mardi 22 janvier 2013

Alors tu te lèves avant l'aube maintenant... — Oui... — Tu n'étais jamais levé avant midi, avant... — C'est vrai... — Tu aurais donc un projet?... — Bien sûr que non... C'est justement parce que je n'en ai pas que j'ai décidé de me lever désormais avant l'aube... C'est parce que je me sens inutile... Et que je compte bien l'assumer entièrement... Longtemps, on m'a forcé à me lever de bonne heure... Une torture qu'on m'a infligée durant toute mon enfance et qui m'a sans doute traumatisé... L'école, les curés en blouses grises à l'aigre fumet, aux yeux vitreux, aux teins formolés, aux commissures juteuses, le tintement sarcastique du grand trousseau de clés, la toilette minutée l'hiver à l'eau froide juste un coup de gant puant sur le museau, jamais le temps de déféquer sereinement, toujours se dépêcher dans les couloirs jaunâtres les boyaux pas tranquilles, tout ça... Alors, quand j'ai pu, je ne me suis plus levé... Longtemps, ensuite, je me suis levé tard... À la fois, je me disais que c'était dommage, de ne pas voir l'aube se lever... Et qu'à l'époque de forçat où on me forçait à me lever avant les poules j'aurais tant aimé passer ce temps du tout petit matin à ne rien faire du tout, juste à regarder et entendre l'aube se lever... — Juste ça... — Oui... Je me lève avant les gens utiles du bâtiment, je les entends se préparer, tirer la chasse, les lumières s'allument, s'éteignent, puis ils s'en vont... Je me lève même avant les oiseaux... À un moment j'ai vu une corneille se poser sur une antenne télé... — Passionnant... — Et puis la lumière... Juste la lumière jaune de ma petite lampe sur ma feuille au début... Puis le matin blême... — Tu dis que tu n'as pas de projet, mais quand même, il y a une feuille, un stylo... — Oui... Les outils de l'inutile... Longtemps, je me suis senti utile, j'avais une fonction et même un métier, une place... Maintenant que je n'en ai plus, il est temps pour moi de retrouver ma non-place, je me suis dit, qui est peut-être bien ma seule vraie place... J'ai ressorti mon vieux stylo, celui avec une plume en or, l'ai tout démonté et nettoyé comme un soldat qui se prépare au combat, qu'il ne s'enraille pas en plein barouf, ai cru au début qu'il s'était fossilisé de l'intérieur tant l'encre avait durci, depuis le temps... — Alors, c'est la guerre?... — Peut-être bien... Une guerre immobile... je ne sais pas... En tout cas, quand je me lève en ce moment avant l'aube je bande bien dur... Alors oui, c'est peut-être la guerre... Je suis bien entendu tenté de me rendormir, presqu'assuré avec une telle érection de glisser dans un rêve formidable... Mais je me lève... Même si parfois je ne me lève pas et me rendors délicieusement... Mais plus ça va, plus j'ai tendance à me lever... Alors, je me lève entièrement...

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