dimanche 16 juin 2013

Je retrouve cette photo, prise le même jour par mon père, à La Sainte donc, pour resituer, la colline qui dominait le bourg où on vivait, le long de la D992 je disais pour ne pas le nommer. Je devais déjà avoir fait ma première communion et avais déjà aussi bien dégusté à l'internat catholique et donc ne prenais plus du tout les bondieuseries au sacré, surtout quand elles étaient d'une telle laideur, je parle au moins pour la madone toute noire, derrière. (Zoomant sur ma bobine antique, j'y trouve un air vaguement antéchristique.) Il m'avait photographié aussi le même jour sur fond panoramique, le bourg donc en contrebas, un gros bourg on disait, ce qui semblait alourdir encore la sensation qu'on avait d'être piégé au fond, après avoir dit un village, avec des anciennes fermes mais aussi des HLM cubiques, un terrain de foot pelé, un camping municipal avec pommiers, une station essence à chaque extrémité, quelques commerces, une école primaire jusque donc au CM2, une gendarmerie, là où on vivait, pas si mal, au bord de la rivière, avec à chacun son jardin potager dans l'enceinte grillagée, juste en face d'une maison de vieux, toutes deux de même style haut-savoyard, esthétique chalet si vous voyez, les toits bien tombants, à cause de la neige, les boiseries peintes en marron, bref il m'avait photographié aussi dans ce panorama de rêve et là alors je n'étais plus du tout diabolique, plus du tout inquiétant, un gamin de 12 ans, souriant, un peu poseur peut-être, mais sans extravagances, m'appuyant un peu langoureusement sur un piquet de clôture de pré à vaches. Normal, quoi. Ce qui me touche, ce n'est pas tant de me voir à 12 ans blasphémant gentiment, c'est de savoir que c'est mon père qui a pris la photo. La mise en scène, c'était moi. Mais le cadre, c'était lui. Il a mis son œil dans le viseur. Il a appuyé sur le bouton. Sans souci de cadrer parfaitement. Le tout, c'était de centrer à peu près le gamin, retenir sa respiration au moment d'appuyer sur le bouton. C'est le regard de mon père. Il est toujours là, l'œil dans le viseur. Je le vois à ce moment bien plus et bien mieux que je me vois. Dommage qu'on n'en ait pas pris plus souvent des photos. La fois où on est allés à la pêche... Il faut dire qu'on s'est rarement retrouvés tous les deux, entre hommes, entre garçons, je me demande même si je n'ai pas déjà trop de doigts à mes mains pour dénombrer nos moments véritables, juste lui et moi... Il fallait insister longtemps... Il n'en avait pas envie... Et plus le temps passait, moins il en avait envie, comme du reste d'ailleurs, je le sentais de plus en plus s'éloigner, même s'il y avait quand même parfois des petits sursauts, des brefs retours, des moments... La vie lui pesait tellement... Une pauvre vie, a dit ma mère, pour résumer, quand il est mort... Et c'est la fête des pères, aujourd'hui, j'apprends, ma mère m'informe au téléphone qu'elle va lui porter une jolie pensée en terre cuite, ça ne fera jamais que la deuxième, l'une pour faire chier l'autre, comme elle dit si bien... Moi, souvent, je lui offrais quelques paquets de Gauloises, pour l'occasion, avec parfois un étui en cuir ou simili pour les glisser dedans, un briquet rechargeable, ou encore un cendrier qui tournait comme une soucoupe volante quand on pressait le bitonio pour évacuer dedans la cendre ou le mégot, parce qu'il aimait tellement fumer, je le voyais bien... Il en est mort, à ce qu'il paraît... Ce qui me rappelle que la dernière cigarette qu'il a fumée, c'était dans le hall de l'hôpital où il faisait son bilan, comme on disait, et c'est même moi qui lui avais offerte, alors je m'en souviens bien de sa dernière cigarette, un rare moment juste lui et moi, bien des années plus tard, l'un de ceux auquel je peux sans hésiter attribuer un doigt... J'étais venu le voir, on était descendus boire un jus de chaussettes au distributeur dans le hall... Tu n'aurais pas une cigarette? m'avait-il demandé avec une étrange décontraction... Et on avait fumé, tous les deux, en buvant notre jus de chaussettes, sans dire grand chose, mais tellement proches, c'était même la première fois qu'on s'en grillait une petite tous les deux... Et la dernière, donc... Ensuite, j'étais rentré en voiture, il faisait nuit, c'était je crois en automne mais je peux me tromper, dans la voiture qu'on se partageait, lui et moi, même si j'ai très vite marqué le territoire et même plutôt très salement je dois avouer et que personne d'autre que moi n'osa bientôt plus entrer dedans... À peine était-je rentré que l'hôpital appelait, je décrochais : Votre père a fait un infarctus... Bon... Quelques années plus tard, même s'il n'avait depuis notre moment mémorable plus touché une cigarette, se privant peut-être ainsi de ce qu'il avait le plus et le mieux apprécié dans sa vie : cancer du poumon... C'est quand même bien dégueulasse...

