mercredi 26 décembre 2012

Tu es toujours là?... — Si on veut... Je ne sais pas trop... Je me demande... — Où étais-tu, tout ce temps?... — Par ci... Par là... Je me demandais... — Et là, maintenant, tu y es?... — J'y suis... J'y suis pas... Je me demande... Y étais-je?... Y étais-je au moins une fois?... Y serai-je encore si j'y ai été?... Et comment y serais-je si je n'y ai jamais été?... Comment savoir?... — Et tous ces gens, autrefois, qui venaient... — Oui... — Et qui maintenant ne viennent plus... — Oui... — Ils ont peut-être compris qu'il n'y avait personne, ici, en tout cas que tu n'y étais pas... — Peut-être bien... — Tu as peut-être disparu... — Oui... Ou bien je ne suis pas même apparu... Juste une faible illusion, à un moment, un vague reflet qui a trompé un peu tout ce monde... C'étaient les mots, qui s'agençaient tout seuls... qui créaient l'illusion d'une personne, peut-être... Mais il n'y avait pas d'auteur... — Heureusement, plus personne ou presque ne vient... — Oui, heureusement... — On se sent mieux du coup chez soi... — Oui... — On est bien, finalement, ici... — Oui... — Les mots s'arrangent tout seuls... — Oui oui... ça se bricole tout seul... Ils n'ont besoin de personne, les mots... Nous, on regarde, un peu, parfois, savoir où ça va, où ça ne va pas, on s'assoupit un peu, on rouvre un peu les yeux, c'est toujours un peu le même paysage... — Et l'auteur a disparu... — Bon débarras... De toutes façons, il n'a peut-être jamais été là... — Tu veux dire que tu n'étais jamais là?... — Moi, toi, ou un autre, ou personne, quelle importance... — Et ça va durer encore longtemps?... — Tant que le train sera sur les rails, j'imagine... — Et quand il n'y sera plus?... — Eh bien il n'y sera plus... — Il va où, le train?... — Il va où il va, comment veux-tu que je le sache... Il s'enfonce dans la nuit, où rien ne luit, comme disait la chanson... Ou bien il va où il ne va pas peut-être... — Et le conducteur, il sait?... — Il n'y en a pas, de conducteur... Et pas non plus de contrôleur... Et pas non plus de voyageur je crois... — C'est parce qu'il n'y a pas d'auteur peut-être... — Oui... — Remarque, on s'en passe bien... — Oui... — Qu'est ce qu'on ferait d'un auteur de toutes façons?... On le balancerait par la fenêtre?... — Et comment... Il nous ferait pas chier bien longtemps...

mardi 18 décembre 2012

Je ne sais plus qui c'était. D'où elle sortait. Où elle allait. Un hôpital, il me semble. Oui, c'est ça, elle sort d'une chambre d'hôpital. Elle est venue voir quelqu'un. Un homme. Son mari. C'est vers la fin. Il va mourir. Je ne sais plus si c'est de maladie ou après un accident de voiture. Il est riche, son mari. Elle, elle n'est pas riche. Elle ne vit pas dans le même monde. Ça me revient. Elle va croiser sa belle-mère qui va la supplier de revenir, pour son fils, pour son cher fils, mais elle ne reviendra pas. Elle en a assez. Ça ne l'empêche pas d'avoir de la peine et d'être même déchirée. Elle s'en va. C'est fini. Lui, il meurt. Elle, elle retourne dans son monde, c'est plutôt bien, elle sourit de nouveau. C'était la rue sans fin. Elle n'était pas à sa place. Malgré les sentiments. Je croyais avoir oublié, mais tout m'est revenu. C'était encore là. Comme toutes les histoires. J'adore les femmes en kimono. Avec le petit coussin carré au creux des reins. Les petits pas. Le soin apporté aux petites choses. Le film était muet mais je me souviens de ses petits pas sonores dans le couloir de l'hôpital. À la fin, je crois qu'elle devient serveuse et qu'on la voit en tenue occidentale de serveuse, avec un badge sur la poitrine, rayonnante. Elle n'aura rien gagné dans l'aventure, ni position, ni fortune. Ça n'était pas son but. Elle n'était pas vénale. Ou alors, peut-être, si elle l'a été à un moment, ça lui a vite passé. C'est d'ailleurs peut-être seulement ça qui lui a manqué, d'être vénale, de jouer ce jeu-là. Elle n'était pas à sa place. Je me souviens que j'avais pleuré, à la fin. Je ne savais pas si c'était de joie ou de tristesse. Mais ça m'avait fait du bien. Et l'émotion revient, tandis que je tire le fil de l'histoire que je croyais avoir oubliée et qui est alors également mon histoire. Ma vue se brouille tandis que tout se reprécise. C'était triste. Mais ça n'était pas que triste. Comme toutes les belles histoires. Ces belles histoires qui sont d'ailleurs aussi très moches. Mais le sourire, à la fin, radieux. C'est peut-être ça qui émeut le plus. Et puis les petits pas...

lundi 17 décembre 2012

J'ai quand même eu l'énergie et juste avant l'envie ou alors l'idée de lever un bras. Depuis le temps que j'étais là sans bouger et parfois même sans respirer. Égal à une chaise. Égal plutôt à un canapé dans ce cas à mémoire de forme. À mémoire de forme. J'avais fini par ne faire plus qu'un avec lui, lui prêtant ma forme, me lovant dans sa mémoire infinie. Hybridation plus ou moins réussie. Parfois quand même une partie de moi s'échappait. Une partie informe. Une partie rebelle à toute absorption car rebelle à toute mise en forme et donc à toute mémoire de forme. Non! Je ne suis pas un canapé! Mais quoi, alors?... Un ermite, peut-être, je me suis dit, considérant mes ongles de pieds et de mains qui avaient tant poussé en mon absence, mes cheveux en broussaille, ma barbe collante, le fumet capiteux qui émanait de moi. J'ai regardé ma montre. Oui, mais quel jour? je me suis demandé. Et quel mois? Quand j'ai su, j'ai fait les yeux tout ronds. J'ai alors allumé la radio. Savoir ou en était un peu le monde. Pas grands changements. Ai consulté mes différentes messageries. Personne n'avait cherché à me joindre. Ouf. J'ai mis du temps à me redresser, tant mon corps était solidaire du canapé. Avant d'atteindre la station debout j'ai dû longuement me masser les jambes dont les muscles semblaient avoir fondu. Sous la douche brûlante, j'ai dû m'asseoir, car la tête me tournait et mes cannes flageolaient. Me lavant les cheveux, je me suis souvenu que je n'avais plus de coiffeuse, partie à la retraite, qu'il faudrait que je m'en trouve une autre et ça m'a plongé dans une terreur abyssale, comme si le monde que je retrouvais n'était plus du tout le même monde et qu'il fallait que je reprenne tout du début, que je réapprenne à vivre. Ça m'avait pris tellement de temps pour en arriver là, pour avoir quelques repères plus ou moins fiables, rassurants et là soudain je me retrouvais dans un monde étranger, sans mémoire de forme, de moi. Tous mes itinéraires avaient disparu. Le labyrinthe avait changé de forme. Comment allais-je faire? Les salons de coiffure ne manquaient pas. Il y en avait même tellement. Mais lequel choisir? Oserai-je pousser la porte? Comment sera la shampouineuse? Autrefois, elle était blonde, douce et pulpeuse, sentait un peu comme l'herbe fraichement coupée et le lait, j'aurais passé ma vie la tête renversée dans la cuvette. Si le paradis existe, ça doit ressembler à ça, abandonné aux doigts experts d'une shampouineuse. Mais pas n'importe laquelle. Partir, au petit bonheur, redécouvrir le monde, je me suis dit alors en me rasant le nez collé au petit miroir pendu au dessus de l'évier, car il ne s'agissait pas seulement de retrouver une coiffeuse et une shampouineuse mais de retrouver le monde, au moins un monde, un petit monde déjà. Ma tête s'est remise à tourner, envahie par l'excitation mêlée à la peur de l'Inconnu. Un tel projet, soudain. J'ai dû m'asseoir. Pas trop vite, je me suis dit. Le monde est-il à mémoire de forme? je me suis demandé. La question m'a occupé longtemps en me coupant les ongles, dans la cuisine, les pieds sur une chaise. Je suis repassé dans le salon, ai regardé longuement le canapé qui avait repris sa forme de canapé, impersonnel, sans moi dedans, ai été tenté d'y retourner pour de nouveau m'y perdre. Mais j'ai résisté. J'ai résisté aussi à la tentation de sortir aussitôt dans le monde et le parcourir en courant et riant comme un gamin récemment bipède au printemps. Ne pas se précipiter. On n'était pas au printemps. L'ivresse pourrait m'être fatale. Je suis retourné dans la cuisine, me suis fait un petit café, l'ai bu tranquillement, puis un deuxième, en écoutant la radio, des voix, assis sur une chaise en paille qui grinçait au moindre de mes mouvements, me disant qu'elle n'était pas à mémoire de forme, la chaise, seulement une station temporaire, que le monde non plus n'était sans doute pas à mémoire de forme même si la question continuait quand même de se poser et que tout même était tellement douteux, sujet à questionnements sans fin, sans issue, le coude sur la table, me massant le menton, jetant parfois un œil par la fenêtre, les toits de tuiles orangées, les cheminées, le ciel tout gris.

