On imagine les grands départs : Brooon!... Brooon!... On va traverser les océans... Il y aura des tempêtes formidables, mais surtout de l'ennui, la mer d'huile, une soupe avec des yeux, la voile qui pend comme un vieux slip même si là c'est plutôt un bateau à hélice, des jours et des nuits à rêvasser dans son hamac en fumant le tabac noir et sirotant le rhum vieux... On verra parfois du pays, des filles faciles bronzées en pagne avec des colliers de fleurs... Mais surtout de l'eau, du vent... Et cette odeur de poisson... Brooon!... Brooon!... Le cœur s'envole... C'est ça, être vivant... Non?... Je m'étais endormi au bord du quai... Sur la coque du Kaïros, j'avais vu des Turner, au moins... Les yeux ouverts, je m'étais endormi... Et j'avais voyagé... Je n'avais pas eu le temps d'aller très loin... On était juste un peu sortis du port, avait juste commencé à goûter un peu l'air du large qui nous avait comme agrandi les poumons, vu s'éloigner derrière nous le phare éteint... C'était parti... On irait loin... La terre s'éloignait... Le passé s'éloignait... Ce qu'on appelait la vie... Toutes ces petites habitudes qu'on avait... Et puis les gens... Il n'y avait plus que la mer... Le roulis... Le grincement de la coque... Les visages commençaient à s'effacer... Ils appartenaient à ce monde, là-bas, derrière nous, cette petite bande de terre, ce trait qui lui aussi s'effacerait... Enfin... Depuis le temps qu'on pourrissait à quai... qu'on traînait sa carcasse de terrien... Une grande joie m'a gonflé la poitrine, en même temps qu'une tristesse infinie... Ça y est, je suis parti, je ne reviendrai plus jamais...
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