samedi 15 juin 2013

20 ans. Putain... Tout rond. À cette heure-là, il s'était déjà recouché depuis un bon moment et il râlait donc depuis déjà un bon moment, légèrement, régulièrement pour ne pas dire monotonement, un râle tout petit, un faible gargouillis qui semblait même se perdre de plus en plus à l'intérieur de lui. Levé à l'aube, à peu près, avait fait la vaisselle et ensuite ses besoins, sa toilette, avant de finalement aller se recoucher. Puis mourir. Le finalement prend alors tout son sens. Le savait-il? Quand il est allé, finalement, se recoucher, le savait-il qu'il était en train de mourir? Finalement, il est allé se recoucher. Une façon de terminer sa vie qui n'est pas sans sagesse, si on veut. Dommage qu'il ne l'ait pas fait plus souvent de son vivant, d'aller se recoucher, et même avec délice, laisser le monde tourner tout seul qui n'a pas tant que ça besoin de nous, et nous non plus de lui. En tout cas, il est mort tout bien propre, vers les onze heures du soir, heure où habituellement il allait se coucher, après le film à la télé. Quand on l'a lavé, puis habillé, avec ma mère, autour de minuit, il était déjà tout bien propre, à peine un tout petit filet d'urine avait-il ruisselé, mais vraiment pas grand chose, c'était donc principalement pour le rite qu'on l'avait fait, pour prendre soin une dernière fois de lui, doucement, gentiment, le toucher encore un peu tiède et souple, parce que sa toilette mortuaire, si on peut dire, il s'en était déjà occupé tout seul et même très bien. Car il avait tout très bien fait, juste avant, la vaisselle, ses besoins, sa toilette. Quand on s'en va, chez nous, on laisse tout propre, tout net, le mieux qu'on peut en tout cas, pour les suivants, qu'il n'y ait pas de traces, le moins possible, tant que possible, c'est ainsi, de père à fils on se passe sans piper mot la consigne, c'est même notre principal héritage, laisser les lieux comme on les a trouvés et donc en fin de compte soi-même s'effacer, sans faire d'histoires, commencer même, tant qu'à faire, à disparaître de son vivant. Je me dis qu'il le savait peut-être avant de se lever, qu'il était en train de mourir, que ça venait, et qu'alors il s'est levé, pour aller faire la vaisselle, ses besoins, sa toilette. Je ne me souviens plus s'il a bu son café, juste avant, je crois bien, mais je n'en suis pas très sûr, moi j'étais encore couché, juste au dessus de la cuisine, je crois me souvenir du tintement d'une cuillère dans un bol, avant de me rendormir, mais c'est peut-être juste le souvenir du tintement de sa cuillère dans son bol de tous les précédents matins, qui souvent me réveillait il faut dire, puis je me rendormais. Mais peut-être bien qu'il savait. Et qu'il s'est alors levé, au lieu de se laisser sombrer aussitôt. Pour faire ses affaires. Bien comme il faut. Ensuite, tout bien propre, il s'est recouché, et puis c'est tout, agonisant sans tapage jusqu'à son heure raisonnable, discrètement, comme il avait vécu. C'était un homme très propre il faut dire. Et très discret, très pudique. Ne parlait quasiment jamais de lui. Ne racontait même jamais d'histoires. Pas même minuscules. Un homme donc sans histoires, pas même minuscules. C'est étrange, son père qui meurt, dans une maison, à la campagne. Quand je suis remonté dans ma chambre, vers les trois ou quatre heures