Je t'ai attendue, au bord de l'eau. Longtemps. J'imaginais que tu viendrais, par derrière, poser tes mains fines sur mes yeux. Mais tu n'es pas venue. Il m'est arrivé d'être triste, tellement triste et seul et nu comme les pierres au bord de l'eau. Peu à peu, au bout quand même d'un certain temps, des années, des dizaines d'années, mais peu à peu, je n'ai plus su qui j'attendais, au bord de l'eau, ni pourquoi ni pourqui j'étais tellement triste et parfois aussi tellement vigoureux, d'une vigueur même égale à ma frustration, totale, absolue, jusqu'au Désespoir, ni ce que je faisais, au bord de l'eau, surtout que je ne faisais rien, au bord de l'eau, sinon attendre je ne savais plus qui, ni quoi, puis même plus attendre, juste être là. J'étais au bord de l'eau, voilà tout, toute une vie ou presque au bord de l'eau, j'ai grandi au bord de l'eau, j'ai aussi vieilli au bord de l'eau, même si je ne m'en suis pas aperçu aussitôt, m'étant peut-être cru jusque là immortel, incorruptible, je me suis vu, un jour, au bord de l'eau, plus l'enfant, mais le vieux, pas un vieux très vieux, mais quand même un vieux, un vieux même vieillissant et c'est comme si alors je n'avais jamais été entre l'enfant et le vieux et cette vision alors m'a assombri et alors aussi ma vision s'est assombrie. Le monde, peu à peu, s'était éteint, au bord de l'eau, en attendant je ne savais plus qui ni quoi, ou mes yeux alors s'étaient usés, avaient vieilli, mes yeux, et mon âme, alors, si ça veut dire quelque chose, assombrie. Fiat Nox, donc. Tu étais brune. Tu étais blonde. Tu étais rousse. Je ne sais plus. Si tu survenais, là, maintenant, je ne te reconnaîtrais sans doute pas. Mon chien, peut-être, lui seul, te sentirait et viendrait te lécher. Mais je ne me plains pas. Ne regrette pas. Car j'étais à ma place, au bord de l'eau, et je suis toujours à ma place, au bord de l'eau. Comme une bête des bois, j'ai vécu, ou plutôt comme une bête du bord de l'eau. Tout miroitait. Tout scintillait. Tout bruissait et murmurait. Au début. Des éclats me transperçaient. M'emplissaient. Je jouissais. De tout. Et je t'attendais. Pourquoi? Parce que. Parce que peut-être seulement ma semence qui débordait. J'ai répandu alors ma semence, au bord de l'eau. Longs filaments laiteux, voies lactées croissant et se diluant dans l'eau noire. J'étais le mâle du bord de l'eau ensemençant l'eau noire. Et ainsi, abondant mais stérile, j'ai vécu, au bord de l'eau, attendant, puis n'attendant plus. Ou alors c'était l'eau noire, qui était stérile. Ou alors elle et moi. Une vie bien remplie, mine de rien. Qui peu à peu s'est vidée. Je suis toujours là, au bord de l'eau. Je ne sais pas où j'irais, maintenant, après tout ce temps, toute une vie au bord de l'eau. Surtout que je m'y sens à ma place, au bord de l'eau, même si j'ai vieilli. Ma peau, mes dents, mes yeux... Même si tout s'éteint. Tout doit aussi s'éteindre ailleurs. Tout finit toujours par s'éteindre. Mieux vaut donc être là, au bord de l'eau, là où je suis né, là où j'ai grandi, là où j'ai vieilli, là où je mourrai, dans ce décor si familier qui est mon décor et peut-être même que je suis ce décor et que ce décor c'est moi. Il y aura encore quelques scintillements, quelques bruissements, quelques murmures et je serai là, au bord de l'eau. Je n'attends plus rien ni personne. Je n'ai plus d'impatience. J'ai cru longtemps qu'il fallait se remplir de la vie, se nourrir de la vie, en dévorer le plus possible, devenir le plus savant, le plus expérimenté, le plus gros possible, un obèse de la vie et qu'alors je ne savais pas vivre, que j'étais même un handicapé de la vie, comme on dit un cas social un cas de la vie, moi qui picorais à peine la vie, moi qui étais si vite rassasié de la vie, écœuré de la vie. Alors que c'était tout le contraire, qu'il fallait au contraire s'en vider, accepter de s'en vider, de la vie, au bord de l'eau, accepter aussi d'en savoir de moins en moins, de la vie, d'être un récipient poreux, troué, qui ne sait pas, ne peut pas retenir la vie, d'aller alors inexorablement vers l'ignorance, la débilité et finalement le néant. Avec un petit n le néant, c'est à dire pas grand chose, pas un Néant glorieux qui serait la face cachée de Dieu. Un petit néant de rien du tout. À la mesure d'une vie de rien du tout. Comme toutes les vies sont aussi des vies de rien du tout.
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