samedi 29 août 2015

C'est alors que je me suis aperçu que la page était blanche. Elle était là, assise, les jambes croisées, le menton pesant sur le poing qui ne tenait pas le livre, dans cette posture de lectrice, absorbée, depuis tout ce temps. Mais la page était blanche. J'ai d'abord trouvé ça curieux, puis j'ai ressenti comme un grand soulagement, une délivrance, car elle n'avait plus besoin de moi, enfin, ni de personne, je le voyais, elle n'était plus en mon pouvoir, avait même je crois complètement oublié ma présence, se contentant de cette page blanche, pas ma page blanche mais la sienne car ma page blanche à moi était bien différente, c'était la mienne et je ne l'aurais partagée avec personne et quand bien même je l'aurais partagée, personne n'aurait su vraiment la lire, la pénétrer, c'était mon idéal, ma page blanche, mon secret, mon néant enfin retrouvé, peut-être. L'Oubli. Quel mot merveilleux, oubli, comme ça sonne bien. Oubli. Je t'oublierai. Je m'oublierai aussi. Puis je me suis éloigné. J'aurais pu griffonner quelques mots de plus sur sa page, mais je n'ai pas voulu tout salir. Et puis c'était sa page. Ça l'aurait perturbée. Je ne voulais pas la perturber. Je l'avais bien assez perturbée. En silence je me suis alors éloigné. Plus tard, faisant le ménage, je me suis fait cette réflexion : Il faudrait savoir maintenir la saleté à un niveau tolérable. Plusieurs jours durant je me suis même répété cette phrase en boucle : Il faudrait savoir maintenir la saleté à un niveau tolérable... Plus on laisse la saleté s'installer, lentement proliférer, plus c'est difficile de lutter, on est progressivement comme englué dedans, aggloméré, soi-même bientôt saleté et la situation devient alors psychologiquement insurmontable... Les bras m'en tombent. C'est trop crasseux, on a dépassé depuis trop longtemps le point de non retour, on s'est noyé, mêlé dedans... Cette pensée peut finir par envahir toute la pensée et alors prendre l'aspirateur aura aussi et surtout pour effet de se débarrasser provisoirement de cette pensée bien plus que de la saleté, de cette pensée qu'il n'y a rien à faire, aucun remède, qu'on est foutu, qu'inéluctablement la saleté reviendra et qu'elle aura le dernier mot... C'est à chaque fois une petite victoire sur la noirceur qui nous ronge chaque jour un peu plus, mais une victoire provisoire, un sursis... C'est comme la mort, on chasse l'idée, puis elle revient et plus elle s'installe durablement plus il devient difficile de la chasser... Une mouche s'est posée sur votre nez, vous la regardez, vous n'avez même plus suffisamment de nerf pour la chasser, plus même assez de volonté pour remuer un doigt, puis enfin vous la chassez et comprenez qu'en fait c'était facile... Mais il faut savoir s'arrêter, une fois qu'on a enfin commencé à nettoyer, car la propreté absolue ne se peut pas, il restera toujours un endroit un peu sale et c'est même bien d'arrêter de nettoyer en remarquant un endroit un peu sale et en le laissant un peu sale, renoncer alors à ce désir absolu de pureté qui nous avait dangereusement envahi, tout comme il faut toujours soi-même être un peu sale, pas trop, mais quand même un peu. Car l'excès de propreté n'augure rien de bon. Certains comme ça continuent de se laver les mains alors qu'ils se les sont déjà raclées jusqu'à l'os. Alors, maintenir la saleté à un niveau tolérable. Tout comme maintenir la mort à un niveau tolérable. Car rien n'est jamais vraiment net et rien non plus immortel. Tout peut devenir très sordide si on ne sait pas maintenir la saleté ou la mort à un niveau tolérable, dans un sens comme dans l'autre. Ça veut dire alors accepter qu'il y en ait toujours au moins un peu de la saleté et de la mort. C'est ce que je lui aurais dit, si on s'était encore parlé, histoire aussi de dire qu'on ne dit jamais vraiment tout et que tout ça, finalement, n'a que très peu d'importance.