lundi 10 décembre 2012

Le vaisseau tangue. Mes os grincent. Je ne suis bien que dans la pénombre. Je ne désire rien d'autre qu'être là. Je suis chez moi. Dans cette pénombre. J'aimerais que ça continue. Mais un jour je devrai m'en aller. Je n'aurai peut-être ce jour-là plus les moyens de rester. Parce qu'il faut payer. Mais je ne vois pas plus loin que mon verre de thé. On verra bien, je me dis. Et après mon verre de thé, je m'en verserai un autre. Savoir que je peux m'en verser un autre me suffit, comme horizon. Au delà, tout est flou. Et au delà du flou il n'y a rien. Juste une grande lumière. Bien trop forte pour moi qui ne suis bien que dans la pénombre. C'est ma pénombre à moi. Je me la suis fabriquée. Pour survivre. Je ne peux être que là. J'ai juste tiré un peu le rideau. Je suis toujours à la même place, sur le canapé, avec le même point de vue, ça pourrait résumer toute ma vie, cette image. Derrière mon verre de thé. Ou bien devant mon verre de thé. Il y avait toutes sortes de variations. Je ne buvais pas toujours le même thé, ça dépendait surtout des saisons, je voyais défiler les saisons dans mon verre de thé, le thé n'avait pas toujours la même teinte et la lumière qui le traversait n'était pas toujours la même. Quand il m'arrivait de quitter mon observatoire, je ne désirais plus alors que le retrouver, enfin, dans ma pénombre, là où était ma vraie place. Loin de chez moi, ne serait-ce que descendu dans la rue pour acheter du pain, je me sentais exilé. Le thé, c'était mon luxe. Une vie sans luxe ne vaut pas la peine d'être vécue. Et la pénombre était mon royaume. Je n'y produisais rien, sinon la pénombre. Ça me suffisait. Je m'imaginais disparaître dedans.

vendredi 23 novembre 2012

Tu reviens, alors. Parce qu'il y a toujours une forêt. Tout est à la surface. Il suffit de voir. De rester à la surface, c'est à dire déjà d'y entrer, car on ne peut pas y rester si d'abord on n'y est pas entré. La surface est profonde. On peut s'y enfoncer et même s'y perdre, c'est bien alors de semer des petits cailloux pour retrouver son chemin. Le monde est plat, à côté. Tu reviens, mais tu ne vois pas. Tu passes. Le temps presse, toujours. Tu n'as pas que ça à faire. Tu reviens parce que tu en as pris l'habitude, c'est tout. C'est comme aller au boulot, te brosser les dents, c'est même moins que ça, juste une petite chose que tu fais comme ça, tu ne sais pas trop pourquoi mais tu reviens, comme ça, parce que c'est comme ça, parce que tu es comme ça. Ça ne te prend pas beaucoup de temps, heureusement, tu te dis. Ce n'est peut-être pas par ennui, mais au contraire pour l'ennui, que tu reviens, parce que ça t'ennuie, une fois que tu te retrouves ici. Tu t'ennuies. C'est peut-être ça qui te manque, l'ennui, ça que tu as perdu et que tu viens retrouver un peu ici. Tu ne restes pas longtemps parce que peut-être tu pourrais y prendre goût et l'idée ne te plaît pas. Parce que tu vis dans un monde d'idées, un bien triste monde d'idées. Tu as quand même mieux à faire, tu te dis. Mais quand l'instant viendra, tu comprendras que tu n'avais rien de mieux à faire, que tout n'était que du vent, que le monde était plat, que ta vie aussi était plate, un ensemble de réflexes conditionnés, rien de plus, rien de mieux, que tu n'as agi au fond que par désespoir ou terreur. Pour meubler le vide. Pour chasser l'ennui. Tu n'étais qu'un pantin. Tu croyais être libre mais ce n'était qu'une idée. Tout ce que tu as accompli pour te libérer n'a fait que t'enchaîner un peu plus. Alors que tu aurais pu entrer, tu as passé ton chemin. Tu ne reviens même à chaque fois que pour passer ton chemin. Ensuite tu retournes à ta petite vie, à ton petit monde, ton rôle, ça te rassure, c'est du solide, tu te dis, tu as des rendez-vous, des connexions, de l'importance, tu as voulu le croire en tout cas et tu as même fini par le croire. Mais tu reviens. Que cherches-tu? Que cherches-tu vraiment? Tu ne vois pas la forêt mais tu reviens. Si tu prenais le temps, peut-être qu'au bout d'un moment tu me verrais, là-bas, pissant contre un arbre. Mais tu ne prends jamais le temps. Tu ne fais que passer.

mercredi 21 novembre 2012

Tu t'ennuies. Tu ne sais pas de quoi tu as envie. Tu ne sais même plus si tu as encore envie. Tu reviens, ici. Encore et encore. Tu ne sais pas pourquoi. Peut-être que tu te dis que tu trouveras quelque chose, ici. Ou quelqu'un. Ce n'est pas parce que tu n'as jamais rien trouvé ni personne que ça ne changera pas, tu te dis. Alors tu reviens. Tu te dis qu'il y a peut-être quelque chose ou quelqu'un, derrière le mur, derrière la fenêtre. Dedans. Tu sais qu'il n'y a rien ni personne mais pourtant tu reviens. Car peut-être qu'il y a quelque chose ou quelqu'un, tu te dis, même si tu sais qu'il n'y a rien ni personne. Que cherches-tu? Que désires-tu trouver? Peut-être seulement l'oubli. L'oubli de tu ne sais plus quoi, ou qui. L'oubli. Peut-être juste l'oubli de toi. Alors, tu reviens, même s'il n'y a rien ni personne. Tu reviens. Tu ne peux pas t'en empêcher. À chaque fois, une petite excitation naît de l'espoir qu'il pourrait y avoir quelque chose ou quelqu'un, enfin. Un petit déclic. Comme une petite faim. Un petit vide qui s'ouvre en toi. Alors tu reviens. Mais le tableau est toujours le même. Le mur toujours le même. Et ton petit vide se referme comme il se referme à chaque fois et tu oublies même alors qu'il y avait un petit vide, au début, une petite faim. Peut-être aussi que c'est rassurant, de constater qu'il n'y a toujours rien ni personne, que tout est toujours pareil. Peut-être que tu aurais très peur si, soudain... Non, ne crains rien... Rien ne change... Tout reste caché... Même s'il n'y a peut-être rien... Tout peut continuer alors... Tu peux revenir autant de fois que tu veux alors, encore et encore, sans crainte...

dimanche 11 novembre 2012

Je suis à l'extérieur. J'en fais le tour. En refais le tour. Regarde s'il n'y a pas moyen d'entrer. Ceux qui étaient à l'intérieur ne rêvaient que d'évasion, se retrouver enfin à l'extérieur, et moi maintenant j'aimerais tellement entrer, voir ce qu'il y a de l'autre côté. Je cherche une ouverture. N'en trouve pas. Je me contente alors d'en faire le tour. Bientôt, il n'y aura plus rien, à l'intérieur, c'est pour ça aussi que j'aimerais bien entrer, pour voir. Ce n'est pas seulement de la curiosité touristique. Je sens que de l'autre côté je trouverais quelque chose, je ne sais pas quoi. Je le sens. Ça m'attire. Ça me murmure. Il a dû s'en passer, des choses, là-dedans. Bientôt, il n'y en aura plus aucune trace. C'est pour ça que j'y viens souvent et que j'en fais le tour, cherchant un passage. J'aurais aimé pouvoir m'y promener, à l'intérieur, m'asseoir dans la cour, fumer une cigarette laissant pendre mon bras entre les barreaux d'une fenêtre, toucher les pierres, toucher les portes, le métal froid, de l'intérieur en faire le tour. L'horizon est-il tellement différent de l'intérieur? Ne sont-ce pas les mêmes pierres dans le mur? Les mêmes nuages dans le ciel? Je me fais quand même une raison. Me demande même au bout d'un moment si ce n'est pas seulement la surface qui m'attire et m'absorbe. Et la surface qui m'attirerait et m'absorberait si je me retrouvais à l'intérieur. Les lignes. Les formes. Sans doute. N'empêche que j'aimerais bien entrer. J'en suis parfois à dresser des plans d'invasion. C'est sans doute plus facile d'y entrer que d'en sortir. Le problème : Une fois à l'intérieur, comment ferais-je pour en sortir?