du matin, dans ce silence, j'ai senti une présence, près de la fenêtre. Une présence familière. Debout, près de la fenêtre, bienveillant, me regardait, se tenant un peu comme sur cette photo, à l'orée d'une forêt, avant de disparaître complètement, dans la forêt. Je devais avoir 10 ou 12 ans peut-être, on était montés à La Sainte, un pauvre monticule qui dominait le bourg, on avait un point de vue en somme, qui valait ce qu'il valait, sur pas grand chose, il y avait là-haut une madone toute noire derrière sa grille rouillée dans sa niche en pierre noircie et moussue, on y montait par un sentier qui démarrait derrière l'église, ou par la route, par l'autre versant, mais nous on avait pris le sentier, pour une fois que j'étais juste avec mon père j'étais content, il avait fallu le forcer un petit peu, j'avais pris des photos et lui aussi m'avait pris en photo ce jour-là, avec mon appareil photo instamatic Avon, que ma mère avait gagné en vendant des produits de beauté Avon. Une petite forêt de pins, quand on arrivait en haut. Le sol était couvert d'aiguilles de pin. Ça formait même un tapis moelleux et odorant. Ça sentait beaucoup le pin. Normal, dans une forêt de pins. Il y avait cette caravane, plus ou moins abandonnée, dans une clairière, et je m'étais dit que c'était bien mieux de photographier mon père devant, plutôt qu'avec le bourg derrière lui au fond de la vallée miteuse, une route bien plutôt ce bourg, la D992, quelques bâtisses le long la boursouflant comme une varice, rien de bien merveilleux, la rivière quand même, Les Usses, qui serpentait plus librement. C'était alors un peu comme si la caravane était la sienne, dans ma petite mise en scène, et donc la nôtre. Voilà ce que je me disais, en prenant la photo. Voilà ce que je me dis toujours, en regardant la photo.

mardi 11 juin 2013

Vous vouliez voir ma nouvelle tête. La voici. Le monde n'est plus du tout pareil, depuis. Tout ce que je vois, maintenant, que je ne soupçonnais même pas avant... c'est étonnant. D'où mon air ahuri. Vous voyez mon strabisme? Là encore il n'est pas trop prononcé, je tiens à mon image, n'exhibe pas trop mes monstruosités, mais il suffit que je regarde plus loin pour devenir sartriesque. Alors, le type, après examen, il m'a dit : C'est un faux. La macula, vous voyez, qu'est pas dans l'axe. Il me montre, sur son bureau, manipulant un gros œil en plastique tout démontable, il connaît bien son affaire, il a d'énormes pellicules sur les épaules. Puis il toussote, hésite un peu, puis, tout en prenant un appareil photo et n'attendant pas ma réponse après m'avoir demandé si je permettais, regardez le point, là-bas, le flash, un air d'animal traqué, la peau luisante et rouge, de monstre brutalement révélé, une image franchement obscène, pathétique, laide, pour ma collection il me dit, il est beau celui-là, ah oui, fameux... J'aurais dû le faire payer, pour la pose. Car je ne pose pas pour rien, moi, normalement. La dernière fois, ça m'a payé mes courses. Bon, vous voulez voir? il me demande et sans attendre ma réponse me pousse avec autorité vers son ordinateur où il me fait défiler à toute allure et fièrement sa collection de faux strabismes. Vous voyez, celle-là, une de mes meilleures, comme un timbre rare, une petite fille avec les yeux de Sartre, jolie comme tout, mais ces yeux-là, bon, un