lundi 18 mai 2015

Parfois, je me retourne et ne reconnais plus rien. Je sais pourtant précisément où je suis, à Lyon, entre les ponts de la Guillotière et de l'Université, en descendant le Rhône. Mais quand je me retourne, je ne reconnais plus rien. Juste avant, je marchais, insouciant, semi-somnambulique, d'un point A à un point B, un parcours tellement familier, me félicitant du temps couvert qui donnait une si belle lumière, un si beau ciel tragique. Bientôt, comme soudain réveillé par cette splendeur, je me suis arrêté, puis retourné pour le panorama et alors je n'ai plus rien reconnu. Dans le sens de la marche, tout m'était familier et là, derrière moi, le chemin parcouru, ce qui pourtant l'instant d'avant était devant, tout m'était devenu étranger. Je suis resté un moment, comme ça, un peu stupéfait, à découvrir le paysage, à savourer mon ignorance. Une semaine auparavant, entre deux trains, en gare de Grenoble, je n'avais rien reconnu. Je n'y étais pas retourné depuis plus de vingt cinq ans, à Grenoble, mais y avais quand même vécu plusieurs années du temps que j'étais étudiant et avais pris le train des centaines de fois dans cette gare. Mais je n'avais rien reconnu. Les alentours non plus, marchant un peu pour trouver une terrasse où prendre un demi, je ne les avais pas reconnus. J'étais dans une ville totalement étrangère. N'y avais même jamais foutu les pieds. J'avais trouvé ça étrange car avant de me rendre à Grenoble je m'étais dit que je me souviendrais sans doute de certains lieux, que ça reviendrait, assurément, même si je n'avais aucune image dans ma mémoire — juste un son : la cloche du tram, Cours Berriat, à l'aube — j'imaginais que c'était quelque part en moi, encore, au moins la gare, qu'il suffirait alors de décorner la page, que rien ne se perdait. Mais non, il ne restait plus rien. Et là, m'arrêtant et me retournant je me suis souvenu de ce moment, entre deux trains, sans passé, vide, la semaine précédente. Je me suis dit aussi que si j'avais décidé alors de remonter le Rhône, je serais arrivé un jour où l'autre dans la ville où j'avais vécu mes premières années, là où vivait encore ma mère et que je ne les aurais alors peut-être ni l'une ni l'autre reconnues.

vendredi 8 mai 2015

Tu vois, il ne reste plus que ça, un tas de gravas, quelques poutres en acier peintes en rouge qui ne soutiennent plus rien plantées dedans comme des banderilles. La bête est terrassée, morte et bientôt tout sera déblayé, oublié, il n'y aura alors plus que quelques lignes au sol indiquant qu'il y avait ici jadis un bâtiment et un chemin y menant. Puis, dans quelques années, tout sera sans doute recouvert par autre chose, un  autre bâtiment, ou alors un terrain de jeux pour enfants, ou alors le même terrain de plus en plus vague où les traces se seront encore estompées et quelques passants encore continueront de passer et certains auront même des souvenirs, se souviendront peut-être par exemple d'un vieux qui s'appelait Mustapha, qui était turc et n'en branlait pas une. Mais je l'aimais bien Mustapha et moi j'avais vingt ans, j'étais étudiant et venais suer là l'été pour gagner deux trois sous. Je ne me souviens même que de Mustapha. Les autres ont déserté ma mémoire, mais pas Mustapha, même si je n'ai pas d'image précise de Mustapha. Je me souviens qu'il était plutôt grand et maigre, moustachu, portait un genre de petite coiffe turque sur ses cheveux tout gris, un ample pantalon en tergal maculé de gras. Même si l'image est vague, j'ai comme l'essence très précise de Mustapha dans ma mémoire. Et Mustapha était là, en faisait le moins possible, répondait par un grand sourire ponctué de longues dents jaunes aux aboiements du contremaître, ne parlait pas très bien le français surtout quand ça l'arrangeait et avait l'œil malin... malin... Comme il était peu fiable, il était souvent préposé au balai, ce qui était sans doute la meilleure place... Personne ne connaissait vraiment son âge et certains le regardaient de travers, disant qu'il aurait dû être à la retraite et qu'il prenait le pain des jeunes et qu'il tirait au flanc. Et puis il était turc... Un vieux Turc... Mais j'aimais bien Mustapha, parce qu'il était d'une nature paresseuse comme la mienne, même si moi j'étais jeune et n'osais pas encore assumer pleinement aux yeux du monde ma nature paresseuse et alors je restais devant le gros cylindre sur lequel à intervalles réguliers s'abattait un grand couteau fatal et lugubre comme la guillotine... klong!... klong!... klong!... et après chaque klong je retirais prestement de sous le cylindre un long et pesant rouleau d'adhésif que je fichais dans un chariot hérissé de barres métalliques comme un orgue de Staline et parfois, pour ne pas immobiliser la chaîne, il fallait dégager l'adhésif qui était resté collé sur le cylindre toujours en rotation, au risque d'y laisser ses mains, passer vivement sur le tranchant du couteau un chiffon imbibé de solvant pour dissoudre un point de colle, entre deux klongs... Mais parfois aussi il m'arrivait de coincer intentionnellement un rouleau pour provoquer une panne, un bourrage on disait, pour souffler, que tout ce bruit, toute cette frénésie mécanique qui m'imposait son temps trop précis cessent... Parce que c'était usant... Mais pas trop souvent, pour ne pas trop éveiller les soupçons, je ne sabotais que quand j'étais vraiment à bout... L'alarme retentissait alors comme une petite victoire sur l'Industrie... Je haussais les épaules et les sourcils pour faire comprendre au contremaître énervé que je n'y étais pour rien, et surtout que je tenais à mes mains, que je n'allais quand même pas les risquer pour un rouleau de scotch... 50°c... dans les vapeurs de solvants... dans cet enfer de machines qui avaient parfois un siècle... J'entends encore sourdre de ce tas de gravas le son du couteau sur l'énorme cylindre d'acier qui continue de tinter et donner le tempo... klong!... klong!... klong!... je vérifie alors fugacement que j'ai toujours mes mains... Dans ces brumes, je distingue encore le fantôme émacié de Mustapha, que je salue, fraternellement, en pensée, de mon canapé ikéa...

