Mais où l'avais-je déjà vue, cette sacrément jolie nénette? Je débarque un soir à Toulouse chez mon copain A, avec tout mon barda d'aïkidoka d'occasion qui vient de se prendre une raclée par des cadors et même par des vieux arthrosés et même par des filles énervées, dans un stage international, encore tout transpireux, crevant de chaud, fumant comme le trotteur après la course sur la piste gelée, les pieds et les coudes en sang, mais bien, épuisé, vidé, bon à foutre à la poubelle, tout vilain mais tellement tranquille, au fond, vaincu, ruiné à tout point de vue mais heureux, humilié même en public par le Grand Chef en personne, Sensei, mon Maître, car à mon âge je ne sais même pas encore m'habiller et il m'a appris, le Grand Chef, Sensei, mon Maître international, dans le vestiaire, après m'avoir vertement et publiquement rabroué — quel exemple abominable j'étais pour la jeunesse... — à nouer ma jupette, à moi, la tache, la honte, l'indécrottable, le tout mal fagoté, le vite cramoisi, suant et même saignant, le fumeur ceinture noire, à la pause, aux doigts tout jaunes comme Gabin, la tumeur de l'aïkido international, mais badin, ne craignant plus ni Dieu ni Maître fussent-il internationaux et c'est là que je la vois : une grande fille, brune, élégante, ligne parfaite, comme rayonnant un charme, bien plus vivante que le commun, réduisant même instantanément tous les humains autour à zombies, comme une fleur qui ferait se faner alentour d'un coup toutes les autres, dans la rue, en bas de chez mon copain A, poussant la porte du 24, en compagnie d'un grand type maigre et d'une petite fille, sa petite fille, une jeune maman donc. Je leur dis bonsoir, en bas, dans le hall, car je suis poli et aussi parce que, du coin de l'œil, je la trouve quand même assez jolie, intéressante, intrigante, je ne sais pas quoi, trouve alors un peu dommage, presque même un peu déchirant, de m'éloigner déjà, si vite, à peine aperçue, d'une si rayonnante créature. Ils sont lents, piétinants, comme indécis... Un couple, souvent, c'est lent, quand l'individu lui est vif comme le vent... Je monte alors lestement, en tête, les marches jusqu'à chez A. Je suis tellement content de le revoir. Plus de deux ans qu'on ne s'étaient pas vus... Lui a l'air un peu moins enthousiaste. Il semble un peu fatigué, il faut dire, le boulot, la vie de famille, deux morveux un peu terribles, et puis l'âge, on se fait vieux, mine de rien — et de plus en plus cons, il me dit et je suis bien d'accord avec lui et alors, philosophes, vieux copains enfin retrouvés, on rigole... Il se sent alors peut-être un peu envahi... Surtout que les autres aussi débarquent, juste derrière moi, la jolie brune, le grand type maigre, la petite fille... Ses amis, je me dis... La fille, réservée, se tient debout dans la cuisine, tandis que le grand type maigre, un peu artiste, visiblement, parle de choses culturelles, d'un spectacle épatant qu'il a vu, un type à poil qui s'était peint tout en rouge — pour cacher sa confusion? ai-je demandé... Une belle fille, vraiment, racée, délicate à la fois, je la regarde, je ne peux pas m'empêcher de la regarder, ses yeux, ses mains, ses épaules, ses hanches, la chair que je pressens, chaude, qui palpite... j'aimerais tant voir ses pieds, sans même parler du reste... Au bout d'un moment, je lui demande si on ne s'est pas déjà rencontrés, un vieux truc de dragueur pas fin, sauf que c'est vrai, que j'ai vraiment le sentiment de l'avoir déjà rencontrée et même de la connaître... Ils ne sont là que pour récupérer pour la soirée un des deux gamins de mon copain A, qui d'ailleurs n'a jamais vu la fille avant, ne connaît que le grand type maigre. Mais elle accepte, finalement, comme sur un coup de tête, de boire un verre de vin au salon... Je la regarde... Sans m'en rendre compte, sans même