La seule beauté qui compte est celle qui ne se sait pas. Les choses sont parfois très simples. Il faut centrer à peu près son sujet. C'est encore mieux s'il y a des fleurs. Et la grâce de l'instant, si grâce il y a. C'est je présume ma mère qui a pris la photo. Mon père, lui, aurait cadré différemment. (Mais j'y reviendrai, une autre fois, à comment mon père aurait cadré, à comment mon père cadrait, plus chaotique, plus contemporain si on veut, quand ma mère, elle, avait une conception très structurée, très classique de l'image.) Le jardin. L'éternel Jardin. C'est toujours à peu près la même histoire. Celui qu'on a perdu. Celui qu'on aimerait retrouver peut-être. On remet en scène comme on peut le Jardin, voilà. C'est ce que disait ma grand-mère, aussi, quand on allait prendre une photo : Au jardin, un coup de peigne et au jardin... Les hommes, eux, ne prenaient pas de photos, à moins qu'on ne les y contraigne et dans ce cas c'était à la sauvette, sans méthode, avec effarement peut-être, d'où ces cadrages bizarres, ils ne savaient pas s'y prendre, ça n'était pas leur domaine, la mise en scène, le cadrage, pauvres acteurs, mais j'y reviendrai, une autre fois... Les images, prendre les images, c'était souvent l'affaire des femmes et on peut se demander pourquoi, surtout quand revient toujours le thème du jardin, avec des fleurs, donc, parce que s'il n'y avait pas eu de fleurs ça n'aurait plus été la même chose, parce qu'une bonne photo, il fallait qu'il y ait des fleurs, c'était comme ça et moi je dis que ce n'était pas seulement pour faire joli, pas seulement pour qu'il y ait des jolies couleurs sur la photo, mais que c'était aussi et même surtout à cause du Jardin, celui qu'on avait perdu, ou qu'on croyait avoir perdu, le Jardin perdu, alors, oui, celui de la Genèse, de toutes les genèses, y compris de la mienne alors... C'était donc souvent l'affaire des femmes, prendre les photos, avec des fleurs si possible. Les hommes, eux, n'auraient jamais cherché un lieu avec des fleurs, n'auraient jamais eu ce soucis du Jardin, comme s'ils l'avaient oublié, ou refoulé trop loin. Les femmes, elles, avaient besoin de faire cette mise en scène, d'opérer ce retour, on peut se demander pourquoi. Toute photo, idéalement, devait être prise dans un jardin, voilà, dans Le Jardin. Je trouvais ça stupide, autrefois, vulgaire, souvent d'une grande laideur. Je me rends compte, aujourd'hui, retrouvant cette image qui dormait depuis 45 ans dans une boîte, que c'était tout le contraire.
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