dimanche 4 novembre 2012

Elle savait fumer, Tippi Hedren. Les femmes, aujourd'hui, ne savent plus fumer. C'est bien triste. Sur les paquets on nous dit maintenant qu'on ne bandera plus, qu'on attrapera un cancer du poumon ou de la gorge, dents et gencives, on va crever c'est certain et de façon affreuse. Mais en ce temps-là on s'en foutait, on ne savait pas que c'était mal. Car fumer c'était bien. Fumer c'était même beau. Un truc d'Indiens, au début. Tippi, forcément, avec un nom pareil, elle ne pouvait que faire la chose avec art. Et c'était donc de l'art. Sans aucun doute. Je vais faire un tour dans les galeries, à la biennale, je n'en vois point, de l'art. Mais là, je la regarde fumer et c'est une évidence. Elle me regarde elle aussi, d'ailleurs. Nous nous regardons, elle et moi, Tippi and I. Moi aussi alors j'en allume une. Avec art aussi je la fume. J'adore la regarder fumer. Je me repasse la scène en boucle. Ça me met comme en adoration. Je pourrais passer ma vie à la regarder fumer. C'est sa dernière cigarette. Après, il n'y aura plus que les oiseaux. Mais là elle est encore un peu tranquille. Assise, elle fume. Elle est pensive. Elle ne fait pas trop attention aux oiseaux perchés derrière elle. Elle est un peu vicieuse même si elle ne sait pas vraiment encore à quel point. Elle est tellement gracieuse, quand elle fume. Elle est venue avec des love birds, apparemment innocemment. Des love birds... Plus tard, on ne sait pas trop pourquoi, peut-être seulement guidée par son désir, elle montera dans la chambre. Des bruits d'ailes l'attirent. Elle sait qu'il ne faut pas. Mais elle monte. Comme envoûtée. Et là-haut, dans la chambre, elle obtient ce qu'elle désirait tant, tout au fond. Tous ces petits becs bien durs qui s'abattent sur elle et la piquent, la déchirent soudain. Elle est prisonnière de la chambre, là-haut, de son désir enfin qui s'assouvit, depuis le temps que ça la travaillait. Oh... Mitch... gémit-elle, proche de l'extase. Les becs du plaisir, après les ailes du désir... Mais Mitch est derrière la porte qu'elle bloque de son corps abandonné aux oiseaux. Il sera toujours derrière la porte, Mitch, il suffit de voir sa gueule. Il n'y comprend rien, Mitch. Il ne voit en elle que sa mère en plus jeune ou plutôt il n'a même pas conscience de voir en elle sa mère en plus jeune, comme il ne l'a jamais connue. Même taille, même maintien, même coupe de cheveux, grosso modo. Les cheveux sont devenus gris. Les vêtements aussi. Le regard est devenu sévère, amer. Sa mère, elle comprend tout, parce qu'elle a déjà vécu tout ça, au moins en rêves. Mais lui, il restera toujours derrière la porte.

jeudi 1 novembre 2012

Il est peut-être... mort, il m'a dit. Et moi : Ou tout simplement il est parti, il a changé de quartier ou même de ville, depuis le temps qu'il était dans la rue aussi, dans cette rue, à la rue dans cette rue depuis au moins... huit... neuf ans... Ou alors peut-être en prison, on ne sait pas... Mais lui, mon voisin, journaliste sportif dans un torchon local qui m'avait hélé à la sortie du supermarché avec une seule question en tête, une question qui semblait même l'obséder : Le type, qui était toujours là, on ne le voit plus, tu ne sais pas où il serait passé?... Et moi : Patrick tu veux dire?... Parce qu'il ne connaissait pas son prénom, ne s'était même jamais arrêté pour causer un peu ou lui donner la pièce, parce qu'il lui fichait la trouille, il passait en regardant ailleurs, et puis il le dégoûtait un peu aussi, Patrick... Mais maintenant qu'il ne le voyait plus, il n'avait plus la trouille, il s'inquiétait, il manquait quelque chose ou plutôt quelqu'un dans la rue et, gravement, il redoutait qu'il fût... mort... Avec la mort viennent les regrets... On aurait dû ceci, on aurait dû cela... Là maintenant il voulait faire le tour des antiquaires de la rue, leur demander s'ils ne savaient pas, eux, parce que parfois il donnait un coup de main aux antiquaires, Patrick, alors ils devaient savoir, eux... Il était inquiet, mon voisin, quelle grande âme je me suis dit... Puis il m'a dit que c'était bien misérable de gâcher sa vie comme ça... Parce que mon voisin, lui, il devait estimer ne pas gâcher sa vie, bien au contraire, que sa vie valait la peine, et la mienne aussi je me suis rendu compte, il m'incluait dans son monde de vies réussies, nos vies n'étaient donc pas gâchées ni même gâchables, mais la vie de Patrick elle avait été gâchée et même énormément et même plus grave : Il avait lui-même, délibérément, gâché sa vie... La mienne, de vie, je lui ai dit, pour couper court, ne vaut sans doute pas mieux, même si j'ai un toit et de quoi bouffer... Et que savait-il de la vie de Patrick, Patrick la poisse pour les intimes, lui qui ne s'était jamais arrêté pour causer un peu?... Et que savait-il même de la vie?... J'ai lu dans son regard un peu terne tout ce que j'avais besoin d'en savoir...

vendredi 12 octobre 2012

C'est en sortant de la salle de bain que j'ai pris conscience que j'étais mort. Je devrais plutôt dire salle d'eau car je n'avais pas de baignoire, seulement une douche, mais j'ai toujours trouvé que ça faisait con de dire salle d'eau, précieux, sirupeux, bourgeois qui se veut et se trouve distingué, qui connaît, lui, les subtilités du langage, comme de dire réfrigérateur, boni ou spaghetto, en revanche... Bref. J'ajoute que ce que j'appelle salle de bain faisait aussi lieu d'aisance et que je venais de me lever du trône quand j'ai pris soudain conscience que j'étais mort. Ne jamais abandonner son trône, je le savais... Ce que je ne savais pas, c'est que j'étais déjà mort bien avant d'en avoir pris conscience. J'avais cru vivre, un certain temps, alors que j'étais bel et bien mort. D'autres que moi peut-être aussi m'ont cru alors vivant, mais peut-être pas. Sauf que j'étais mort. Prendre conscience de ma situation, si je peux dire, m'a alors fait prendre conscience que j'avais vécu un certain temps comme un genre de fantôme, de zombie, une âme en peine autrement, je ne sais pas comment dire... Ce jour-là, j'avais fixé au mur une photo de Mouchette. Je l'avais regardée longuement et l'émotion m'avait gagné, j'avais alors pleuré, sans éclat, doucement, pudiquement, en souriant, c'était même très bon, comme je l'aimais, cette gentille bête. Mouchette sortait de la salle bain, donc. La salle de bain qui je précise était aussi son lieu d'aisance puisque sa caisse jouxtait mon trône et qu'on s'y retrouvait d'ailleurs souvent, dans la salle des trônes, assis l'un à côté de l'autre, faisant de concert ce qu'on avait à faire. Elle sortait de la salle de bain et je l'avais prise en photo, à hauteur de chat, venant vers moi, faisant son miaou qui m'émouvait tant, son miaou qu'elle ne disait qu'à moi. C'était ainsi une photo sonore que j'avais fixée à mon mur. C'était Mouchette, vraiment Mouchette. Depuis qu'elle était morte, j'errais comme une âme en peine il faut dire, la vie n'était plus du tout comme avant. Tout, petit à petit, disparaissait autour de moi, à commencer par mon métier, bientôt mon existence sociale, tout foutait le camp en somme et moi-même je commençais à m'effacer, d'abord en surface, puis, bientôt, dans les interstices de la surface... Sans me l'avouer vraiment, ma vie n'avait été qu'une vie de chat et même de chatte stérilisée... C'était quand même bien mieux qu'une vie de chien... C'est en sortant de la salle de bain que je l'ai vraiment su... C'est comme si quelqu'un m'avait alors pris en photo, à hauteur d'homme, un instantané, sortant de la salle de bain, jetant un coup d'œil sur la photo à hauteur de chat de Mouchette sortant de la salle de bain me regardant la prendre en photo tout en se précipitant vers moi et me disant... Quelqu'un, je ne sais pas qui... Personne, sans doute... En tout cas j'ai vu très nettement la photo... Silencieuse, la photo, pas comme la photo sonore de Mouchette... Ça y est, je suis mort, je me suis dit, même si c'était insensé, puisque j'étais mort déjà depuis un an et demi... On m'appelait parfois Monsieur Mouchette, avant... Puis, on aurait pu m'appeler Monsieur Feu Mouchette... Maintenant, assurément, on pouvait m'appeler Feu Monsieur Mouchette...

