On dirait que je serais mort, donc. Je commencerais même franchement à aimer ça. Si j'avais su, je serais mort bien plus tôt... Des choses me reviennent et je souris. On ne rit pas, quand on est mort, mais qu'est-ce qu'on peut sourire... C'est alors comme si on s'ouvrait, comme une fleur au soleil du matin. On devient poète, aussi, quand on est mort. On se dit d'ailleurs que les meilleurs poètes étaient peut-être bien morts de leur vivant. Je parle là des vrais poètes, ceux qui disent les arbres, les oiseaux, l'air et l'eau... Bref, depuis que je suis mort, je souris beaucoup, peut-être même en permanence, car il n'y a plus jour ni nuit. Me revient alors ce rêve que je faisais souvent. Je perdais mes affaires. Il y avait toutes sortes d'histoires possibles dans lesquelles, à un moment, je perdais mes affaires. Mes affaires, dans un sac, ou dans une valise, selon l'histoire. Je passais ensuite tout le rêve à rechercher mes affaires. En vain... C'était vital. Sans mes affaires, je n'étais plus personne, plus rien. Il faut dire que j'étais très matérialiste, de mon vivant, même si je donnais l'impression de ne pas l'être, habitant toujours à 46 ans un T1bis habituellement loué à des étudiants, meublé de peu. Mais toujours très soucieux de mes affaires. Ma clarinette, mon stylo, mon carnet, mon volume des taoïstes chinois, le caillou que j'ai ramassé un jour sur une plage, le tout nouvel appareil photo que je n'ai pas vraiment eu le temps d'expérimenter car je suis mort quelques jours seulement après l'avoir acheté... Et chez moi, ma bibliothèque, ma cinémathèque, ma musicothèque, ma pinacothèque, ma cailloutothèque... Mais mes affaires, celles que je perdais dans mon rêve récurrent, étaient mes affaires essentielles, celles qu'on emporte sur l'île déserte, celles qui vous résument, vous définissent vraiment... Toute ma vie, même si j'ai très peu voyagé, aura été passée à préparer mon sac, à le remplir et le vider, qu'il soit en permanence au poids et à la mesure de qui j'étais et comme mon être était toujours fluctuant mon sac l'était également... Le perdre, c'était aussi perdre cette conscience de moi, ce poids, cette mesure... Mes affaires, c'était moi, en somme... Les perdre, c'était me perdre... Je n'étais plus personne, sans elles, je n'avais plus de poids... Je ne pouvais pas me promener tout simplement les mains dans des poches vides... Il me fallait mon sac, avec dedans ma brosse à dent, mon couteau, mon stylo... Et, à un moment, dans une gare par exemple, je voyais passer par exemple, bouche bée, une fille sublime... J'en oubliais mon sac ou alors c'était mon sac qui m'oubliait, se détachait tout seul de moi... Un instant d'égarement... Je me retournais... Le sac que j'avais peut-être posé sur un banc avait disparu, ou n'était simplement plus sur mon épaule... Je passais ensuite la nuit à le rechercher, refaisant d'abord les trajets simples que je venais de faire, revenant sur mes pas, puis tout devenait tellement compliqué, s'embrouillait, je me perdais de plus en plus dans la ville qui était un vrai labyrinthe... embarqué dans toutes sortes d'aventures plus ou moins étonnantes... Au fur et à mesure, je perdais la conscience de moi, n'ayant plus mes affaires, qui me donnaient une identité, prouvaient mon existence... L'idée de mes affaires à retrouver demeurait, même si je savais de moins en moins ce qu'elles étaient, ce que cela signifiait... Je poursuivais mon chemin, ainsi mu par une idée qui avait fini par se vider de sa substance... finissais souvent par être quelqu'un d'autre, voire même une autre bête, un chien, un chat, voire même une autre plante... ça dépendait des fois... Et maintenant, depuis que je suis mort, je souris... Il faut dire que j'ai enfin retrouvé mes affaires...
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