peu monstrueux tout de même, ma petite sœur en somme, ma petite sœur en macula, mais quel ravissement, pour lui, sa collection, sa galerie de monstres, mais le vôtre... pas mal non plus, si si, un de mes meilleurs, pas aussi bien que la petite fille, mais pas loin, me voilà maintenant en bonne place dans sa collection, je serai contemplé par des dizaines, centaines, milliers de faux strabiques et d'étudiants en ophtalmologie, dont il est aussi professeur, chef de clinique et tout, grand chirurgien, le Grand Patron... Sauf que c'est un faux, qu'il me dit, comme la petite vous voyez... C'est à dire qu'il n'y a rien à faire, que c'est incurable?... Oui, dit-il d'un air fataliste, un peu déçu aussi quand même, parce qu'il opère, sinon, quand c'est un vrai, si j'ai bien compris, vous énuclée provisoirement et je sens qu'il aime ça et qu'il doit aussi aimer limer l'orbite, l'os, au micron, pour ajuster, parce que c'est le muscle, derrière, qui est coincé, c'est mécanique, c'est tout con en fait, si je comprends bien, une boule, un trou, moi-même si je n'étais pas si sensible je pourrais opérer... Mais j'étais venu pour des lunettes, moi, c'est tout, je lui dis, pas du tout pour me faire opérer, même si ç'avait été un vrai, ça ne m'a jamais gêné, ce strabisme... L'œil qui pendouille au bout du nerf, sur la joue j'imagine, ou plutôt dans un petit récipient, flottant dans un liquide jaunâtre, pour pas qu'il sèche, qui continue peut-être même à voir, bizarrement, le meulage de l'orbite, la poussière que ça doit faire, et l'odeur aussi... Un faux strabisme... Vers les dix onze ans, une orthophoniste m'avait dit que j'étais un faux bègue. Ça m'avait fait bien réfléchir. Et toujours. Et là, maintenant, un faux strabisme. Bien des disgrâces, mais pour de faux. Et incurable, donc. On s'y fait, à être faux. Un faussaire? Et incurable. Mais comme le monde est différent, maintenant, avec ces lunettes. Moi même, dans ce monde différent, je suis différent. Comment vous expliquer... J'ouvre soudain de grands yeux, ébahi, idiot, car il me faut un temps d'adaptation, accepter que ce monde soit le monde. Et c'est comme si j'en faisais partie tout aussi soudainement, du monde, ça peut surprendre. Tout ce monde qui se met alors à me regarder et même à s'intéresser à moi, et les filles alors, toutes ces histoires qui se présentent soudain... Je les enlève, je redeviens invisible, au moins flou, on me bouscule dans la rue, on m'ignore dans le meilleur des cas, je les remets, on me sourit, on vient même me flairer, c'est étonnant, on m'a même applaudi, hier soir, ovationné, une bonne trentaine de personnes, un héros, une idole, j'étais, quand sans lunettes, pour la même situation, les mêmes m'auraient sans doute hué, voire lynché... Alors, avant de sortir de chez moi je me demande toujours si je les mets ou pas... Quel genre de monde pour aujourd'hui? Je n'ai pas toujours la même envie. Si je les mets souvent, en ce moment, c'est parce que c'est nouveau, c'est que je n'avais jamais vu le monde comme ça auparavant, aussi net, en très très haute définition. Bientôt, je retournerai sans doute avec soulagement dans ma myopie, car tout ça, cette acuité, cette présence intense dans le monde, finira sans doute par me lasser. Et puis, quelque part, ça me semble faux. Je me sens comme au spectacle.