jeudi 26 mars 2015

Le bonheur était légèreté. Un geste trop appuyé, une intention trop marquée et il disparaissait.

lundi 23 mars 2015

La difficulté n'était pas tant de grimper aux arbres que d'en redescendre. C'est pourquoi j'ai fini par ne plus du tout grimper aux arbres, malgré la forte tentation à chaque fois que je me suis trouvé au pied d'un arbre, l'Appel de la Cime... Grimper, c'est facile, mais redescendre... Tous les chats vous le diront... Alors j'ai fini par rester en bas, me consolant dans la contemplation. Je me souviens de la joie qui m'emplissait quand je grimpais aux arbres. Puis, arrivé en haut, passé le moment d'ivresse puis de plénitude, Maître du Monde, il était bientôt temps de redescendre et autant j'avais été leste pour grimper, autant pour redescendre c'était une autre histoire, soudain pris de vertige, les jambes flageolantes, des sueurs froides ruisselant dans mon dos, plus du tout Maître du Monde ni sûr de moi ni encore moins de la solidité des branches et c'était justement à ce moment, quand je me mettais à douter, que la branche cédait et que je me retrouvais alors dégringolant agrippé comme je pouvais au tronc, me brûlant les mains et les jambes, atterrissant lourdement, meurtri, lamentable et tremblant au pied de l'arbre. Si un jour je regrimpe à un arbre, je me suis dit un jour, ce sera pour ne plus jamais en redescendre. Et depuis je n'ai plus jamais grimpé à un arbre.

mercredi 18 mars 2015

Il n'y a pas de raison pour que les choses changent. Il n'y a pas de raison non plus pour que les choses ne changent pas. Il n'y a pas de raison. Mais dans tous les cas on cherche une raison, car il nous faut une raison. C'est ainsi. Car il n'y a pas de raison d'être là, s'il n'y a de raison à rien. On ne peut pas se contenter d'être juste là. Il faut une raison. Tout comme une chaise a une raison d'être, il nous faut aussi une raison d'être et la raison d'être se résume bien souvent à cette croyance fragile en l'être et en la raison qui peut aller avec, ceci, ou cela, selon les existences, ou bien ceci, puis cela, car on peut en changer comme de costume, quand l'un est trop usé on en enfile un autre, si on en a un autre sous la main, rapidement si possible car sinon on risque ce qu'on appelle la dépression, la dépression qui est une sorte de dérèglement climatique qui nous arrache brusquement ou lentement tous nos vêtements et laisse alors dans une sorte de nudité, une nudité même jusqu'à l'os, qui nous est difficilement supportable, car on ne peut alors plus se cacher, non pas seulement aux yeux du monde mais à nos propres yeux. Alors il faut une raison d'être. On y croit. Il le faut. Sinon tout s'écroule. Tout comme une chaise a une raison d'être. Si soudain cette même chaise cesse d'avoir sa raison d'être, que devient-elle? La raison d'être de la chaise, c'est le cul. Sans le cul, pas de chaise. Si l'être humain était sans cul, assurément, il n'y aurait pas de chaise. Je suis étonné qu'aucun penseur dans l'histoire de l'humanité n'ait soulevé ce problème. Le problème de la chaise, de la raison d'être de la chaise, qui est le cul, rien que le cul. Et le cul, alors, quelle est sa raison d'être? Certainement pas la chaise. La chaise n'est pas la raison d'être du cul, seulement un agrément. Tout comme le cul d'ailleurs peut être un agrément. Tout comme moi-même d'ailleurs je peux être un agrément. On peut d'ailleurs concevoir toute chose, toute personne, comme un agrément, ou un désagrément, ce qui est à peu près la même chose, selon l'humeur, le moment. Mais la chaise, soudain, privée de raison d'être, ou plutôt libérée, là, dans le pré. N'ayant plus à supporter muettement le poids de tous ces culs. N'existant alors que par elle-même, pour elle-même, sans raison, pour rien, enfin, dans ce monde soudain sans culs.