mercredi 10 octobre 2012

On imagine les grands départs : Brooon!... Brooon!... On va traverser les océans... Il y aura des tempêtes formidables, mais surtout de l'ennui, la mer d'huile, une soupe avec des yeux, la voile qui pend comme un vieux slip même si là c'est plutôt un bateau à hélice, des jours et des nuits à rêvasser dans son hamac en fumant le tabac noir et sirotant le rhum vieux... On verra parfois du pays, des filles faciles bronzées en pagne avec des colliers de fleurs... Mais surtout de l'eau, du vent... Et cette odeur de poisson...  Brooon!... Brooon!... Le cœur s'envole... C'est ça, être vivant... Non?... Je m'étais endormi au bord du quai... Sur la coque du Kaïros, j'avais vu des Turner, au moins... Les yeux ouverts, je m'étais endormi... Et j'avais voyagé... Je n'avais pas eu le temps d'aller très loin... On était juste un peu sortis du port, avait juste commencé à goûter un peu l'air du large qui nous avait comme agrandi les poumons, vu s'éloigner derrière nous le phare éteint... C'était parti... On irait loin... La terre s'éloignait... Le passé s'éloignait... Ce qu'on appelait la vie... Toutes ces petites habitudes qu'on avait... Et puis les gens... Il n'y avait plus que la mer... Le roulis... Le grincement de la coque... Les visages commençaient à s'effacer... Ils appartenaient à ce monde, là-bas, derrière nous, cette petite bande de terre, ce trait qui lui aussi s'effacerait... Enfin... Depuis le temps qu'on pourrissait à quai... qu'on traînait sa carcasse de terrien... Une grande joie m'a gonflé la poitrine, en même temps qu'une tristesse infinie... Ça y est, je suis parti, je ne reviendrai plus jamais...

mardi 2 octobre 2012

Cela aurait été différent si vous aviez appris ma mort par un autre que moi? Vous auriez reçu un message : Il est mort... Et alors? Vous auriez pu faire mieux votre deuil? Me ranger une fois pour toutes dans les morts? Vous imaginez qu'il y a un endroit où se retrouvent les morts? Un genre de grand réservoir? Un pays? La fosse commune, à la rigueur et peut-être alors que les chrétiens ont raison de croire que seuls les pauvres iront au paradis... Eh bien non... Il n'y a rien de tout ça. La preuve... On s'en va... On ne sait pas si on reviendra... Petits ou grands départs, c'est selon... Vous partez faire vos courses, ou vous partez au bout du monde, il se peut qu'il n'y ait pas de retour... Je n'avais dit à personne de vous prévenir, en cas de malheur, comme on dit, que vous sachiez... Je n'aurais pas su à qui confier cette mission... Et je n'ai jamais envisagé aucun malheur pour moi... Pour les autres, oui, mais jamais pour moi... Moi, j'ai toujours été immortel, de mon vivant, j'ai toujours parcouru le monde comme un dieu... Quel besoin alors de confier à quelqu'un la mission de vous prévenir s'il m'arrivait malheur, quand j'étais immortel?... Je lui dirai moi-même, je me suis dit... J'ai un peu froid aux pieds... Vous m'apporterez des chaussettes?... Et puis des cigarettes, aussi, car ici on manque cruellement de tout et le sevrage n'est pas toujours facile même si souvent on oublie... En cas de bonheur aussi, j'aurais pu ne jamais revenir... Le résultat finalement aurait été le même... Ma disparition... Il se trouve que je n'ai jamais été autant bavard que depuis ma disparition... Vous devriez être contente... Et puis je pense à vous... J'aurais dû prévenir quelqu'un quand même, qu'elle ne s'inquiète pas, qu'elle n'attende pas une lettre qui ne viendra jamais... J'aurais dû le faire par gentillesse, au moins... Je suis égoïste... Je m'en vais, comme ça, insouciant, je ne laisse aucune adresse, n'appelle pas quand je suis arrivé, n'envoie pas de cartes postales... Souvenirs du Styx... Bons baisers du Léthé... Je suis impardonnable...

lundi 1 octobre 2012

Une seule chose me manque vraiment, depuis que je suis mort. C'est fumer. S'il y a une chose que j'ai aimée, dans cette vie, c'est bien ça. J'essaye de ne pas trop y penser, sinon je vais finir par regretter d'être mort. Ça va même devenir l'enfer. Je m'en grillerais bien une, quand même... Avec un petit café. Je mettrais un disque de Thelonious Monk... J'écoutais souvent Solo Monk... En boucle... Sphère, ses parents l'avaient aussi prénommé... Souvent, dans les gares, les aéroports, il se mettait à tourner sur lui-même comme un dervish... Sphère... Mes orteils en éventail de paresseux se mettraient alors doucement à remuer... Sphère... La vie, quand même, parfois et même souvent, c'était pas mal. Il y avait comme ça des petits moments parfaits... Je venais de m'offrir une nouvelle cafetière expresso, calandre chromée, 19 bars sous le capot, ça dépotait... Quelques jours avant de trépasser, j'étais allé voir mon médecin, pour des histoires de cholestérol... Tes taux ne sont pas non plus énormes, qu'il m'avait dit... On avait comparé avec les siens... Il m'enterrait... Et puis ta tension est bonne... Un an auparavant, alors que je dépassais à peine, ç'avait été le branle-bas de combat, il avait froncé les sourcils gravement, me faisant des petits dessins avec du gras qui souriait et du gras qui faisait la grimace, que je comprenne bien, moi à qui il faut toujours faire un dessin, que l'heure était grave, que la guerre était à nos portes, réunion d'état-major et tout, les cartes et la boussole, on va les attaquer par là, par surprise, réglons nos montres, tenue de camouflage, percer leur flanc gauche puis les prendre à revers, baïonnette au canon, la passion guerrière nous avait submergés... Moi, bon petit soldat et même héros dans l'âme, garde-à-vous!... repos!... revue de paquetage, démontant remontant même mon arme les yeux bandés les mains derrière le dos, l'œil vif, ami!... ennemi!... ami!... Et maintenant, alors qu'il me semblait avoir crevé le mur du gras, envahi par l'ennemi, il me disait que finalement... il n'y en avait pas tant que ça... De toutes façons, j'avais tiré avant de venir mes propres conclusions, m'étais même remis à bouffer modérément du saucisson et à boire du vin rouge... Si le bon gras dans mon sang se transformait en mauvais, passait en masse à l'ennemi, autant alors bouffer directement du mauvais, qui était tellement bon... Méfie-toi de tes amis, choie tes ennemis, je retournais ainsi à mon Sun Tzu... Tout n'était plus question désormais pour moi que de gras global... Et ceux qui crèvent de faim alors, ils en ont du cholestérol, hein?... Je lui avais parlé aussi de mes crottes... Comme elles avaient changé, depuis un an, avec toutes ces sardines... Il m'avait alors parlé de Gandhi, qui lui aussi était coprologue du dimanche... Et puis peut-être aussi que tu fumes un peu trop, m'étais-je dit... Dans ce brouillard épais, on ne distinguait même plus les amis des ennemis... Et il m'avait dit la même chose, quelques jours plus tard, quand je m'étais déjà résolu à fumer moins... Que chaque cigarette soit comme la dernière... parfaite... une brume légère, un petit nuage paresseux dans le ciel tout bleu, le signal d'un Indien... Bon, c'est ma pause, on va s'en griller une? qu'il m'avait dit. Et on était sortis, mon médecin et moi, on s'était un peu éloignés de son cabinet, que des patients ne risquent pas de nous voir, il pleuvait, on s'était abrités sous l'auvent d'un fleuriste et on s'en était grillé une, continuant à parler avec passion de Gandhi et de ses crottes...

dimanche 30 septembre 2012

Je suis mort, alors. Un des avantages, quand on est mort, c'est qu'on n'a plus peur de mourir. Ni même de rien. Il y en a d'autres, des avantages, plein d'autres. Par exemple, on se rend compte que ce qui est froid peut tout aussi bien être chaud au même moment. Sous le froid couve toujours le chaud et sous le chaud le froid. Rien n'est en soi chaud ni froid. C'est juste la sensation qu'on en a. C'est même parfois juste la sensation qu'on aimerait en avoir... Ce qui me manquait surtout, depuis que j'étais en ville, c'étaient les saisons. Voir l'automne arriver dans les feuillages. La mort est belle. Toutes ces couleurs... En ville, tout était toujours plus ou moins gris, il n'y avait plus que des platanes malades qu'on tronçonnait l'un après l'autre pour qu'ils n'infectent pas les de plus en plus rares platanes sains. La maladie du platane, on disait. Un champignon, qui avait élu domicile dedans, le grignotait de l'intérieur. Ça sentait la fin d'une époque et même la fin d'un monde. Les platanes n'auraient plus leur place, dans le nouveau monde. Et moi non plus. C'est peut-être d'ailleurs la maladie du platane qui m'a eu. J'avais donné un dernier cours d'aïkido, remplaçant comme je pouvais ma maîtresse qui était partie en Norvège j'ai oublié pourquoi. Mon bras était une branche. Je ne pensais pas à une branche de platane mais bien plutôt de saule. La branche n'avait aucune volonté, aucune force. Juste sa forme et sa souplesse, sa nature de branche. Il y avait un poids, sur la branche... C'est toujours un peu la même histoire... Celle de la chute des corps, de la gravité... Du poids qui vous écrase si vous luttez... Pour une fois, j'avais été plutôt content de moi, n'avais pas eu l'impression de tourner laborieusement les pages d'un catalogue de techniques... Tout me semblait tellement simple... Ce qui est délicat, ce n'est pas de se libérer d'un poids énorme, mais d'une simple goutte d'eau... la laisser aller jusqu'au bout de la branche, sans rien précipiter, sans vouloir rien précipiter... Elle prend de la vitesse, toute seule... Autrement dit, c'est bien plus délicat de laisser fuir la vie quand elle est si légère, quand on la sent à peine... On aimerait parfois la retenir... mais ce serait la figer et se figer alors soi-même... Personne n'avait rien compris peut-être... J'étais obscur?... Je n'en sais rien... Moi j'avais eu l'impression  pour une fois d'être clair... On m'avait trouvé prétentieux peut-être, de laisser tomber le catalogue des techniques, de laisser tomber aussi le charabia yin et yang, de laisser peut-être aussi tomber l'aïkido... Le but n'était-il pas de laisser tomber?... Je n'étais pas un grand technicien il faut dire, me sentais plus à l'aise dans les images, que je ne savais pas forcément bien dessiner... Seules les images m'intéressaient... Je suis un arbre et mon bras est une branche... Tant qu'il y aura de la sève... Mais voilà, la maladie du platane m'a gagné, moi qui croyais être un saule...