le vouloir, par peut-être une sorte d'instinct de mâle dominant, je ne rate pas une occasion de ridiculiser ou d'amoindrir, l'air de rien, le grand type maigre qui l'accompagne et qui ne me regarde jamais dans les yeux... Elle me regarde, elle aussi, je la sens parfois un peu troublée... À un moment, elle avoue qu'elle aussi m'a déjà vu quelque part, elle croit bien, oui oui, c'est étrange, ça la travaille elle aussi... Mais où?... On cherche... Où on a vécu, de quand à quand... (On me dira plus tard qu'elle a rougi plusieurs fois...) Elle me captive... C'est bon... C'est tellement rare, pour moi, d'être captivé comme ça... Le grand type maigre, on me dira plus tard, est un grand séducteur, un tombeur, colle même les photos de ses conquêtes dans un album comme le botaniste les belles plantes dans son herbier... Moi pas, pas pour un sou grand séducteur ni botaniste... Mais je suis quelques fois, très rarement, captivé et j'en prends parfois alors pour dix... vingt... trente ans à me décaptiver tout en n'y parvenant jamais complètement, pour dire je pense encore à une fille en CM2 avec qui j'avais fait touche pipi sous le préau vers les cabinets et ça me trouble toujours autant, me demandant encore lequel des deux avait pris les devants et je crois bien que c'était elle, qui avait la première descendu ma culotte et touché mon petit robinet, je me souviens encore de son regard à ce moment, debout, sous le préau, vers les cabinets, on s'était un peu frottés en respirant vite, les jambes un peu en coton, un peu aussi fait pipi sur les doigts, et si son père, le directeur de l'école, de son bureau, là-haut, derrière le carreau, nous avait observés, parce que je m'étais senti observé et qu'il m'avait regardé de travers, les jours suivants, son père, le directeur de l'école... Les pères, il faut dire, ne m'ont jamais tellement apprécié... Et après, elles m'abandonnent, c'est comme ça, n'ont plus même un regard, soit que je suis trop vicieux, je me dis, soit que je ne le suis pas suffisamment... Et puis un type sans avenir, aussi, peut-être même surtout, et donc sans lendemains... Ou bien c'est à cause des pères, peut-être, qui sont toujours là d'une façon ou d'une autre dans un coin à lorgner... Mais quelle fille... Ce n'est pas seulement qu'elle est jolie, élancée, gracieuse, c'est qu'elle est intense, que j'ai l'impression de la voir tout entière, de la sentir tout entière et qu'elle n'est là alors que pour moi... Je finis même par oublier complètement le grand type maigre... Il n'existe plus... Il n'y a que la grande fille brune... Elle a un joli grain de beauté... Des yeux scintillants avec une âme dedans, c'est tellement rare... Je la regarde... Elle me regarde... Il n'y a plus que nous... Dans un rêve, peut-être, je me dis... Puis ils s'en vont... Je l'embrasse, sur les joues, lentement, posant doucement mes mains sur ses épaules, on se sourit, suis sur le point de lui dire ce que m'avait dit jadis une autre créature de rêve : Au revoir?... Ou adieu?... Mais m'abstiens... Ne pas rejouer à perpétuité la même pièce désastreuse quand même... Plus tard, me brossant les dents dans la salle de bain avec mon copain A, j'aperçois ma face dans le miroir, que j'avais oubliée : une gueule de vieux... Ah... si j'avais seulement dix ans de moins... et quelques illusions encore... Mais j'y ai pensé toute la semaine, à la jolie nénette, en pointillés, c'est déjà ça, je me suis senti renaître, un moment, vivre, capable soudain de franchir de nouveau déserts et océans d'un bond... Mais où l'avais-je donc déjà vue?... Mystère... Je lui ai dit qu'un jour je lui ferais peut-être savoir, si ça me revenait... Comme elle sentait bon... Dans un rêve, je me dis, peut-être... Ou dans une autre vie... Tout ça est bien étrange..
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