The lady vanishes. Peut-être que ce n'est qu'un rêve. Dans un train. Ou alors même le train fait partie du rêve, le train est même le rêve et on est dans le rêve. Elle ferme les yeux. Quand elle les rouvre, tout a changé : Miss Froy a disparu. On veut maintenant lui faire croire qu'elle n'était que dans sa tête. Une hallucination. (Souvent, dans les rêves, je ferme les yeux, et alors je me réveille. C'est d'ailleurs un truc, pour moi, pour m'enfuir de rêves désagréables. Quand je sens que ça dégénère, je ferme les yeux très fort. Ou alors je passe à un autre rêve, si je les ferme moins fort, comme on change de diapo. Fermer les yeux revient à ouvrir les yeux.) Une nonne en talons hauts. C'est le genre de détail qui peut marquer, dans certains rêves, provoquer un rebondissement. Ça attire l'attention, soudain, ça focalise même toute l'attention et on glisse alors dans une autre réalité. Dans ce cas, association de contraires : la sainte et la putain. Ça donne le ton. Puis l'illusionniste italien, dont le spectacle s'intitule une femme disparaît... Peut-être que ce n'est qu'un rêve, me dis-je, un rêve de fille à la croisée des chemins, voyant Miss Froy s'enfuir par la fenêtre du train et s'égailler dans la nature hostile. On imagine que cette vieille dame gentille et peu sportive va rejoindre la frontière nazie toute barbelée on suppose avec des gardes armés jusqu'aux dents qui l'attendent fermement avec ordre de tirer à vue. Elle va tranquillement traverser, avec son petit chapeau, en faisant un grand sourire, tiendra peut-être même dans sa main un petit bouquet de fleurs des champs qu'elle aura cueillies en chemin. Puis, comme par enchantement, elle se retrouve en Angleterre à jouer du piano. Une rengaine, le genre d'air entêtant qu'on sifflote, qu'on oublie et qui revient, un genre de sérénade autrefois donnée sous la fenêtre, où le guitariste a fini étranglé. Est-ce un hasard si le d'abord détesté bientôt amoureux de la belle endormie est lui-même musicien? Et si c'était codé? Et si tout était codé? Il faut déjà connaître la musique... Elle, elle ne la connaît pas, la musique. Elle est dans le train. Elle rêve. Dans son rêve, elle va réaliser qu'elle est amoureuse, c'est tout, d'un type qu'elle tenait pour le dernier des goujats. Miss Froy, en fait, c'est Lui. La femme qui disparaît, c'est l'homme qui apparaît. C'est un transfert. Parce qu'elle a peur de son désir, elle transforme le jeune homme insolent en son antithèse : la vieille dame gentille, vraiment inoffensive, adorable, ignorant que, comme dans le conte, le loup se cache dans la grand-mère, comme la putain se cachait dans la sainte et aussi la sainte dans la putain. A la fin, Miss Froy leur tend, extatique, une main à chacun. C'est le trait d'union. On ne voit pas les mains se toucher mais on peut imaginer qu'alors Miss Froy va disparaître, cette fois pour de bon, au contact, et que les sens vont enfin s'embraser. Car elle n'est plus seulement Lui, mais Elle et Lui. On sent l'urgence, la pulsion, soudain, quand tout était si feutré, ce n'est plus la même Miss Froy, il y a un genre de lueur folle dans ses yeux, un si débordant enthousiasme, une flamme. Fusion annoncée. Explosion imminente. C'est souvent à ce moment-là, à un cheveu de la révélation, du contact, qu'on se réveille. The end... Si le film continuait, elle se réveillerait alors, la belle au train dormant, dans le train évidemment, avec un grand sourire bienheureux en même temps que bientôt une légère frustration. Tout s'étiolerait bien vite. Elle aurait quand même à un moment un genre d'impulsion, étincelle fugace de pur désir, aller retrouver le type insolent qui voyage en 3ème classe, avec sa clarinette insupportable... Puis, la réalité continuant de progresser telle la nappe de pétrole vers la plage immaculée avec pour seule mission de tout recouvrir... elle se souviendrait qu'elle va bientôt se marier, avec un très bon parti qui plus est... Elle aurait peut-être même bientôt un petit rire cruel en pensant au musicien qu'elle méprise, et peut-être aussi qu'elle déteste la musique, n'y entendant que du bruit lui donnant des migraines... Peut-être même que c'est elle, en pensées, qui a étranglé le guitariste, qui lui tapait sur les nerfs, parce qu'il lui rappelait, par sa sérénade, qu'elle allait épouser un homme qu'elle n'aimait pas... La musique dit des choses que la raison ignore et même parfois veut ignorer... Pas ce type, quand même... En même temps, elle serait troublée, se sentirait aussi quelque part un peu laide en riant de la sorte... Mais la raison l'emporterait... Et elle passerait le restant de sa vie à faire semblant de vivre, à s'emmerder terriblement sous son masque de femme épanouie qui finirait par craqueler... Parfois, elle se mettrait à chantonner vaguement un air, ne sachant plus trop d'où il vient, qui la rendrait d'abord heureuse, puis infiniment mélancolique...
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