mardi 17 mars 2015

Elle n'a pas voulu que je garde de photos d'elle. Je n'ai donc gardé que les photos où elle n'était pas. Je ne regrette pas. (Même si je n'ai alors de photos que de celles que je n'ai pas eues.) Je me souviens parfaitement de cet après-midi, et de ce parc, de ces arbres, de cette chaise, de pourquoi j'étais là. C'est un peu comme dans les films d'Ozu. Le plan vide. Le temps s'arrête. Ou plutôt, on croit que le temps s'arrête. Mais évidemment il ne s'arrête pas. On disparaît, c'est tout. Une simple chaise a de nature plus grand avenir qu'un humain. Un objet, ou une œuvre, survit a son créateur et continue sa vie, modeste ou glorieuse, d'objet ou d'œuvre. Combien de culs viendront encore se poser sur cette chaise? Il pourrait y avoir des compteurs de culs, sur les chaises. Avec cette maladie de tout compter, je ne comprends pas qu'on n'y ait pas déjà pensé. Cette chaise, Madame, a supporté déjà dix mille cinq cent dix neuf culs de toutes sortes et je peux vous dire qu'elle en verra bien d'autres, qu'elle est encore bien jeunette, pour une chaise. Et ce blog, combien de milliers de regards bovins, d'esprits obtus, ont déjà pataugé dedans? Quarante six mille cent onze, à cet instant précis. Mais cette chaise, elle était assise dessus un instant plus tôt. Je lui avais dit qu'elle ressemblait à une fille dans les films de Rohmer des années 80 et ça l'avait fait rire. C'était la fin de l'été, il faisait déjà un peu frais, je lui avais prêté ma chemise kaki à épaulettes de l'armée britannique. Je l'ai revue, bien des années plus tard. Un soir. Elle avait l'air bien fané. Gênée un peu au début de me revoir. Mais elle a eu bientôt du mal à s'en aller. Ce besoin de meubler le silence, de combler les vides... de se parler comme de très vieux amis qu'on n'a jamais été... Mais il y avait du monde qui attendait derrière elle pour prendre une place de cinéma. Je bloque la queue, m'a-t-elle dit à un moment, à la fois désolée de ne pas pouvoir rester plus longtemps et soulagée de trouver un prétexte à abréger ce moment sans doute un peu pénible... Oui, lui ai-je souri... Bon film...

vendredi 13 mars 2015

Dans mes ascensions, il m'arrivait soudain de me figer. Pourquoi aller plus haut? Ne suis-je pas bien ici? N'ai-je pas trouvé sans même la rechercher une certaine félicité? J'aurais pu rester l'éternité, ici, si elle avait existé, ou plutôt si elle avait eu lieu. L'éternité a-t-elle lieu? Question que je me pose depuis tout petit : L'éternité a-t-elle lieu? J'en suis encore tout baba quand je me la pose, cette question : L'éternité a-t-elle lieu?... Ah... Qu'allais-je trouver en poursuivant l'ascension? Un gourbi de plus, assurément, pas en tout cas cette félicité... Sauf qu'au bout d'un moment, je commençais à avoir un peu froid... — La pierre, c'est beau, mais c'est froid... — Et si j'avais attendu plus longtemps encore, j'aurais commencé à avoir faim, ou envie de pisser... Alors ça n'aurait pas été gérable bien longtemps, de s'arrêter là, de s'arrêter là pour de bon, une fois pour toutes, à part peut-être pour y mourir, à bout de force s'arrêter et se coucher dans la pénombre sur la pierre froide... Un jour, je me dis, il me faudra trouver un endroit paisible comme celui-ci pour m'y dissoudre, m'y oublier... Et je me souviens alors de mes rêveries d'enfance, quand les éléphants partaient lentement pour leur dernier voyage, s'écroulant à la fin dans le fameux cimetière des éléphants... Quel émouvant et noble animal, l'éléphant... Je me rends compte alors que depuis ces rêveries d'enfance je ne pense qu'à ça, la marche de l'éléphant vers le cimetière des éléphants et que je me prends alors pour un genre d'éléphant, mais un éléphant sans cimetière où aller pour son dernier voyage, car il n'y a pas de lieu, pour moi, où aller... Alors je reste sur place, là... avec parfois l'impression d'être déjà dans un cercueil, dans cet appartement, mais aussi dans d'autres appartements, d'autres maisons... Mais la marche de l'éléphant vers le cimetière des éléphants... L'éternité a-t-elle lieu?... Ou bien : A-t-elle eu lieu?... Et maintenant, elle n'aurait plus lieu, alors... Ou le contraire?... Mais l'éléphant...