Mon père me regarde. Ma sœur aussi me regarde. Ma mère et moi, on regarde ailleurs, là-bas. La mer? On snobe le photographe. Un étranger? Une connaissance? Dieu? On ne pose pas, nous. Ou alors, on pose vraiment. Mais mon père me regarde. Et alors je regarde mon père. Sa tête. Il avait cette tête-là. Même à la fin, il avait cette tête-là. Et ces pieds. Je regardais ses pieds. Je regarde toujours ses pieds. Mon regard attiré par ses pieds. Ses pieds étaient étranges. Me fascinaient. Des ongles de gros orteils démesurés. Comme des télés. Des drôles de pieds. Même à la fin, il avait ces pieds-là et je continuais d'être fasciné par ses pieds. Même mort, il avait encore ces pieds-là et je fixais encore ses pieds, quand il n'était plus qu'une sorte de bête empaillée grisâtre... jaunâtre... je ne sais plus... sur le lit... Des ongles de gros orteils comme des télés. Des pieds vraiment étranges. Je n'en ai jamais vu de pareils. Ni même de comparables. Ses pieds. C'étaient ses pieds à lui, rien qu'à lui. À mon père. C'était lui, ses pieds. Sa tête, ses pieds, voilà ce qu'il me reste, surtout. Les pieds de ma mère, à côté, semblaient mous, sans nerfs, sans âme. Ceux de mon père étaient noueux comme des branches d'olivier, avec des ongles comme des télés. Mais c'étaient de bons pieds, je me disais, je me dis encore, des pieds d'honnête homme, de gentil. J'aimais les pieds d'honnête homme de mon père, noueux, torturés comme des branches d'olivier avec au bout des télés. J'ai dû jouer longtemps à les lui tirer, pincer, chatouiller et ça le faisait râler gentiment, parce qu'il n'aimait pas qu'on lui touche les pieds, mon père, ses pieds noueux, comme si ça lui faisait mal, comme s'il avait concentré toutes ses souffrances dans ses pieds, on n'imagine pas la souffrance d'un olivier et je ne peux pas me souvenir de mon père sans me souvenir de ses pieds, sans revoir exactement ses pieds, ce qu'exprimaient ses pieds. Et puis sa tête. Sa bonne tête. Des souvenirs me remontent. Il me regarde. Il est venu me chercher, tard le soir, vers les minuit, en voiture, à la gare, je suis en permission, il me regarde alors pour la première fois comme un homme, même si je suis toujours son gamin, on peut enfin partager quelque chose de vraiment viril : l'armée, je n'ai d'ailleurs peut-être fait l'armée que pour ça, pour me rapprocher un peu de mon père, pour vivre cet unique moment : descendre tondu d'un train à minuit et le voir sur le quai à m'attendre, peut-être était-ce aussi un peu pour ça que je me suis mis à fumer, très jeune, pour me rapprocher un peu de mon père, cet étranger tellement familier, je suis content de le retrouver, de le voir sur le quai à m'attendre — ma mère, elle, m'attendait plutôt dans la voiture devant la gare — depuis le temps que j'étais coincé à la caserne, toujours plus ou moins consigné, on se sourit de loin, on est émus, c'est le meilleur moment, quand on s'aperçoit et se rapproche, un sourire qu'on a du mal à enlever tellement on est contents de se revoir, depuis le temps...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire