Il est bossu. Difficile parfois de savoir s'il est de face ou bien de dos, son corps comme en permanence en quête d'une forme bien définie, tentant affolé toutes les combinaisons, toutes — sauf une, perdue à jamais — aberrantes. Parkinsonien et dyskinésique à un stade très avancé, me précise-t-il, son tronc, ses membres et sa tête se tordant violemment dans tous les sens, le visage un brouillon tout froissé de rictus remodelé en permanence, la bouche une plaie passant d'un spasme d'un côté l'autre, étrangement ne s'exprimant pas trop mal, ruisselante de bave, quand, un peu honteux sans le montrer, je lui présente mes vœux. — Et la santé, surtout, il avait d'abord enchaîné... Et toi?... Même pas une petite grippe?... Rien?... — Non... Rien... — Moi, je suis foutu, il conclut, grimaçant un sourire fataliste, exécutant malgré lui une danse très complexe, chaotique, improbable, grotesque, de tout son corps sans maître, exténuante même à regarder... Il y a cinq ans, il était projectionniste. Puis c'est arrivé. Une crise. Brutale. Irréversible. Puis d'autres. Maintenant il vient, le matin, faire quelques heures de ménage dans le même cinéma, son cinéma, je ne sais même pas s'il est payé. Pour conserver le lien social, il dit. Il se retrouve alors le matin tout seul dans ce cinéma fantôme à se débattre avec ce corps qui ne lui appartient presque plus. Une heure entière, aujourd'hui, à batailler, en vain, pour fixer le tuyau de l'aspirateur... C'est pas grave, je lui dis, tu le feras demain... rentre chez toi... tu en as bien assez fait... Quand il repart, c'est encore plus sale qu'avant. C'est même parfois le chaos... Souvent, il tombe, entraînant les choses avec lui. Mais il se relève. Toujours il se relève... Se cognant aux murs, aux portes, à tout, en permanence... Shootant, boxant en permanence dans les choses... Quand la substantia nigra, dite aussi locus niger, est atteinte, lis-je... Fumer et boire du café sont bénéfiques. Ça entretient la Substance Noire... le Lieu Noir... Hélas, il ne fumait pas, ne buvait pas de café, avant. Tandis que sa substance noire dégénérait, que la Place Noire se vidait comme après une exécution capitale, il s'était mis à croire beaucoup en Dieu, avant, dans le coin bureau de la cabine obscure de projection avait arrangé une sorte d'autel, avec des images pieuses, des photos de ses parents morts, une bougie, des objets douteux, des aliments périmés, chocolats moisis, petits animaux morts... offrandes en décomposition... suivait des messes à la radio... La mort de ses parents avait déclenché cette ferveur religieuse... Avant la mort de ses parents, longtemps, il avait voulu changer de sexe... Je suis une femme, disait-il, en ce temps-là... Il avait commencé alors à prendre des hormones, rêvait de castration, venait parfois faire le projectionniste en jupe, bas résilles, talons aiguilles, perruqué blonde platine... travesti peu engageant, pas du tout féminin, douteux et rendant douteux tout ce qu'il touchait, suant beaucoup, en permanence, le visage luisant de gras, malodorant — problèmes de glandes... se coinçait les talons dans les grilles de l'escalier métallique en colimaçon... de rage soudain hurlait et balançait les bobines contre les murs, tant et si fort que parfois des spectateurs terrorisés sortaient de la salle, croyant qu'un meurtre ou au moins quelque chose d'horrible avait lieu là, derrière le mur, derrière le hublot d'où jaillissait la lumière aveuglante... La mort de ses parents lui avait brusquement ôté tout fantasme d'inversion ainsi que toute colère... Au bout du chemin, jonché de pourriture, il n'y eut désormais plus que Dieu... Bientôt, son long... très long calvaire... D'où sa mine pas du tout misérable, fataliste et parfois même secrètement réjouie, peut-être même extatique... Quelle vie... quelle vie peu ordinaire... me dis-je, le regardant s'en aller...
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