C'était un chouette vélo. Suzanne m'avait dit moultes fois que c'était même le plus chouette des vélos. (Et naturellement j'étais aussi le plus chouette des projectionnistes, à ses yeux.) J'ai vu ton vélo, elle me disait parfois, j'ai su que c'était toi. Car un vélo comme ça n'avait pas son pareil, n'aurait même jamais son pareil. Que je sois dessus ou non, elle me reconnaissait à mon vélo. Se serait-il déplacé de lui-même sans l'ombre d'un cycliste, qu'elle l'aurait reconnu et lui aurait souri et quel sourire et salué à mon nom. Quelques jours en juin je l'avais attaché devant un cinéma délabré où je pantouflais pas désagréablement et elle était passée. Je savais que tu étais là, m'avait-elle dit, j'avais vu ton vélo déjà hier. On avait causé un moment, sur le trottoir, à côté de mon vélo. C'est un vrai? lui avais-je demandé en désignant le tatouage sur son épaule, une série de cercles concentriques multicolores. (Oui, c'était un vrai.) Quelques semaines plus tard, sommeillant à moitié dans l'étuve d'un autre cinéma délabré, en cabine, vautré passablement dans un antique fauteuil à tubes chromés, mousse fatiguée, revêtement de skaï vert clair grêlé de brûlures de cigarettes, je terminais avec ravissement hilare le troisième policier, de Flann O'Brien. C'est à propos d'une bicyclette? demanda-t-il. Ça se terminait comme ça. Rempli de joie et prompt à rigoler des choses même les plus sombres, je sortis alors fumer dans la rue et prendre un peu l'air qui était épais encore plus dehors que dedans. Jeter aussi un coup d'œil à mon vélo, que j'avais attaché devant le cinéma. Car fréquemment j'allais jeter un coup d'œil, souvent sous prétexte de fumer une cigarette, à mon vélo. Il était là, égal à lui-même, parfaitement adapté à mon être tout comme moi au sien et n'ayant pas son pareil. Juste le voir m'emplissait de quiétude. Je traversais la ville énervée et puante avec détachement. J'avais enlevé la selle, comme un cow-boy enlève la selle à son cheval quand il le laisse dans le corral. Je le sentais piaffer silencieusement quand mon regard bienveillant se posait sur lui. Et quand je l'enfourchais alors, il répondait au moindre coup de pédale, m'emmenait sans le moindre couinement à la vitesse du courant d'air. Sauf que ce jour-là, il n'y était plus. Je n'y crus pas, d'abord, encore dans les mirages goguenards du troisième policier. Revins maintes fois sur le lieu de la disparition, au cas où il se serait caché, sait-on jamais, derrière un autre vélo, ou bien caméléon sur le bitume, phasme... Ou alors il serait revenu, après une petite escapade... Se serait peut-être attaché un peu plus loin?... Mais je dus me rendre à l'évidence : On m'avait subtilisé mon vélo. Subtilisé est peut-être un bien fin mot. Volé. Piqué. Chouravé... Je comprends bien et approuve qu'à une époque, dans le Far West, on pendait sans procès les voleurs de chevaux. Sort que j'aurais volontiers administré à mon voleur de vélo, si je l'avais attrapé. Mais les arbres sont rares, hélas, à Lyon. À une enseigne de cinéma ou bien, avec une pancarte autour du cou : voleur de vélo. Ce qui me contraria le plus, ce fut d'imaginer qu'on pourrait désormais le maltraiter, mon vélo, le laisser tomber par terre ou le jeter contre un mur, le laisser dormir dehors par tous les temps. Minuit passé, je rentrai ce soir-là à pieds, ma selle à la main, traversant dépossédé, amputé, mélancolique, mais heureusement toujours embrumé par le troisième policier, la ville surchauffée qui ce soir-là sentait la merde et je n'avais rien dit au grand costaud qui urinait abondamment contre une porte latérale du cinéma tandis que je tirais la grille. Suzanne ne me reconnaîtrait sans doute plus, désormais, sans mon vélo. Car j'étais mon vélo et mon vélo était moi. (Adieu, Suzanne...) J'étais redevenu piéton. Pour ainsi dire personne. Croisant des êtres décervelés, bruyants, potentiellement violents. Toujours prêt à défendre ma peau, regard de myope lointain, me ressassant intérieurement mon Art, qui était vaste et pointu et serein. Dans ma rue, le lendemain, j'avisai trois policiers paisiblement absorbés à épingler les autos mal garées comme trois vaches à paître dans un pré. Le troisième policier était une policière, blonde décolorée, regard de poisson mort, effluves de poisson mort, obèse et n'ayant j'en fais le vœu pas sa pareille. Lui relatai ma déconvenue de la veille. Mon vélo. Pas n'importe quel vélo. Le mien. Avec un peu donc mon âme dedans, vous comprenez... Me conseilla de déposer une plainte au commissariat d'arrondissement, pour les statistiques, conclut-elle de son air blasé de poisson mort. Ne sachant que trop bien où tout cela me conduirait, je mis un point final à cette histoire qui n'avait que trop duré. Mais si un jour je l'aperçois, mon vélo, ou alors si c'est lui qui m'aperçoit, alors on verra bien...
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