lundi 20 octobre 2014

Mon père. Sa dernière cigarette, c'est moi qui la lui ai offerte. Je m'en souviens comme si c'était hier. Enfin non, pas exactement, c'est même très lointain, très brumeux. Un de nos meilleurs moments, cette cigarette, dans le hall d'un hôpital, je veux bien me souvenir, à l'époque où on pouvait fumer où on voulait, où on fumait beaucoup, sans trop se soucier des conséquences, comme dans les films de Sautet. Une heure plus tard, l'hôpital appelait, c'est moi qui décrochais : une angine de poitrine, avait dit la dame à l'autre bout du fil. Quelques années plus tard, cancer du poumon, je me souviens sur la radio on aurait dit des araignées, noires mais en fait blanches sur la radio en négatif, et bientôt la boîte en sapin capitonnée de velours violet, papa en survêtement adidas et chaussettes jaunes allongé bien raide dedans, façon sardine, les mains jointes comme il se doit, le teint un peu cireux, l'air un peu trop sérieux. Mais sa dernière cigarette, elle sortait de mon paquet, ça je me souviens très bien. Tu ne m'offrirais pas une cigarette? Bien sûr que si... Tellement content, d'offrir une cigarette à mon père, enfin, et qu'on fume, tranquilles, notre cibiche, enfin complices. De quoi? Complices de quoi? Mais de rien. Complices de Rien, même, avec un grand R. Un bon moment. Un très bon moment. Parfait, même. Sa dernière cigarette... Moi je n'ai pas attendu l'infarctus ni le cancer pour arrêter de fumer, même si je ne suis à l'abri de rien et je peux bien même crever demain ou dans sept ans d'un cancer ça ne changera rien à ça : je n'ai pas attendu d'être malade pour arrêter, moi. J'étais juste fatigué de ça. Et pourtant c'est ce que j'ai préféré dans la vie et de loin, fumer, je me disais même que je fumerais jusqu'à la mort. C'est comme si j'avais trahi. Mais je commençais à me sentir fatigué, très fatigué. Et ça commençait à me rappeler un peu trop mon père, qui lui aussi était très fatigué. Et moi, ma dernière cigarette, pourtant pas très ancienne, je ne m'en souviens déjà plus... Elle n'avait rien de solennel il faut dire, pas plus ni moins qu'une autre et personne ne me l'a offerte, c'est peut-être aussi pour ça. Je l'ai fumée, voilà tout, il y a quelques mois, je ne sais pas combien, je pourrais compter sur mes doigts, savoir à peu près, mais je n'en ai pas envie. Il n'y a pas de date. Il n'y a plus de dates. Je suis comme hors du temps. Peut-être aussi que toute cigarette était la dernière cigarette, celle du condamné, un sursis, une fraction d'éternité, ce n'est pas rien. Et puis alors j'ai fait mon deuil de toutes mes cigarettes qui étaient ma dernière cigarette. J'ai fait aussi mon deuil de mon père. J'ai fait aussi mon deuil de mes pathétiques amours. J'ai fait aussi mon deuil de mes rêves discrets de grandeur. De moi, peut-être aussi un peu. J'ai fait mon deuil de tout. Tout en même temps. En un seul lot. Le lot du Perdant. On ne retrouve pas ce qu'on a perdu. C'est ainsi.