vendredi 13 novembre 2009

Je ne sais pas grand chose de mon arrière-grand-père maternel. Juste qu'il avait une grosse ferme à la frontière de la Haute-Loire et de l'Ardèche. Pour dire si elle était grosse, il devait bien y avoir sept ou huit vaches, une paire de cochons et une douzaine de poules. Mais, là-bas, dans ce pays abrupt, qui s'appelait le travers et qui maintenant n'est plus que ruines au sol mangées par la nature, c'était une grosse ferme. Il eut de nombreux enfants, je ne sais pas précisément, une dizaine. La ferme, même si elle était conséquente, ne l'était pas suffisamment pour faire travailler et nourrir tout ce monde et c'est ainsi que mon grand-père, que j'ai fort bien connu, s'en est allé, vers l'âge de quatorze ans. D'abord, il a fait le tâcheron dans les fermes alentour. Plus tard, il a rencontré ma grand-mère, qui, d'après certaines rumeurs, était déjà enceinte quand il l'a épousée. (Ma mère pensait que son frère ainé, Maurice, n'était en fait que son demi-frère. Une façon, peut-être, de le refouler encore plus loin... Quel mépris elle eut pour lui, de son vivant et même après...) Au début des années 30, ils avaient 20 ans. Comme beaucoup d'enfants de ces campagnes ingrates, ils partirent, loin, pour la grande ville, St Etienne, où mon grand-père devint mineur de fond. Ce qui me frappe, dans cette photo, c'est la ressemblance avec mon grand-père, le même visage, le même regard, cette sorte de dignité rustique... C'étaient des costauds, des physiques de lutteurs. A la mine, mon grand-père était à la tâche, à prix fait on disait, faisait souvent double journée... (Il lui est arrivé ainsi de travailler plus de journées qu'il n'y en avait dans l'année...) Il avait le cœur sur la main, était l'homme le plus gentil et fiable du monde, toujours prêt à rendre service, mais il pouvait devenir violent, quand ça touchait son sens de la morale ou de la justice... ou quand tout simplement il n'en pouvait plus... Certains, parfois, profitaient de sa gentillesse et de sa naïveté... Il était honnête, droit, d'une grande simplicité, fidèle en tout... Je me souviens, on s'asseyait au fond du jardin, sur le banc, on ne disait rien, on était bien, le jardin était luxuriant, il fumait son caporal, c'était vraiment son domaine, son jardin, il était chez lui... Il me donnait sa grosse main calleuse, on allait se promener dans les allées... Quand quelqu'un disait : "C'est son pépé tout craché!..." on était fiers l'un et l'autre tout autant... Tranquillement, il tuait le lapin pour le civet, des gestes sûrs de paysan, il le clouait à la porte du clapier pour le dépecer, comme il aurait enlevé une chaussette... Le sang gouttait par un globe oculaire dans un bol... Il coupait l'herbe à la faux, sa roulée au coin de la bouche, c'était beau à regarder... Il parlait peu, mais il riait beaucoup... Il m'appelait son fillou... A la fin des vacances, quand je repartais, on avait tous les deux la larme à l'œil... Quand on se retrouvait, on avait aussi l'œil qui brillait... Comme il n'y avait pas beaucoup de lits, on dormait tous les deux dans le cosy, on était bien, on pétait un peu sous les draps pour faire râler la mémé qui dormait dans le lit à côté, on rigolait... Le cosy étant un peu en dévers, dans la nuit je roulais souvent contre le pépé... Les bois de lits sculptés semblaient avoir des yeux qui dans la pénombre me faisaient peur... Puis je sentais le pépé, à côté... Il a fini sa vie dans un hospice sordide dans des conditions misérables et j'ai toujours honte de l'y avoir abandonné, même si je n'y étais pas pour grand chose... Je me souviens de la dernière fois où je l'ai rasé... Il ne reconnaissait plus personne, à part moi... Mon fillou, il disait, quand j'arrivais et j'avais l'impression qu'il passait tout son temps à attendre son fillou et j'en ai les larmes aux yeux, là, maintenant, je me fais pleurer tout seul, plus de vingt ans après... J'avais tellement honte de ne pas y aller plus souvent... Ce n'était pas une corvée, c'était l'enfer... Ça me nouait tellement la gorge... Il était assis toute la journée dans un fauteuil, à côté d'une fenêtre sans vue, dans un pays tout triste et gris, loin de tout et de tous, attendant de mourir... Je l'ai pris en photo, là-bas... Il y avait son œil, qui luisait, dans la pénombre... Mais après, j'ai arrêté de prendre des photos, moi qui voulais devenir photographe, tellement j'avais honte d'avoir pris ces photos, comme si je n'étais venu que pour ça... La plus belle était ratée, mal cadrée, mal exposée, un pur accident... Il regardait en l'air, il semblait y avoir un halo de lumière, comme un oiseau qui s'envolait de sa tête...

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