Ma mère a un gros bubon dans le cou. Gros comme une pièce d'un centime. Protubérant, gras, suintant un peu. Un peu comme un téton. Elle m'attire à elle et voudrait que je m'y frotte. Mais je ne me laisse pas faire. Je la vois bien venir : m'y frotter... et ce sera bientôt à pleine bouche que je pomperai avidement son ignoble machin... Mais c'est dégoûtant, tu devrais aller voir un médecin... je lui dis, la repoussant, écœuré. Toujours agrippée à moi, elle m'hurle : Mais c'est de l'or!... Heureusement, je parviens à me libérer tout à fait des serres de ma mère. Lui reconseille d'aller voir un médecin. De l'or!... De l'or!... elle continue d'hurler, vraiment effrayante. Du pus, oui... je me dis, mais ne lui dis surtout pas, qu'elle ne sache pas l'ampleur de mon dégoût, je ne voudrais pas non plus lui faire trop de peine — je la sais tellement généreuse, nourricière... Du pus, de l'or, c'est peut-être bien la même chose, c'est jaune, elle a donc peut-être bien raison, je finis par me dire, mais qu'elle ne compte pas sur moi pour venir la téter, m'accrochant à son cou pourrissant tel un vampire assoiffé de pus et non de sang. Qu'est-ce que j'en ai à faire, moi, de l'or... Il faut faire soigner ça, m'man, tu vas quand même pas garder ce truc... Elle rigole, me dit qu'elle se soigne au café, qu'elle en boit des pleines cafetières, qu'elle est même devenue caféinomane... Ma mère qui ne boit jamais de café, ou alors largement coupé avec de l'eau, ça m'inquiète... Elle est complètement hystérique... Et ce bubon est vraiment pas joli, semble même toujours croître, plutôt une pièce d'un euro maintenant... Survient ma sœur, complètement hystérique elle aussi, ne pouvant plus s'arrêter de rigoler et de bondir dans tous les sens, talonnée par je suppose son nouveau compagnon, un grand échalas chauve, ravi, aux airs d'idiot du village... Une maison de fous, je me dis en me dirigeant vers l'évier de la cuisine. Au dessus duquel je me racle la gorge : en sort de la cendre... To smoke... or not to smoke... me vient à l'esprit, me réveillant un peu pâteux, mais reposé... Plus tard, en fin de matinée, je me retrouve au pôle emploi. On m'y apprend que je ne suis plus chômeur de longue durée, mais de très longue durée, une toute nouvelle catégorie qui existe depuis ce printemps et que j'aurai ainsi droit à un accompagnement renforcé. Même si en ce moment je travaille dans un cinéma? (Oui.) Je souris à la conseillère un peu revêche, à lunettes à grosses montures en plastique, la quarantaine, beige. Et puis ensuite, ce sera chômeur de très très longue durée? je lui demande, mais ça ne la fait pas sourire du tout. On va vous orienter prochainement sur des secteurs porteurs, elle m'annonce, très sérieusement. Porteurs de quoi? je m'enquis, le sourcil soudain grave quand juste avant il était plutôt circonflexe, même si je connais bien la réponse, que je garde pour moi : de toutes sortes de tracasseries et même des pires misères. Ça ne l'amuse pas. Comme c'est encore une nouvelle conseillère, qui m'annonce aussi que la prochaine fois c'en sera encore une autre, je lui ressers mon habituel baratin, concluant comme toujours sur mon absence totale d'ambition, mon peu d'entrain. Ce que je veux?... Mais être tranquille, madame... Bon, me voilà maintenant enchaîné à la photocopieuse, à constituer l'énième dossier. Vous voulez que je vous fournisse des papiers alors que vous
avez déjà dans votre ordinateur les mêmes informations mais sous une autre forme? Oui, elle me fait, c'est comme ça. Bien,
ça m'occupera un moment, je conclus, sans la moindre ironie, ni le moindre agacement, radieux, qu'elle comprenne bien ma position. Une heure trente grosso modo, pas moins de 300 photocopies, une par une, patiemment, méticuleusement, industrieusement, et avec le sourire, j'entends encore le bruit... Enfin dehors, je m'arrête sur le chemin du retour Place Carnot à une terrasse de café, plus pour goûter le doux soleil qu'autre chose. Enfin, je soupire. J'ai mes lunettes de soleil sur mon nez. Le soleil me chauffe agréablement les os. Un petit nuage paresseux débouche d'un toit et s'avance, sans hâte, tranquille, dans le ciel tout bleu : le salue d'un plissement d'yeux. On m'amène mon café verre d'eau. J'ai posé un livre sur la table mais je ne l'ouvre pas. Je regarde autour de moi. Bientôt, une abeille se retrouve à zzzzzzayer autour de mon café. Lui abandonne la soucoupe avec le reste de ma dosette de sucre que je saupoudre dessus. L'observe fasciné s'affairer. De très près. Longtemps. Me revient Schopenhauer, que j'ai un peu lu dans ma jeunesse, la Volonté qui anime l'abeille affairée, inlassablement. Mais aussi les personnes autour de moi. Qui anime tout être, toute chose peut-être aussi. Le petit nuage paresseux alors aussi. Un lycéen attablé avec une jolie fille pourvue de jolis pieds me demande l'heure. Presqu'une heure vingt. La serveuse, mais peut-être la patronne car les autres sont en noir, la cinquantaine, souriante, toute bronzée, jolie robe imprimée, butine de table en table, vieille abeille déjà... La Volonté qui nous gouverne. Même moi, qui en suis tant dépourvu. La volonté de ne pas en avoir procède de la même Volonté. On n'y coupe pas. Dans tous les cas, futur cadavre, on est fichu. Je repense à l'abeille, qui fait son miel, son or. Je repense à ma mère, dans mon rêve, son bubon purulent dans le cou : Mais c'est de l'or!... Me revient alors Lao Tseu : Pourquoi si singulier?... Je sais téter ma mère...
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