Il faisait froid, lundi, à St Étienne. J'avais une heure à tuer avant un rendez-vous. Le café n'était pas bon. Il faut dire que le café est rarement bon, dans les cafés. On a beau le savoir, on reprend toujours un café. Il en va de même pour beaucoup de choses de la vie. Un bon café, je l'aime bien fort, je le bois sans sucre. Dans les cafés, le plus souvent, je sucre abondamment le café, pour masquer le goût infect. Ça a plus un goût de sucre que de café. Même l'arrière-goût n'est pas de café. C'est quelque chose d'infect. Je grimace toujours un peu quand je le bois. Il en va de même pour beaucoup de choses de la vie. On a beau le savoir, on prend toujours un café. (Pareil pour les autres choses de la vie.) Parce qu'on est dans un café. A moins de se saouler de bon matin, dans un café, on prend un café. Votre café, c'est de la merde, je n'ose jamais dire. En fait, ça ne me viendrait même jamais à l'esprit tellement ça me semble normal que le café soit infect, dans les cafés. Évidemment, qu'il est dégueulasse. Tout le monde le sait. Et tout le monde prend un café. Je prends toujours un verre d'eau, pour me rincer la bouche et les tuyaux, après. Je me suis réchauffé un moment le bout des doigts à la tasse, c'est déjà ça. Je me suis photographié, pour immortaliser ce moment. J'ai repensé à une vieille histoire. Ou plutôt j'ai voulu me rappeler une vieille histoire. Il ne m'en restait plus grand chose, juste un nom, le protagoniste peut-être : N'a-qu'un-œil. Impossible de retrouver le fil. Je ne me suis pas non plus torturé la mémoire pour retrouver l'histoire. Je me suis dit que j'avais vieilli, que j'étais plein d'histoires, que ça devenait de plus en plus difficile de les retrouver à partir d'un si ténu élément : un nom : N'a-qu'un-œil. Ce n'était pas une simple histoire. C'était crucial. Ça m'a occupé longtemps. Il y a peut-être quinze ou vingt ans. N'a-qu'un-œil. Il ne reste que ça. Je me suis dit qu'en l'écrivant ça pourrait revenir, que de fil en aiguille... J'ai tout essayé. Faire le vide. Méditatif. Figé dans une sorte de stupeur. N'a-qu'un-œil... C'était je crois lié au goût infect du café... En tout cas, c'est en buvant ce café infect que ça m'est revenu, le nom, N'a-qu'un-œil... Étrange... Mais peut-être que ça n'aurait rien d'étrange si je me rappelais l'histoire... Ça m'a occupé un moment... Qu'en reste-t-il?... N'a-qu'un-œil... J'aurais pu inventer une histoire, pour remplacer l'histoire qui avait disparu... Mais j'ai préféré le silence, être coincé, impuissant, me dire que tout en moi finirait par disparaître, que je ne pourrais jamais inventorier et ressortir de mes petits tiroirs obscurs toutes les histoires que j'avais vécues ou bien rêvées... Ça m'a apaisé, au bout d'un moment, j'ai accepté l'oubli, j'ai accepté moi-même d'être oublié, de mon vivant et même après... N'a-qu'un-œil... J'ai accepté la mort, finalement, de disparaître entièrement, de mon vivant et même après, paisiblement... Au moins, j'oublierai le goût infect du café, dans les cafés et que je prenais toujours un café, dans les cafés et un verre d'eau pour me rincer de cette nausée et qu'il en allait de même pour beaucoup de choses de la vie... Mais N'a-qu'un-œil, quand même, c'est toujours là, ça ne veut pas s'en aller, ça résiste à l'oubli, un résidu dans une région de ma mémoire qui clignote faiblement, mais qui clignote, un genre de signal et quelque chose me dit qu'à une époque c'était important et même crucial... Peut-être quelqu'un pourrait m'aider? J'en doute. Ça ne concerne personne d'autre que moi. Même si à une époque ça a peut-être concerné quelqu'un d'autre, ça ne concerne plus personne. Même moi, finalement, ça ne me concerne plus. C'est juste un signal, un clignotement, comme d'une batterie épuisée et le signal finira par s'éteindre quand il n'y aura plus du tout de batterie, comme tout finira par s'éteindre.
1 commentaire:
Pas vous aider, non... mais n'a qu'un oeil m'évoque le roman de Marie Cardinal, "Les mots pour le dire". Elle raconte ses hallucinations, où elle a l'impression qu'un oeil, un seul oeil, la regarde et en même temps la cloue sur place. L'oeil la juge. Je me demande même si elle n'emploie pas cette expression, n'a qu'un oeil... j'ai oublié, tout peut s'oublier, qui s'enfuit déjà...
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