A 10 ans, ma vie a changé. On m'a mis en pension, chez les curés. Avec un regard pareil, j'aurais pu devenir serial killer. Au moins tueur à gages. (On montrerait la photo : l'enfance de la Bête. Ça ferait froid dans le dos. Il avait déjà cette lueur homicide, à 10 ans... Bientôt, démembrer des insectes ne fut plus suffisant... Ce qui me fait penser que ma mère m'a longtemps appelé comme ça : la Bête...) Je n'étais pas bagarreur. C'était la jungle. Je voulais juste qu'on me foute la paix. Quand on me cherchait, je regardais comme ça. Ça marchait. Sans rien dire. J'attendais la nuit, que les lumières soient éteintes, pour pleurer silencieusement sous mon drap. Mais autrement, j'avais cette tête, ce regard droit. C'était ma défense. Ça a marché. Montrer qu'on n'a pas peur. Que les chiens qui aboient ne sont pas les plus méchants. Qu'on peut aller très loin. Je me suis mis à compter les années, comme les prisonniers. Surtout, il ne fallait pas redoubler. Tu veux ma photo? Je n'avais même pas besoin de demander. Je soutenais tous les regards. Je ne me suis jamais battu pour survivre. Tout au bluff. Les gamins sont parfois cruels, quand on les enferme à 10 ans. Il fallait toujours un souffre-douleur. En général, l'élu était tyrannisé toute l'année. Il n'y avait pas d'échappatoire. Ça pouvait aller jusqu'au viol. Pour dire, une fois, un gamin, une règle en fer, carrée, dans le cul... Forcé de se branler au centre d'un cercle de gamins hilares... Ceux qui faisaient les lumières, à la lampe de poche... Il s'endormait? Quelqu'un venait se masturber dans sa bouche... On le tapait, sur la tête souvent, avec le poing... On pissait dans son lit... C'était toujours le même, je ne me souviens pas de son nom, ni de son visage, le même qui peut-être n'a pas fini l'année, est parti en hôpital psychiatrique... Un faible, tout le monde était bien d'accord... Ce n'était pas tant ce qu'il avait subi, des jeux d'enfants, il n'était pas fait pour la vie en collectivité, il lui fallait un environnement... protégé... De toutes façons, personne ne l'aimait, pas même les curés, car il avait quelque chose de fuyant, de même sournois, un peu efféminé, peut-être même déjà un peu pédé, alors... Je ne participais pas. Mais j'étais là. Soulagé que ce ne soit pas moi. Et finalement, tant pis pour sa gueule. Chacun pour soi. On apprend à vivre, en pension. Tu seras un homme, c'est pour ton bien. Moi j'aurais préféré continuer à aller jouer dans les bois, après l'école. J'aurais préféré même devenir un homme des bois et vivre avec les bêtes. Mais j'ai quand même appris des tas de choses. Que l'humain, même à 10 ans, est vicieux, sale, cupide et méchant. Ou alors c'est un lâche. Moi, j'étais un lâche. Je regardais. Je laissais faire. Je craignais pour ma peau. Chacun pour soi. Être un peu stratégique, gagner le respect des plus vicieux, juste pour avoir la paix. Les curés aussi étaient vicieux. Il y en avait un qui nous regardait avec ses petits yeux de goret dans sa grosse figure couperosée nous savonner les parties sous la douche. Un autre aimait bien tirer fort les oreilles et les cheveux près des oreilles à parfois même nous décoller du sol, tordre les bras en enfonçant ses doigts dans la jeune chair avec un sourire sadique, j'ai encore aux narines son odeur un peu aigre . Un autre, qui avait pourtant bon fond et c'était peut-être bien le seul, ancien champion de catch, poids lourd, perdait vite son calme et pouvait tabasser un gamin très sérieusement, lui casser même un bras. C'était la jungle quoi. Et moi je n'étais pas le roi de la jungle. J'aurais préféré rester dans les bois. (Quelques années plus tard, dans la même institution catholique pour gosses de riches, j'ai appris qu'un gamin, un jour, était venu avec un flingue et en avait tué un autre. J'ai appris aussi qu'un de mes anciens congénères avait été condamné à perpétuité pour le viol et le meurtre d'une fille.)
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