vendredi 28 septembre 2012

On dirait que je serais mort, donc. Je commencerais même franchement à aimer ça. Si j'avais su, je serais mort bien plus tôt... Des choses me reviennent et je souris. On ne rit pas, quand on est mort, mais qu'est-ce qu'on peut sourire... C'est alors comme si on s'ouvrait, comme une fleur au soleil du matin. On devient poète, aussi, quand on est mort. On se dit d'ailleurs que les meilleurs poètes étaient peut-être bien morts de leur vivant. Je parle là des vrais poètes, ceux qui disent les arbres, les oiseaux, l'air et l'eau... Bref, depuis que je suis mort, je souris beaucoup, peut-être même en permanence, car il n'y a plus jour ni nuit. Me revient alors ce rêve que je faisais souvent. Je perdais mes affaires. Il y avait toutes sortes d'histoires possibles dans lesquelles, à un moment, je perdais mes affaires. Mes affaires, dans un sac, ou dans une valise, selon l'histoire. Je passais ensuite tout le rêve à rechercher mes affaires. En vain... C'était vital. Sans mes affaires, je n'étais plus personne, plus rien. Il faut dire que j'étais très matérialiste, de mon vivant, même si je donnais l'impression de ne pas l'être, habitant toujours à 46 ans un T1bis habituellement loué à des étudiants, meublé de peu. Mais toujours très soucieux de mes affaires. Ma clarinette, mon stylo, mon carnet, mon volume des taoïstes chinois, le caillou que j'ai ramassé un jour sur une plage, le tout nouvel appareil photo que je n'ai pas vraiment eu le temps d'expérimenter car je suis mort quelques jours seulement après l'avoir acheté... Et chez moi, ma bibliothèque, ma cinémathèque, ma musicothèque, ma pinacothèque, ma cailloutothèque... Mais mes affaires, celles que je perdais dans mon rêve récurrent, étaient mes affaires essentielles, celles qu'on emporte sur l'île déserte, celles qui vous résument, vous définissent vraiment... Toute ma vie, même si j'ai très peu voyagé, aura été passée à préparer mon sac, à le remplir et le vider, qu'il soit en permanence au poids et à la mesure de qui j'étais et comme mon être était toujours fluctuant mon sac l'était également... Le perdre, c'était aussi perdre cette conscience de moi, ce poids, cette mesure... Mes affaires, c'était moi, en somme... Les perdre, c'était me perdre... Je n'étais plus personne, sans elles, je n'avais plus de poids... Je ne pouvais pas me promener tout simplement les mains dans des poches vides... Il me fallait mon sac, avec dedans ma brosse à dent, mon couteau, mon stylo... Et, à un moment, dans une gare par exemple, je voyais passer par exemple, bouche bée, une fille sublime... J'en oubliais mon sac ou alors c'était mon sac qui m'oubliait, se détachait tout seul de moi... Un instant d'égarement... Je me retournais... Le sac que j'avais peut-être posé sur un banc avait disparu, ou n'était simplement plus sur mon épaule... Je passais ensuite la nuit à le rechercher, refaisant d'abord les trajets simples que je venais de faire, revenant sur mes pas, puis tout devenait tellement compliqué, s'embrouillait, je me perdais de plus en plus dans la ville qui était un vrai labyrinthe... embarqué dans toutes sortes d'aventures plus ou moins étonnantes... Au fur et à mesure, je perdais la conscience de moi, n'ayant plus mes affaires, qui me donnaient une identité, prouvaient mon existence... L'idée de mes affaires à retrouver demeurait, même si je savais de moins en moins ce qu'elles étaient, ce que cela signifiait... Je poursuivais mon chemin, ainsi mu par une idée qui avait fini par se vider de sa substance... finissais souvent par être quelqu'un d'autre, voire même une autre bête, un chien, un chat, voire même une autre plante... ça dépendait des fois... Et maintenant, depuis que je suis mort, je souris... Il faut dire que j'ai enfin retrouvé mes affaires...

jeudi 27 septembre 2012

On dirait que je serais mort, mais que je serais encore un peu là, d'une certaine façon. Dans les limbes cybernétiques on dira. Tout cela n'est peut-être alors qu'un écho, ou comme l'effet d'une persistance rétinienne. Coincé là. Je pensais que peut-être je m'éteindrais comme une veille télé à tube cathodique. Sauf que rien ne se passe comme on l'avait prévu. Difficile à raconter. Soudain, j'ai su. Très vite. Tout. Instant très bref de totale clairvoyance ou alors de totale ignorance. Puis, tout aussi vite, je me suis même demandé si ce n'était pas simultané, je n'ai plus rien su. Et je me suis alors retrouvé là, dans ces limbes. Un genre de fantôme. En transit. Pour je ne sais plus où. Je l'ai su, à l'instant où j'ai tout su. Puis je ne l'ai plus su, puisque je n'ai plus rien su du tout. Je suppose que je suis en transit, un peu comme dans une gare, ou dans un camp de rétention où je serais tout seul en attendant d'être embarqué vers ma destination finale, mais peut-être pas, peut-être qu'en fait je suis déjà arrivé, qu'il n'y a plus rien après, pas même rien. Ça ne m'inquiète pas. Là ou ailleurs... Je suis là, même si je ne sais pas vraiment où, ni pourquoi, ni même comment j'y suis arrivé. Ça ne change pas tellement je crois ou plutôt je présume de ce que j'ai connu de mon vivant. De mon vivant... j'essaye de me souvenir... ou plutôt je dis que j'essaye de me souvenir, car je n'en ai aucune envie, de me souvenir, comme je n'aurais aucune envie de placer mon doigt au dessus de la flamme d'une bougie... Ce n'est pas que je redoute quoi que ce soit... C'est juste que je sais que ça brûle... Quand on le sait, c'est un peu con d'y mettre le doigt, sauf quand on aime souffrir... Et c'est tellement loin... Ou plutôt c'est tellement ailleurs... En même temps, ce n'était pas tellement différent il me semble... Peut-être qu'en m'efforçant j'aurais des souvenirs, que je pourrais me faire une idée de qui j'étais de mon vivant, deux ou trois anecdotes, des personnes qui ont compté, des choses que j'aimais faire, des sentiments, des sensations, des goûts... Le goût du café, c'était comment?... C'est étrange... Je n'en ressens pas la nécessité... C'est comme si cette état dans lequel je suis était celui dans lequel j'ai toujours été... La différence c'est que plus rien ne vient interférer... Je me suis détaché... Je suis loin... En même temps je suis là... Ça me semblait étrange, au début... Maintenant, ça me semble normal, comme si j'avais toujours été là, dans mon élément... Je n'est pas un autre... Sans doute l'était-il de mon vivant... Ainsi, si je m'efforçais, je pourrais en dire l'histoire... de cet autre... Mais tout effort m'est devenu non pas pénible, mais incongru... Déjà que j'étais paresseux de mon vivant... Maintenant, je peux dire je suis, tout comme je peux dire à la fois je ne suis pas... car c'est exactement la même chose... De même que l'individu que je suis est tout à la fois dividu... De mon vivant, j'aurais ressenti peut-être la nécessité de le prouver, ne serait-ce que pour passer un moment... Maintenant, je me sens libéré de toute nécessité... Je suis là, je pourrais être ailleurs, sauf que je suis là... Et tout en étant là, je suis ailleurs... Parce que c'est exactement la même chose, le même endroit, le même nulle-part...

