Je retrouve cette photo, prise le même jour par mon père, à La Sainte donc, pour resituer, la colline qui dominait le bourg où on vivait, le long de la D992 je disais pour ne pas le nommer. Je devais déjà avoir fait ma première communion et avais déjà aussi bien dégusté à l'internat catholique et donc ne prenais plus du tout les bondieuseries au sacré, surtout quand elles étaient d'une telle laideur, je parle au moins pour la madone toute noire, derrière. (Zoomant sur ma bobine antique, j'y trouve un air vaguement antéchristique.) Il m'avait photographié aussi le même jour sur fond panoramique, le bourg donc en contrebas, un gros bourg on disait, ce qui semblait alourdir encore la sensation qu'on avait d'être piégé au fond, après avoir dit un village, avec des anciennes fermes mais aussi des HLM cubiques, un terrain de foot pelé, un camping municipal avec pommiers, une station essence à chaque extrémité, quelques commerces, une école primaire jusque donc au CM2, une gendarmerie, là où on vivait, pas si mal, au bord de la rivière, avec à chacun son jardin potager dans l'enceinte grillagée, juste en face d'une maison de vieux, toutes deux de même style haut-savoyard, esthétique chalet si vous voyez, les toits bien tombants, à cause de la neige, les boiseries peintes en marron, bref il m'avait photographié aussi dans ce panorama de rêve et là alors je n'étais plus du tout diabolique, plus du tout inquiétant, un gamin de 12 ans, souriant, un peu poseur peut-être, mais sans extravagances, m'appuyant un peu langoureusement sur un piquet de clôture de pré à vaches. Normal, quoi. Ce qui me touche, ce n'est pas tant de me voir à 12 ans blasphémant gentiment, c'est de savoir que c'est mon père qui a pris la photo. La mise en scène, c'était moi. Mais le cadre, c'était lui. Il a mis son œil dans le viseur. Il a appuyé sur le bouton. Sans souci de cadrer parfaitement. Le tout, c'était de centrer à peu près le gamin, retenir sa respiration au moment d'appuyer sur le bouton. C'est le regard de mon père. Il est toujours là, l'œil dans le viseur. Je le vois à ce moment bien plus et bien mieux que je me vois. Dommage qu'on n'en ait pas pris plus souvent des photos. La fois où on est allés à la pêche... Il faut dire qu'on s'est rarement retrouvés tous les deux, entre hommes, entre garçons, je me demande même si je n'ai pas déjà trop de doigts à mes mains pour dénombrer nos moments véritables, juste lui et moi... Il fallait insister longtemps... Il n'en avait pas envie... Et plus le temps passait, moins il en avait envie, comme du reste d'ailleurs, je le sentais de plus en plus s'éloigner, même s'il y avait quand même parfois des petits sursauts, des brefs retours, des moments... La vie lui pesait tellement... Une pauvre vie, a dit ma mère, pour résumer, quand il est mort... Et c'est la fête des pères, aujourd'hui, j'apprends, ma mère m'informe au téléphone qu'elle va lui porter une jolie pensée en terre cuite, ça ne fera jamais que la deuxième, l'une pour faire chier l'autre, comme elle dit si bien... Moi, souvent, je lui offrais quelques paquets de Gauloises, pour l'occasion, avec parfois un étui en cuir ou simili pour les glisser dedans, un briquet rechargeable, ou encore un cendrier qui tournait comme une soucoupe volante quand on pressait le bitonio pour évacuer dedans la cendre ou le mégot, parce qu'il aimait tellement fumer, je le voyais bien... Il en est mort, à ce qu'il paraît... Ce qui me rappelle que la dernière cigarette qu'il a fumée, c'était dans le hall de l'hôpital où il faisait son bilan, comme on disait, et c'est même moi qui lui avais offerte, alors je m'en souviens bien de sa dernière cigarette, un rare moment juste lui et moi, bien des années plus tard, l'un de ceux auquel je peux sans hésiter attribuer un doigt... J'étais venu le voir, on était descendus boire un jus de chaussettes au distributeur dans le hall... Tu n'aurais pas une cigarette? m'avait-il demandé avec une étrange décontraction... Et on avait fumé, tous les deux, en buvant notre jus de chaussettes, sans dire grand chose, mais tellement proches, c'était même la première fois qu'on s'en grillait une petite tous les deux... Et la dernière, donc... Ensuite, j'étais rentré en voiture, il faisait nuit, c'était je crois en automne mais je peux me tromper, dans la voiture qu'on se partageait, lui et moi, même si j'ai très vite marqué le territoire et même plutôt très salement je dois avouer et que personne d'autre que moi n'osa bientôt plus entrer dedans... À peine était-je rentré que l'hôpital appelait, je décrochais : Votre père a fait un infarctus... Bon... Quelques années plus tard, même s'il n'avait depuis notre moment mémorable plus touché une cigarette, se privant peut-être ainsi de ce qu'il avait le plus et le mieux apprécié dans sa vie : cancer du poumon... C'est quand même bien dégueulasse...
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