Ma tronche. Il n'y en a que pour ma tronche. Car il n'y a que ça qui m'intéresse vraiment : apparaître. (Je privilégie la pénombre et le noir et blanc, qui estompent les outrages du temps.) Je pose. Je prends un air inspiré, un peu sombre, dédaigneux, façon poète qui aurait cartographié l'Enfer, tirant sur mon Kraken, en face de ma webcam. Parce que je n'ai pas d'autre image. Je suis même en panne d'images. L'air pensif. Émergeant de mes vapeurs. Mais ce n'est qu'une pose. Je suis vide, seulement absorbé à poser et produire mes vapeurs, montrer ce que je veux bien montrer, même si je ne veux rien montrer de particulier. (Mais mon œil me trahit...) Le nombre de fois dans la journée où je m'arrête devant un miroir... Et dans la rue, à inspecter à la moindre surface réfléchissante du coin de l'œil mon profil, ou voir comment est mon cul... (C'est dans la vitrine d'une boutique d'antiquités, rue Auguste Comte, que je me mire le plus souvent le cul.) Mes trajets sont jalonnés de miroirs... Voilà, ma tronche, aujourd'hui... Mais le pire, c'est les dents... Le nombre de fois dans la journée où je me regarde les dents... Si j'étais vraiment honnête et voulais vraiment donner une image honnête de moi, je montrerais mes dents... Mes pauvres dents... À chaque instant, je suis conscient de mes dents, de ma lente et pénible décrépitude... J'envie ces squelettes qu'on retrouve des siècles voire des millénaires plus tard équipés de toutes leurs dents... Je donne peut-être parfois l'air de penser de nobles pensées, quand en fait je ne pense qu'à mes dents... Et à ma tronche, qui est tout autour de mes dents... Et à ma ligne aussi, comment je me tiens, ma démarche aussi, comment je me meus, ma façon de bondir sur un trottoir ou par dessus une flaque, défiant la gravité d'effleurer le bitume, cet entrechat gracieux, soudain, pour éviter une crotte de chien... Mais surtout mes dents... Rien n'est plus intime, secret, inavouable, terrible, que mes dents... Mon œil ne reflète pas l'état de mon âme, mais celui de mes dents... Dans un rêve, il y a quelques nuits, j'en perdais au moins trois, voire cinq, que je tenais fataliste dans le creux de ma main après les avoir mâchées très longtemps...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire