Cette image, ou alors une autre, je me suis dit, mais prenons celle-là, plutôt qu'une autre, celle qui vient, qu'on a tout de suite sous la main, de toute façon j'en dirai toujours la même chose, ça m'emmènera toujours au même endroit, alors à quoi bon s'user les yeux à trouver la bonne image, puisqu'il n'y a pas en soi de bonne image, que n'importe quelle image, y compris un carré noir, ou blanc, aurait le même effet, celui de déclencher la parole, si parole il y a, au moins le son, la voix, si voix il y a, mais le son au moins, qu'il y ait un son qui sorte, que ça emmène là ou ailleurs ou nulle part quelle importance au fond, même si d'ailleurs l'image se suffit à elle-même et qu'on pourrait alors s'en contenter, de l'image même muette. L'instant est passé, ce que ça me dit. C'est figé, là, étrangement. Toutes ces histoires, derrière les fenêtres, toutes ces vies qui sont déjà passées, perdues, englouties. Ça n'existe déjà plus. C'était ce matin, il y a une éternité. Je me suis arrêté, je me suis accroupi, dans le caniveau, ai regardé longtemps en bas, pour voir ce qu'il y avait en haut. Ça m'a rappelé un film de Sokourov que j'avais vu hier soir, il y a une éternité : Élégie de la traversée. Une voix, sur des images, monotone et intense. Elle aurait pu me raconter n'importe quoi, je l'aurais suivie, cette voix, même me raconter rien du tout je l'aurais suivie, c'était comme l'eau qui court dans le caniveau avec dessus les reflets à la fois figés et fuyants de la vie, du temps. Tout est englouti, déjà. On ne peut pas reproduire ça. On ne peut pas l'emprisonner dans un cadre. Même si on le fait. C'est alors juste un constat d'impuissance. Un instantané. C'est l'appareil, qui le prend. Moi, je ne prends rien, je ne sais rien prendre. Je ne vois rien, d'ailleurs, quand l'appareil le prend. C'est l'appareil, qui voit. Alors, je regarde, après, ce qu'il a pris, l'appareil. C'est à peine si j'admets que mon doigt a appuyé sur le déclencheur à un moment donné. J'envisage pour très bientôt de déclencher les yeux fermés, pour voir, ou plutôt pour ne plus voir et donc pour enfin voir, comme s'il y avait un secret, là-dedans, un mystère, qui se déroberait à l'instant même où on voudrait l'apercevoir et le cadrer, le figer. Il faudrait donc arrêter de vouloir saisir ce qui ne se saisit pas, arrêter de porter un regard, quel qu'il soit, sur quoi que ce soit. Peut-être qu'alors, une fois, un instant, ou entre deux instants, on verrait.
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