Ce soir, je revois la vie d'O'haru femme galante. Rendez-vous est pris. Je m'y prépare. C'est comme une éclipse totale de soleil annoncée. C'est rare. Il faut que ce soit rare. (Plutôt de lune, je me dis, car autant chez Ozu j'y vais en fin d'après-midi, pour en finir au crépuscule, autant chez Mizoguchi j'y viens la nuit.) L'envie doit mûrir, jusqu'au moment qui est le moment, où on est enfin prêt à le revivre. Il ne s'agit pas seulement de passer un moment, d'occuper son temps et on ne retrouvera jamais l'émotion par une simple réaction de cause à effet du genre je possède le film il me suffit de le remettre dans la machine pour le revivre à l'identique sinon on le passerait en boucle, on vivrait même dedans à perpétuité, on finirait aussi sans doute par l'user, le vider de sa substance qui est à la fois en dedans et en dehors de lui. Il faut prendre rendez-vous, que le moment soit le moment. Le rendez-vous est parfois pris longtemps à l'avance, parfois quelques minutes seulement avant. C'est le film de Mizoguchi que j'ai le plus vu, que j'ai eu le plus souvent envie de revoir et auquel je pense toujours en me disant : Quand reverrai-je enfin O'Haru? (Car je sais que je la reverrai encore, encore et encore, jusqu'à ma mort...) Aucune vision n'est anodine et toujours je m'y prépare, parfois même longtemps à l'avance. Ce soir sera parfait. Je le sens. Je le connais par cœur, ce film. Mais je le revois toujours d'un œil neuf. Ou plutôt il me rénove l'œil, si j'ose dire, à chaque fois c'est la renaissance à la fois du film et de mon œil. Parce que je le connais par cœur, que j'en sais la pulsation intime. La dernière fois que je l'ai vu, j'en avais parlé des heures juste avant à des amis en visite dans ma tanière, j'en avais parlé je crois le temps du film juste pour évoquer un travelling sublime vers la fin que je voulais leur montrer (oh... juste quelques minutes...) mais je pouvais difficilement leur montrer sans l'introduire, dire ce qui l'amenait le travelling, car il n'était rien, le travelling, sans tout ce qu'il y avait autour. J'avais dû bien les saouler, je m'étais dit, après... Quand, enfin, je leur ai montré le travelling en question, je me suis aperçu qu'en fait ce n'était pas un travelling, mais un enchaînement de travellings et alors tout mon discours préliminaire tombait à l'eau... Le film, une fois de plus, s'était joué de moi... Je ne vous ai pas trop saoulés avec mon bavardage?... Ils sont polis, gentils, n'auraient jamais osé dire qu'oui, forcément, énormément, tout ce temps, pour voir ce travelling qui était en fait un enchaînement de travellings, et moi, gesticulant, dans ma passion... Alors, là! vous voyez... Alors, ils ont enfin vu l'extrait, poliment... Ah oui, c'est un vieux film... Moi, regardant ma montre : Retiré du contexte, ça ne veut plus dire grand chose... C'est con, les extraits... Finalement, peut-être que ça aurait été mieux qu'on le regarde entièrement, au lieu que je vous en parle interminablement et que j'en dise en plus n'importe quoi... Vous voulez que je vous le prête?... Oh... une autre fois peut-être... (Parce que mon désir de leur donner envie m'avait seulement donné envie à moi...) Bon... Et autrement, ça va?... Ton dos, ça s'arrange?... Et toi, tes rayures, ça avance?... Un verre de thé?... Je remets d'l'eau... Oui, c'est vrai, on est bien, chez moi... (Parce que Corinne me dit toujours qu'on est bien, chez moi...) En tout cas, moi, j'y suis bien... Adapté à ma flemme, chez moi, oui, parfaitement... Z'entendez l'oiseau, là?... Et Mouchette, ma jolie chasseuse de piafs, vive, arrêtant soudain de se lécher langoureusement, impudiquement devant tout le monde, vautrée tout son long sur le tapis, avait tourné la tête au même moment que moi...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire