J'imaginais que des foules d'anciens résidents viendraient voir le démembrement de la Bête. Au moins quelques uns, que je projetais en vieux bagnards, le crâne tondu strié de cicatrices, l'œil délavé, intense, la tête encore sonore d'échos de pas dans les couloirs, de clés dans les serrures. Mais personne n'est venu. Juste moi. Je me suis glissé derrière la palissade. Comme une carcasse de crabe gigantesque qu'on a vidé. Qu'on a vidé de tout. Le passé ne s'agrippera pas aux pierres. Ce qu'il en reste sera bientôt tout ravalé, tout propre. Un grand silence. Je n'ai pas eu l'audace de passer le muret pour aller voir de plus près. Ça m'a rappelé le muret de mon enfance, au fond de la cour. Il y avait, de l'autre côté, un terrible chien noir qui faisait traîner sa chaîne sur le goudron. La liberté était à ce prix, affronter le Grand Chien Noir, au moins traverser son territoire sans se faire dévorer. Mais là, pas de chien noir, juste des panneaux d'interdiction de pénétrer, les dangers habituels du chantier. Et le muret, qui autrefois était un mur avec des barbelés. Je suis reparti, me suis trouvé bien dressé, bien trouillard. L'excitation d'être passé en douce derrière la palissade, suivie de la honte d'être resté bloqué par un muret ridicule. Je reviendrai, je me suis dit, quitte à me prendre une poutre métallique sur la tête, au moins pour marcher tout droit en direction de la porte, me sentir avalé par l'architecture, le crabe, découvrir ce qu'il y a derrière, une cour, un mur, une fenêtre. Le chemin semble difficile : un trou, puis un grillage. Mais ça doit valoir la peine. Arrivé là-bas, dedans, peut-être au péril de ma vie, me faire la belle, enfin.
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