mercredi 26 septembre 2012

On dirait que je serais mort. Personne n'en saurait rien. Pas même moi. Mon harem de lectrices enamourées, inquiètes et frustrées, finirait peut-être par se manifester, au bout de quelques mois, laissant des commentaires idiots mais touchants, midinets, qui ne seraient évidemment pas publiés. Puis elles se feraient une raison, finiraient même par oublier. C'est finalement comme un feuilleton télé qui se termine sans se terminer, faute de budget, faute d'audience, faute même d'envie. Il n'y avait pas de scénario. Le mortel ennui a fini par gagner tout le monde. On venait voir par habitude, c'est tout. Là où ailleurs... On s'endormait un peu devant, avant la sieste, c'était un peu comme Derrick... L'âme s'échappe-t-elle par la bouche? Par les yeux? Ou alors dans un dernier pet va rejoindre le Grand Trou dans la Couche d'Ozone? Le dernier pet, ça ferait un titre bien... non? Ou alors il n'y en a pas, d'âme, et on s'éteint comme une télé à tube cathodique, un flash accompagné d'un grésillement comme une poignée de sable et un petit point blanc ensuite au centre de l'écran qui finit aussi par disparaître. Moi j'en sais rien. J'ai fait longtemps ce rêve. Je faisais le mort, pour voir ce que ça faisait, s'il y avait des gens qui viendraient me voir, me toucher, me parler, si je comptais. Parfois oui. Parfois non. En fait c'était surtout pour qu'on vienne me toucher. Ça pouvait devenir très sexuel et je bandais alors très dru. C'était le bon moment pour ne plus faire le mort. Sauf que j'étais vraiment mort... Raideur cadavérique... Au moins, ça dure longtemps... Je me faisais une raison... J'apprenais à me contenter de ce que j'avais... J'étais regretté, au moins, on m'avouait des choses inouïes, on me désirait, même mort, surtout mort, ce n'était pas rien... Je me sentais important, finalement plus vivant mort que vivant... Certes je ne pouvais plus bouger ni rien communiquer... Qu'aurais-je dit de toutes façons?... On ne parle pas de la même façon aux morts qu'aux vivants... Si je m'étais ranimé, je me serais sans doute fait insulter, traiter de pervers, de salaud... On m'aurait peut-être même lynché... Mais là, mort, on m'aimait... Des filles venaient sans préambule me chevaucher tendrement ou sauvagement selon... ou juste me branlaient gentiment, le regard embué, comme on secoue un mouchoir blanc dans une gare pour dire adieu, ou me suçaient, en soulevant leur voile de crêpe, même si toutes n'en portaient pas... ça dépendait des fois... C'était chouette, même si j'éjaculais toujours dans l'autre monde, c'est à dire plus dans le rêve, mais dans mon lit, et que la conscience de la pollution en train d'avoir lieu gâchait quelque peu le plaisir, ne serait-ce que par crainte d'en foutre partout, ce qui m'incitait à maîtriser autant que je pouvais la puissance et l'intensité du jet par toutes sortes de techniques manuelles mais aussi mentales, dans un soucis au pire d'émission lente et contenue dans un périmètre sanitaire délimité en catastrophe, comme on parque les chevaux sauvages même s'il y en a toujours un ou deux qui s'échappent, au mieux d'orgasme seulement interne, tantrique, ce qui n'était jamais gagné d'avance, mais quelle fierté, quand j'y parvenais ne serait-ce qu'à moitié... La petite mort, en somme, me ramenait invariablement dans le monde des vivants, quand j'aurais préféré rester là-bas, au moins pour ne pas interrompre le plaisir... En même temps, je les trouvais un peu malsaines, nécrophiles quand même, ces filles, non?... Ou alors, comme Isis paluchant Osiris, elles tentaient de me faire revenir du royaume des morts?... Moi, je ne pourrais pas me taper une morte... Elles sont bizarres, quand même, ces filles...

lundi 24 septembre 2012

Je suis gras. Ça ne se voit pas, comme ça, de l'extérieur. C'est à l'intérieur que je suis gras. Tout gras. De l'extérieur, je suis encore svelte. Mais à l'intérieur alors... À la rigueur il vaudrait mieux que ça se voit, que je sois gras de l'extérieur, mais qu'à l'intérieur je sois svelte. Tous mes efforts pour être moins gras à l'intérieur m'ont en fait rendu encore plus gras. Avant, j'étais juste un peu trop gras. Maintenant, je suis carrément trop gras. C'est dans le sang. Il y a des yeux, dans mon sang, comme dans la soupe, j'imagine. Le fait d'y avoir pensé trop peut-être aussi, d'être devenu même un obsédé du gras, du Bon contre le Mauvais, un illuminé, un intégriste, croisé de l'Ordre de la Sardine... Sus au cochon!... J'ai voulu être le premier de la classe de sang, un truc comme ça... Du coup, j'ai eu l'impression de redoubler, quand la créature du labo sanguin m'a rendu ma copie... Je n'avais jamais redoublé, avant... C'est humiliant... Surtout quand vous avez bossé dur pour y arriver... Toutes ces sardines, quand même... S'il avait fallu, je me les serais injectées, les sardines, ou alors même vivantes, frétillantes, façon suppositoires, qui allaient à coup sûr me nettoyer tout ça... Macache... Trop de sardines noient la sardine, peut-être, ce que j'ai dit à mon médecin, tout à l'heure, en fumant une clope sur le trottoir après l'aïkido... Je suis une fabrique de gras... Ça va me boucher les artères... je vais faire un infarctus, comme papa, ou même pire une attaque cérébrale, comme pépé... À moins que le cancer m'attrape avant... Le gras, ça se transmet, de père en fils... Cholestérol & Son... J'en avais beaucoup moins il n'y a même pas un an en bouffant des saucissons gros comme mon bras et des tartines de beurre larges comme ma cuisse... c'est quand même intriguant... Je ne vais plus rien bouffer, autrement... puisque je transforme tout en gras, je vais me laisser sécher, virer fakir... Ça m'a fichu un coup, au début, moi tellement confiant, tellement content de moi... Ça m'a rappelé le bac blanc, quand le prof d'histoire géo avait rendu les copies... J'avais fait un truc pas trop mal et même bien il me semblait, lyrique... Alors le prof, il s'était mis à lire des morceaux d'une copie dans laquelle la France était le premier producteur de pétrole de l'OPEP et des tas d'autres conneries... Tout le monde rigolait, moi y compris... Quel abruti quand même, quel ignorant... Je devais même rire plus fort que les autres... Le prof, lui, il n'avait jamais de sa vie lu un truc pareil, il n'en revenait pas, ça ne valait pas zéro, s'il avait pu il aurait mis moins quelque chose, c'était pour ainsi dire hors barèmes, il était même en colère, qu'un de ses élèves soit aussi con, que son enseignement ait mené à ça... Sauf que l'abruti, c'était moi... Moi?... Non... quand même pas... Au cours de sa lecture, j'avais quand même progressivement moins ri, certaines phrases m'ayant semblé parfois familières, le soupçon ayant peu à peu fait son nid... Je me souviens de ma déconfiture... De m'être senti ensuite comme un paria, bien en deçà du cancre, loin, tellement loin de toute catégorie... (J'ai revécu cette expérience, plus tard, en fac, mais dans l'autre sens, le prof lisant la seule copie potable dans un amphi comble, le prof en colère aussi d'avoir des étudiants si mauvais, à part un qui était vraiment bon. Sa copie était même parfaite. Et il savait écrire. J'avais mis du temps là aussi à me reconnaître. Le soupçon, peu à peu, s'était installé. Moi?... Non... quand même pas... Après, je m'étais senti comme un paria, aussi, au delà de toute catégorie... J'étais soudain pour les autres devenu un type très bizarre... Un gouffre entre eux et moi...) L'OPEP, pour la géo... Et pour l'histoire, dans la foulée, j'avais fait l'apologie du Maréchal Pétain... moi... parfaitement... sans même m'en rendre compte... Je devais avoir la tête ailleurs... Sauf que j'avais eu l'impression d'avoir fait un truc bien, de m'être concentré, d'avoir disserté finement et même avec enthousiasme, de m'être parfois même envolé... Mais là, je suis trop gras... j'en fais trop... même ici j'en fais trop... j'ai l'impression qu'il y a des yeux de gras dans mes phrases... que partout il y a des yeux dans cette soupe... Et t'as pensé à arrêter la cigarette?... Ah... mais c'est tellement bon, fumer... Et puis je ne transforme quand même pas la fumée en gras!... Je serais un drôle d'alchimiste alors... Alors, j'ai décidé de m'en foutre, au moins un peu... Si, en bouffant du saucisson et du beurre, j'étais moins gras, alors... Si, en buvant plus de vin rouge, j'étais moins gras... Vasodilatateur, en plus, le rouge... Plus on a le sang gras, plus on devrait boire du vin rouge, pour élargir les tuyaux, non?... Mon régime hyper-sardiné n'était peut-être pas le plus adapté... J'ai du sang de paysan moi, pas du sang de marin... Je me sentais gras, effectivement, avec toutes ces sardines, tout huileux et ma sueur commençait à sentir un peu le poisson... Le premier producteur de pétrole de l'OPEP... C'est du bon gras! qu'on me disait, tu peux y aller!... Mon œil, moi je dis, bon gras, mauvais gras, c'est de la morale de curé... Le gras, c'est du gras, un point c'est tout... Le bon a vite fait de devenir mauvais et vice et versa...

