Tu entends? Il y a un merle, m'a dit tout à l'heure ma voisine, qui vient, tôt le matin, sur l'antenne télé, juste en face de chez vous. Un merle. Je ne l'ai jamais entendu. Il faut dire que je dors, le matin. Si je dors si bien, le matin, c'est peut-être bien parce qu'un merle vient se poser sur l'antenne télé juste en face de chez moi. Je n'entends que les pigeons, je lui ai dit, l'après-midi, ou les colombes, les tourterelles, souvent en couple, qui roucoulent, monotones, sans répertoire digne de ce nom. Les chauves-souris, aussi, un peu, la nuit, en meutes, qui tournoient, grinçant à vous glacer le sang, leurs ailes répugnantes qui parfois me frôlent quand je fume à la fenêtre, et pourtant si douces m'étais-je dit, ému, désolé, si gracieuses, ramassant la petite bête d'un noir luisant profond de velours qui avait envahi ma carrée — à l'époque où je vivais vraiment dans une carrée, ou plutôt un cube, pas très grand — soudain minuscule, fragile, elle qui semblait juste avant si grande, menaçante, déployée dans les airs, poussant ses petits cris, comme dans une nasse ne trouvant plus la sortie et que j'avais finalement dégommée au bokken, hiératique, d'un seul coup, net, fatal, sans haine, sous le regard fasciné, prédateur, tellement drôle, cruel et innocent de Mouchette, c'était ou elle ou moi... On était trop proches pour allonger le bras et se serrer la main, avec ma voisine, vers les boîtes à lettres, avec toutes ces poussettes de catholiques qui procréent à cœur joie saturant le passage — une même pour des triplés — alors je lui ai fait la bise, à ma voisine, pour une fois, qui est retraitée des postes, une gentille voisine, comme je les aime, qui se couche tôt, se lève tôt, ne fait chier personne. Son mari, aussi, moniteur d'auto école à la retraite, se couche tôt, se lève tôt, ne fait chier personne et je l'aime bien. Des êtres humains à mon goût... Un merle. Tôt le matin. Bon... Tu entends?... Pas le merle, non : ma voix... Elle se perd... Je sens qu'elle s'éloigne, ou qu'elle s'épuise... qu'à une époque on l'entendait encore clairement, distinctement mais que maintenant plus ça va plus elle s'éloigne, ou s'épuise... se perd... Tu ne trouves pas?... Je vais tirer des sous, voir où en est mon compte en banque, après toutes les factures... Ça va, je suis encore vivant... je peux alors me prendre une bouteille de whisky, un blended pas prétentieux, mais chaleureux, honnête, le même que boivent les deux copains anciens combattants de 14 dans this happy breed, de David Lean, et j'avais remarqué que l'officier japonais, dans le pont de la rivière Kwaï, partageait avec l'officier anglais le même whisky pas prétentieux que partageaient les deux copains anciens combattants de this happy breed et donc le même que parfois moi aussi je sirote, le soir, solitaire... du chocolat noir extra fondant, des dattes, en faisant mes courses, après être passé chez ma marchande de thé me réapprovisionner en Shui Xian, un wulong pas prétentieux, un peu rustique mais fin, honnête, chaleureux, un peu mystérieux aussi... évoquant un peu les sous-bois... les bords de l'eau... Fée des eaux, m'avait dit jadis ma marchande de thé, ma marchande de thé que j'avais une fois entendue parler de thé sur France Culture, pour dire, pas n'importe quelle marchande de thé, alors... et c'est même ma marchande de thé, qui n'était pas encore ma marchande de thé, seulement une marchande de thé, qui m'a donné le goût du thé, pas en l'écoutant à la radio, mais lors d'une conférence sur le thé avec dégustation où m'avait traîné une blonde... mais quelle blonde... radieuse... pas du tout une blonde ordinaire... sa petite culotte en dentelle, sur le tancarville, tellement émouvante, je m'en souviendrai toute ma vie... Thé de Narcisse, disent aussi quelques mauvaises langues, sauf que Narcisse il n'a jamais foutu les pieds en Chine... Sauf aussi que maintenant, elle n'y est plus, ma marchande de thé, dans la boutique de thé, même si je dis toujours que je vais chez ma marchande de thé... Maintenant, les marchandes de thé, elles n'y connaissent plus rien... Bref... Tu entends?... C'était ou ça ou souffler un moment dans mon saxophone... Je n'avais pas plus d'air que d'idées... comme d'habitude... ça vient ou ça ne vient pas... Juste fermer les yeux un moment... Le son détermine la phrase, comme disait Machin... J'ai hésité un moment entre les deux, paresseusement ai opté pour le moins fatigant...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire