraîné que vers le pire. M'étais même remis à manger du saucisson. Quitte à dépérir, autant le faire avec goût. Résultat : mon sang est redevenu très bien. Un cœur de sportif, on me dit même. 56 battements par minutes. Quelle plaisanterie. Parce que je m'appauvris, je me dis, globalement je mange moins. Je perds mon gras. Un kilo par an en moins. Bientôt je retrouverai mon poids de 30 ans, puis celui de 20, puis celui de 10... Mais comme les journées passent vite. Je n'ai rien le temps de faire. Aujourd'hui, j'ai couru après mes maigres sous, puis la paperasse, j'ai recousu deux boutons de ma veste en cuir, sans me piquer les doigts, j'ai lu deux pages d'un livre. Et le soir déjà tombe. Je me dis qu'il serait temps de m'organiser. J'ai tout mon temps. Il me faudrait découper mon temps. Commencer dès le petit déjeuner par une heure ou deux de musique, histoire de se vider, même si on est déjà vide, surtout si on est déjà vide. Une heure ou deux dehors ensuite à juste baguenauder. Une heure ou deux ensuite à écrire n'importe quoi, ce qui vient, tirer le fil. Une heure ou deux à faire la sieste. Une heure ou deux à écouter de la musique ou regarder un film ou lire un livre, en buvant du thé. Une heure ou deux à faire la cuisine et l'engloutir. Puis le néant douillet du soir. Un film ou deux, ou trois... une lampée ou deux, ou trois de whisky... J'ai parfois l'impression de m'anéantir dans le cinéma. Il est peut-être là le problème : je passe parfois 7 ou 8 heures par jour à regarder des films. Pas que des chefs-d'œuvre. Plein de grosses merdes aussi. Parce que j'aime bien, les grosses merdes, aussi, m'abrutir pour de bon. Parce qu'il y a une sorte de bonheur, à s'abrutir, à se vautrer dans la médiocrité, voire la nullité, pour moi en tout cas, ma façon peut-être de faire partie de l'humanité, à ne plus rien penser finalement, ni ressentir, à se couler dans la masse de merde, à disparaître même dedans, à être un gros con finalement comme un autre. Parce qu'autrement je ne suis pas un gros con comme un autre? Bonne question. Peu importe. Comme gros con, en tout cas, je n'ai plus besoin depuis longtemps de me mesurer à tel ou tel gros con pour évaluer mon degré de connerie. La différence, si différence il y a, c'est que je décide sciemment de m'y vautrer, un certain temps plus ou moins long, en solitaire, peut-être juste pour m'oublier, pour être en vacance de moi. Pour aussi me baigner dans l'air du temps, je me dis, communier avec mes semblables, faire ainsi partie de l'humanité, dans la masse d'abrutis. Mais peut-être que quand j'en sors, de ce bain, ruisselant de connerie semblable, je n'en suis pas moins un gros con, je me dis et même peut-être un pire gros con. Parce que j'en vois beaucoup, des gros cons, autour de moi, pas juste à la télé ou sur internet. Comment moi serais-je différent? Je regarde tout ça comme un immense cirque, un entremêlement de milliards de fictions toutes très semblables finalement et pathétiques, la mienne y comprise, mais je me laisse parfois attendrir, par la mienne y comprise. Pauvres humains... Les gens m'ennuient, férocement. Je n'accepte de communier avec eux qu'en solitaire. Mais tout ça importe tellement peu. Mon problème : il faudrait que je m'organise. Je n'ai jamais su m'organiser. La musique, ça me manque tellement. À une époque, je ne passais pas une journée sans avoir soufflé une heure ou deux voire trois dans mon saxophone ou ma clarinette — plus ou moins gros sifflets — et je crois que globalement ma vie était bien plus satisfaisante. Je n'avais pas de télé, à l'époque, pas de cinémathèque, je n'avais pas non plus d'internet, il n'y avait que la musique... Chaque jour avait son air... Je soufflais, sifflais des volutes de Lester Young, des bribes de Coltrane, de Parker, des bizarreries monkiennes et même des airs à moi, surtout des airs à moi... Il n'y avait que le Son... la vibration de l'anche... Un monde sans paroles, le meilleur des mondes, comme le cinéma avant qu'il se mette à parler... Un copain m'a dit, il y a quelques semaines : Je vais me mettre à la cigarette électronique, pour arrêter de fumer... Et j'ai répliqué, du tac au tac, que moi j'allais me mettre à la vie électronique, pour arrêter de vivre... Je me rends compte alors que ça fait tellement longtemps que je me vautre là-dedans, du matin au soir... un gouffre... que ça n'est pas innocent... que ça ne peut pas être innocent... que c'est un puissant, très puissant anesthésiant, annihilant... — mais n'est-ce pas nous perdre, disparaître, que nous cherchons?... — que je me suis laissé engluer, absorber dans cette toile électronique qu'un simple orage magnétique un jour grillera, anéantira et moi, ce qu'il en restera, avec... que peut-être même je suis mort depuis déjà longtemps... et qu'alors ici, nulle part, je ne suis peut-être bien qu'un vague écho de qui je fus, ou de qui je crus être, une suite éphémère, banale, de uns et de zéros...
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