mercredi 19 septembre 2012

J'sais pas quoi dire... Qu'est-ce que j'peux dire... Le temps passe, je vieillis, rien ne change, je ne sais toujours pas quoi dire, même vieillir ça ne change rien au fait que rien ne change, c'est toujours vieillir, on s'use, même sans rien faire on s'use, c'est programmé, on est déjà presque mort à peine prend-on conscience qu'on est un peu vivant... J'ai beau me creuser le ciboulot, rien ne vient, rien ne viendra, car rien n'est jamais venu, on dit l'inspiration, on dit les muses, on dit bien d'autres choses encore, quand ce ne sont que les mots qui s'amusent, qui se jouent même de nous, tout comme les gènes se jouent de nous en nous murmurant des fictions dont on est les héros, pauvres marionnettes, pauvres cobayes, expériences peut-être bien les plus foireuses parmi tant d'autres, qu'on en croirait presque qu'ils viennent de nous, alors qu'ils ne viennent pas de nous, ce seraient peut-être même plutôt nous qui viendrions d'eux... On s'enivre d'eux, c'est tout, dans le meilleur des cas, c'est comme le vin, il faut aimer le goût, l'ivresse, il n'y a que ça qui vaille la peine... Il y a toutes sortes de vins, toutes sortes de goûts, toutes sortes d'ivresses, mais il n'y a qu'une sorte de peine, qui est la peine, un point c'est tout... Et eux, alors, ils viendraient d'où?... Ah... cette question... Au début, était le Verbe, oui, parfaitement... Nous autres, on n'est jamais que des bêtes, des amibes qui ont proliféré... Mieux que les chiens ou les chats?... Ça reste à prouver... Que les oiseaux?... Certainement pas... Je parle pour le Verbe, là... Pour le reste, on est certainement infiniment plus malfaisants... Et quand je ne le creuse pas, le ci-boulot, rien ne vient non plus... Je m'entretiens, m'a dit Jean-Pierre ce matin, au spleen, je fais ma gymnastique... Il a le coude alerte, il faut dire, et même les deux, le gauche, le droit, il sait lever les deux avec la même aisance, suivant avec qui il cause, à gauche ou à droite du comptoir, lui qui porte un nom fameux d'eau minérale et n'a jamais donc eu besoin d'en boire... Je lui regarde les mains... Je regarde toujours les mains... Les mains m'en disent souvent plus et mieux que les têtes... Des mains me sont parfois aussitôt sympathiques... Ou aussitôt répugnantes... Des mains de salauds... Des mains mesquines... Et des gracieuses... Des fines...  Des bonnes et des vicieuses, des intelligentes et des connes... Il est artisan, Jean-Pierre... Il restaure les pièces en cuir sur les meubles anciens, bureaux, secrétaires, il m'a dit comment ça s'appelait, son métier, il y a quelques années, j'ai oublié, un mot que je n'ai entendu qu'une fois dans ma vie, un métier très rare il faut dire et tout ce qui est très rare s'oublie très vite, ne demeure que le vulgaire... Dans son échoppe, il m'a montré de la peau de requin, de raie, des petites boîtes époque art déco qui en étaient recouvertes... Il s'y connaît, en peau... Et puis il est fainéant aussi... Des mains d'artisan... et de fainéant... Je regarde alors les miennes de mains... juste de fainéant... Moins vieilles, mais quand même... elles ne sont plus toutes jeunes... le cuir de moins en moins élastique... En même temps, ça peut être beau, les vieilles mains... Elles ont vécu, celles-là... Il a une bonne tête aussi... On dirait un peu Jacques Brel... qui aurait vécu plus longtemps... Des grandes dents de cheval, pareil... Il a raison, Jean-Pierre, de s'entretenir, de faire sa gymnastique... Moi aussi, je devrais faire ma gymnastique, m'entretenir, même si je ne sais pas quoi dire... Mais je manquais d'images... Elles ne viennent pas de nulle part, les images, il faut les fabriquer... Sans images, il n'y a rien... Il faut toujours une image... J'en avais plus... C'est comme la gymnastique... Essayez de faire le grand écart sans jambes, ou des pompes sans bras... Voilà, c'est de la gymnastique, il s'agit d'entretenir ses muscles, sa souplesse, son souffle... On a vite fait de s'atrophier sinon... Faut s'entretenir... Ce qui est marrant aussi, c'est que Jean-pierre on dirait qu'il a la tête de kinuyo Tanaka dans la vie d'O'Haru femme galante... On ne voit pas trop le rapport, mais pourquoi faudrait-il qu'il y ait toujours un rapport?... C'est fortuit... C'est débile... Ça n'a aucun sens... C'est comme la vie... Moi, ça me fait bien rigoler... Belle main d'artisan, en tout cas... belle main de fainéant...

mercredi 22 août 2012

Quelque chose en moi résiste. Ce n'est pas moi qui le décide. Ce quelque chose en moi qui résiste, cet instinct, peut-être même de survie, fait que je ne me mélange pas, ne me dilue pas. Je me tiens naturellement à distance. Je suis un sauvage, au fond. Je vais parfois au spleen, en bas de chez moi. C'est un bar de quartier, d'habitués, c'est chaleureux et en même temps un peu triste. On sent chez beaucoup le désir de s'y retrouver entre semblables, de former une sorte de communauté. Une communauté qui semble avoir vieilli ici sans même s'en rendre compte. Des femmes plus toutes fraiches pour ne pas dire décrépites sont encore vues comme des beautés et engendrent les mêmes fantasmes qu'autrefois. Bientôt momies, elles ne se sont pas vues vieillir. J'y serre quelques mains, quand j'y vais, moi qui ne suis pas vraiment un habitué j'y ai quand même quelques repères, je cause un peu de la pluie et du beau temps avec le patron, et de musique car il y a toujours de la bonne musique, pas trop fort, au comptoir, je connais un peu Jacques, Jean-Pierre... Hier, l'éternel artiste raté a insisté pour me montrer ses photos, dans un classeur sous feuilles plastiques. Des photos d'habitués du spleen. Toujours les mêmes têtes. À quarante ans il me sort encore tout son pauvre laïus adolescent pas finaud sur la création, l'art, et qu'il fait de la peinture, et de la photo, et qu'il écrit, et tout, un artiste multimédia on dit aujourd'hui et que la vie c'est comme ci, et que la société tu comprends, et puis les gens maintenant... Alors moi je suis gentil, je ne lui dis pas que ses photos sont minables et que tout est minable dans ce qu'il me dit et me montre, sans aucun intérêt... Je suis gentil... Il veut fraterniser, je le sens, il faut alors qu'on échange enfin nos prénoms avec une poignée de mains, depuis le temps qu'on se connaît de vue... Il aimerait bien que moi aussi je sois un artiste, un photographe, ou un poète, car alors il se sentirait moins seul, on formerait une micro communauté dans cette communauté surtout de buveurs, une élite d'artistes incompris et même maudits... Mais moi je ne suis que projectionniste plus ou moins au chômage, je lui dis... Et lui qui me parle alors de son Métier, parce que son intérêt pour moi, la fameuse question : Tu fais quoi dans la vie? était en fait le préambule au déballage de son être véritable... Son Métier par ci... Et son Métier par là... Et c'est quoi ton métier, si c'est pas indiscret? je lui demande au bout d'un moment... Ben la photo quoi, et puis la peinture, et puis l'écriture, ah oui... l'Écriture... Il est au RSA, j'imagine... Il n'y a pas à en avoir honte... Elles sont quand même très moches ses photos, je me dis, mal cadrées, mal tirées, sans âme, ternes, vraiment sans intérêt... Je n'aimerais pas voir ses peintures, encore moins lire ses poèmes... Mais je comprends bien ce besoin d'avoir une identité un peu flatteuse y compris au bistrot... Dire tout simplement je suis un gros branleur je passe ma vie au bistrot ça ferait moins bien et il n'y aurait peut-être plus tellement d'intérêt pour lui d'aller au bistrot... Il faut toujours être autre chose... Être Quelqu'un... Alors, lui, par exemple, le petit jeune à l'air pensif qui prend son café souvent tout seul, il est facteur, mais attention... agrégé de philo... D'ailleurs, ça se voit, sur la photo, non? tu trouves pas?... Et puis, toujours feuilletant le classeur en plastique poliment mais commençant à trouver le temps long, je tombe sur une photo où je me reconnais, en arrière plan, flou, à une vingtaine de mètres, venant, sur le trottoir... Il faut dire que je passe souvent devant le spleen, même si je ne m'y arrête pas toujours, c'est une fois sur deux sur mon chemin... On est en hiver, le trottoir est humide, j'arrive, une main glissée dans la poche de mon caban breton, l'autre tenant un parapluie télescopique replié... Je me trouve plutôt bien, pour une fois, sur la photo, au loin, flou, une silhouette... Je ne fais que passer...

