J'ai chaud. Je bâille. Je pose. Je prends un air pensif. Je me dis : là, tu seras bien. C'est toujours bien, de prendre un air pensif, même quand on ne pense à rien, et même surtout. On peut TOUT projeter sur le RIEN. Et puis alors je bâille, ça me prend, au moment où je pose, où j'essaye en vain d'être beau. Je ne sais plus qui je suis, alors, quand je bâille. J'échappe à mon contrôle. Je ne me reconnais plus. Je gonfle. Je me transforme. Je me sens fort, très fort. Et même gros, très gros. J'ai l'air de pousser un long cri silencieux. J'ai l'air de souffrir peut-être, ou d'être en colère, alors que je suis tellement bien, quand je bâille. Tellement bien que j'aimerais que la vie ne soit qu'un long bâillement. Mais ça ne dure pas, hélas. Je reprends bientôt ma forme initiale. Je redeviens normal, moi qui étais si gros, si fort. Et j'aimais tellement être gros et fort, rempli d'air. Et le bruit, en dedans, du bâillement, derrière les yeux. Personne ne me regarde. Je ne mets pas la main devant la bouche. C'est bon, d'être seul et de bâiller sans mettre la main devant la bouche. Mettre la main devant la bouche, ça gâche un peu le bâillement. On ne s'y abandonne pas complètement, quand on met la main devant la bouche. Alors, il vaut mieux être seul, pour bâiller. Et pour plein d'autres choses. Mais pour bâiller, au moins. J'aimerais partir dans un bâillement. Qu'on me retrouve ainsi. Il a dû beaucoup souffrir, on dirait, me découvrant la bouche grande ouverte, méconnaissable. Alors que j'étais au contraire tellement bien. J'ai chaud. Je bâille. Quand la température extérieure se rapproche de la température intérieure, la membrane entre le dehors et le dedans s'amincit. Le bâillement long et béant inspire ce qu'il en reste. Je suis alors entier. Je suis alors en accord parfait avec le Monde, avec le Temps, avec le Néant, avec Tout & N'importe quoi. Je suis comme j'étais avant d'être et comme je serai après avoir été, quand je n'étais pas encore dans le Monde ni dans le Temps et quand je n'y serai plus. Le bruit derrière les yeux est comme le grondement sourd des réacteurs d'un vaisseau qui m'emmène au delà du Monde et du Temps. Je voyage, quand je bâille. Qu'avez-vous fait de plus grand dans votre vie? J'ai bâillé. Et comment... Au plus fort du bâillement, de la tension, le temps est comme suspendu, tout pourrait alors s'arrêter. Tout d'ailleurs s'arrête, à un moment, même le grondement sourd des réacteurs du vaisseau qui m'emmenait au delà du Monde et du Temps. Et j'aimerais demeurer dans cet arrêt, qui est peut-être bien LA destination, où je ne suis personne, où je ne suis rien, où il n'y a personne ni rien. Mais je suis toujours revenu, jusqu'à présent. C'est même très bon, de revenir. Je ne lutte pas. Je reviens, tout naturellement, parfaitement détendu, comme n'importe quel chat, comme n'importe quel animal.
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