Vous vouliez voir ma nouvelle tête. La voici. Le monde n'est plus du tout pareil, depuis. Tout ce que je vois, maintenant, que je ne soupçonnais même pas avant... c'est étonnant. D'où mon air ahuri. Vous voyez mon strabisme? Là encore il n'est pas trop prononcé, je tiens à mon image, n'exhibe pas trop mes monstruosités, mais il suffit que je regarde plus loin pour devenir sartriesque. Alors, le type, après examen, il m'a dit : C'est un faux. La macula, vous voyez, qu'est pas dans l'axe. Il me montre, sur son bureau, manipulant un gros œil en plastique tout démontable, il connaît bien son affaire, il a d'énormes pellicules sur les épaules. Puis il toussote, hésite un peu, puis, tout en prenant un appareil photo et n'attendant pas ma réponse après m'avoir demandé si je permettais, regardez le point, là-bas, le flash, un air d'animal traqué, la peau luisante et rouge, de monstre brutalement révélé, une image franchement obscène, pathétique, laide, pour ma collection il me dit, il est beau celui-là, ah oui, fameux... J'aurais dû le faire payer, pour la pose. Car je ne pose pas pour rien, moi, normalement. La dernière fois, ça m'a payé mes courses. Bon, vous voulez voir? il me demande et sans attendre ma réponse me pousse avec autorité vers son ordinateur où il me fait défiler à toute allure et fièrement sa collection de faux strabismes. Vous voyez, celle-là, une de mes meilleures, comme un timbre rare, une petite fille avec les yeux de Sartre, jolie comme tout, mais ces yeux-là, bon, un peu monstrueux tout de même, ma petite sœur en somme, ma petite sœur en macula, mais quel ravissement, pour lui, sa collection, sa galerie de monstres, mais le vôtre... pas mal non plus, si si, un de mes meilleurs, pas aussi bien que la petite fille, mais pas loin, me voilà maintenant en bonne place dans sa collection, je serai contemplé par des dizaines, centaines, milliers de faux strabiques et d'étudiants en ophtalmologie, dont il est aussi professeur, chef de clinique et tout, grand chirurgien, le Grand Patron... Sauf que c'est un faux, qu'il me dit, comme la petite vous voyez... C'est à dire qu'il n'y a rien à faire, que c'est incurable?... Oui, dit-il d'un air fataliste, un peu déçu aussi quand même, parce qu'il opère, sinon, quand c'est un vrai, si j'ai bien compris, vous énuclée provisoirement et je sens qu'il aime ça et qu'il doit aussi aimer limer l'orbite, l'os, au micron, pour ajuster, parce que c'est le muscle, derrière, qui est coincé, c'est mécanique, c'est tout con en fait, si je comprends bien, une boule, un trou, moi-même si je n'étais pas si sensible je pourrais opérer... Mais j'étais venu pour des lunettes, moi, c'est tout, je lui dis, pas du tout pour me faire opérer, même si ç'avait été un vrai, ça ne m'a jamais gêné, ce strabisme... L'œil qui pendouille au bout du nerf, sur la joue j'imagine, ou plutôt dans un petit récipient, flottant dans un liquide jaunâtre, pour pas qu'il sèche, qui continue peut-être même à voir, bizarrement, le meulage de l'orbite, la poussière que ça doit faire, et l'odeur aussi... Un faux strabisme... Vers les dix onze ans, une orthophoniste m'avait dit que j'étais un faux bègue. Ça m'avait fait bien réfléchir. Et toujours. Et là, maintenant, un faux strabisme. Bien des disgrâces, mais pour de faux. Et incurable, donc. On s'y fait, à être faux. Un faussaire? Et incurable. Mais comme le monde est différent, maintenant, avec ces lunettes. Moi même, dans ce monde différent, je suis différent. Comment vous expliquer... J'ouvre soudain de grands yeux, ébahi, idiot, car il me faut un temps d'adaptation, accepter que ce monde soit le monde. Et c'est comme si j'en faisais partie tout aussi soudainement, du monde, ça peut surprendre. Tout ce monde qui se met alors à me regarder et même à s'intéresser à moi, et les filles alors, toutes ces histoires qui se présentent soudain... Je les enlève, je redeviens invisible, au moins flou, on me bouscule dans la rue, on m'ignore dans le meilleur des cas, je les remets, on me sourit, on vient même me flairer, c'est étonnant, on m'a même applaudi, hier soir, ovationné, une bonne trentaine de personnes, un héros, une idole, j'étais, quand sans lunettes, pour la même situation, les mêmes m'auraient sans doute hué, voire lynché... Alors, avant de sortir de chez moi je me demande toujours si je les mets ou pas... Quel genre de monde pour aujourd'hui? Je n'ai pas toujours la même envie. Si je les mets souvent, en ce moment, c'est parce que c'est nouveau, c'est que je n'avais jamais vu le monde comme ça auparavant, aussi net, en très très haute définition. Bientôt, je retournerai sans doute avec soulagement dans ma myopie, car tout ça, cette acuité, cette présence intense dans le monde, finira sans doute par me lasser. Et puis, quelque part, ça me semble faux. Je me sens comme au spectacle.
2 commentaires:
Pas mal! Vrai ou faux, on s'en fout, on voulait juste voir ces lunettes magiques...
En couleurs maintenant... on aura vraiment tout vu...
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