lundi 20 août 2012

Non, je ne suis pas déçu. Je ne m'attendais à rien. Je n'espérais rien. Mon profil ne convenait pas. On a la gueule qu'on a. Quel profil aurais-je dû avoir? Pas le mien en tout cas. Je me souviens comme j'avais peur, tout petit, à l'instant de m'endormir. Je tombais. Il n'y avait rien. Je tombais dans ce rien. L'effroi de disparaître, de mourir à chaque fois. C'était l'époque où il n'y avait pas encore de rêves. Puis il y en a eu. Des rêves qui faisaient peur, au début. Des bêtes des abysses, infernales, qui me pourchassaient. Je sentais leur haleine malfaisante sur mes mollets. Je me réveillais en hurlant. Il y avait des bêtes sous mon lit, des bêtes au plafond, partout des bêtes. C'était l'époque des bêtes après celle du néant. Puis, petit à petit, je n'ai plus eu peur, ni des bêtes ni du néant. Je me suis même mis à apprécier beaucoup les bêtes et le néant. Je tombe. Je me fiche de savoir où je tombe. S'il y a quelque chose ou alors rien. On verra bien. Ou pas. Je ne suis pas déçu car j'ai du mal à prendre tout ça au sérieux. La vie, ce n'est pas sérieux, que l'on dorme ou que l'on soit éveillé. Déçu, je l'ai été, parfois, dans ma vie, et même beaucoup, et même longtemps. Mais c'est comme la peur des bêtes, la nuit, la déception, ça finit par passer. Ça n'aura été qu'un stade de mon évolution, le temps de la déception.

mardi 24 juillet 2012

C'est toujours la même forêt. Qu'on aille au bout du monde, au delà des steppes d'Asie, au Japon, je ne sais où, qu'on se colle le nez à une benne pleine de pavés dans la rue en travaux. C'est la forêt. Quand on est myope, de toutes façons... Au moins, là, je ne me retrouverai pas nez à nez avec des touristes en short... Quelle tristesse, on me dira, il n'y a personne, dans votre paysage, il n'y a pas non plus d'oiseaux, ni de vent, ni rien... C'est vous qui le dites, je répondrai... Vous ne sentez pas la légère brise? Vous ne devinez pas la montagne derrière les arbres étiques? Vous ne ressentez pas le calme de l'étang? Tant pis pour vous... T'es parti où en vacances?... — A la benne... — C'était bien?... — Oh oui... — La prochaine fois tu m'emmèneras? — On verra... On risque quand même d'être un peu à l'étroit... — Ça semble immense pourtant... — Justement... Ce serait bien que ça le demeure... Et puis on gâcherait le silence, à bavasser comme on bavasse, dans une benne... Et puis on finirait au Vinatier, chez les lunatiques... — On y serait peut-être bien... — Peut-être bien... Il y a un grand parc... — Il y a des bennes aussi? — Bonne question... Je me renseignerai...

samedi 21 juillet 2012

Il est terrible, le regard de Madhabi Mukherjee, à la fin de Kapurush (le lâche) de Satyajit Ray. On s'était mis à espérer, il faut dire... Alors qu'il aurait mieux valu ne jamais la revoir. Parce que quand on a raté ainsi le coche, c'est fini. Il est terrible, ce regard... Il aurait mieux valu garder son image d'autrefois, quand elle était si douce... Elle pleurait... Elle était prête à tout... C'est là, qu'il fallait y croire, ne pas faire le tiède... Plus maintenant... Depuis toutes ces années, elle a fait sa vie, elle s'est mariée avec un type riche un peu bedonnant et sans aucune fantaisie... mais gentil, sécurisant... Elle n'a rien oublié... Peut-être qu'elle se venge?... Peut-être un peu... Mais surtout, on ne revient pas en arrière... Une femme qu'on a fait pleurer ainsi, elle n'oublie pas... Et lui, il croit qu'il suffit de réapparaître pour qu'elle retombe dans ses bras... Elle ne va quand même pas rester avec ce mari qui ne la fera jamais pleurer tant il est ordinaire?... Et bien si... Parce que c'est du solide... Parce que peut-être aussi qu'elle est heureuse, ainsi... En tout cas, lui, l'amoureux d'autrefois pour qui elle aurait tout sacrifié, elle n'en veut plus depuis longtemps... Elle le méprise, peut-être même, aujourd'hui, lui qui n'a rien compris, qui est toujours le même finalement... Ou alors, elle se venge... et ensuite, revenue chez elle, elle va se mettre à pleurer... Mais je ne crois pas... Elle avait juste tourné la page depuis longtemps... Lui en était bien incapable et a raté sa vie, se vautrant dans les regrets et la mélancolie... Mais elle, elle a tourné la page... Elle a fait sa vie... Sans arrières pensées, sans regrets... Ça ne l'empêche pas d'avoir des souvenirs... Sauf qu'elle ne vit pas dans ses souvenirs... Alors que lui est toujours dans ses souvenirs... Il lui semble même que toutes ces années ne sont rien, qu'ils se sont quittés seulement la veille... Alors que non... Finalement, autrefois, il était incapable de vivre, incapable de se décider... Et aujourd'hui, c'est pareil... même s'il donne l'impression contraire... parce qu'il est encore dans le passé... parce qu'il est même incapable de sentir tout ce qui en elle a changé... La dernière scène est formidable... Il attend son train... Il lui a écrit un petit mot à la hâte tandis que le mari siestait : retrouve-moi à la gare si tu m'aimes encore... Il attend... Elle ne vient pas... Quand il n'y croit plus, elle apparaît enfin... Son cœur s'emballe... Elle va partir avec lui... Au moins elle est venue, il va la prendre dans ses bras, l'avoir de nouveau tout contre lui, la sentir... Sauf qu'elle n'est revenue que pour récupérer un flacon de somnifères qu'elle lui avait prêté la veille... Et aussi pour lui lancer ce dernier regard, avant de redisparaître dans la nuit... Vengeance?... Ou alors, le flacon de somnifères, elle va se l'avaler cul sec et la vengeance sera encore plus dure?... On ne sait pas... Pauvre petit gars égocentrique et immature, en tout cas... Pauvre petit gars... Pauvre con... Pauvre moi... Il aurait mieux valu ne jamais la revoir... En même temps, il ne l'a pas cherché... C'est juste arrivé... Mais comme ça fait du bien, de voir un film de Satyajit Ray... Comme tout est limpide et subtil à la fois, sans fioritures, juste... Ça ressource... Ça lave le regard de toute la laideur, de toute la médiocrité qui y est restée collée à défaut d'y pénétrer, qui peut finir par rendre aveugle... Et Madhabi Mukherjee alors... quelle splendeur, comme toujours...

mardi 17 juillet 2012

Ma lectrice est en vacances. Loin. Me voilà donc tout seul. Plus personne pour me lire... Je regarde le calendrier : elle sera encore absente trois semaines. Que vais-je bien pouvoir faire tout ce temps? Parce que moi je m'étais habitué, à avoir une lectrice. Au début, je l'ai chassée, et même plusieurs fois parce qu'elle revenait toujours. (En même temps, je la chassais aussi pour voir si elle reviendrait...) Parce que je n'en voulais pas, au début, je préférais me savoir seul. J'aimais l'idée qu'il n'y avait personne, que tout ça se perdait dans le Néant. Je me suis senti alors envahi, moi qui me croyais seul sur mon île. Puis, peu à peu je me suis habitué à sa présence. Elle est même devenue essentielle, ma lectrice. Et maintenant qu'elle est en vacances, elle me manque, même si ce n'est que pour trois semaines. Je ne sais toujours pas ce qu'elle me trouve. Il y a tellement de choses bien à lire et il a fallu qu'elle jette son dévolu sur ça, ces vagues rots. C'est un mystère, pour moi. L'été dernier aussi, elle était partie en vacances, mais elle était restée connectée, comme on dit aujourd'hui. Cette année, elle a voulu des vraies vacances. Je comprends. N'empêche que moi, je n'ai plus rien à dire, maintenant que je n'ai plus de lectrice. Quand je n'avais pas de lectrice, je m'en fichais, je n'avais pas besoin d'avoir quelque chose à dire. J'étais peinard, sur mon île, je sifflotais quand j'avais envie de siffloter et peu m'importait d'être dans le ton et parfois même je me mettais à gueuler voire lâchais un vent monstrueux qui faisait s'envoler d'un coup tous les oiseaux et se figer le sang des bêtes. Mais maintenant que j'ai une lectrice, tout est bien différent, je suis devenu quand même beaucoup plus délicat. Et comme elle est en vacances, moi, je me retrouve tout seul comme autrefois quand je n'avais pas de lectrice et que d'ailleurs je n'en voulais surtout pas. C'est comme une séparation alors. Tout est tellement vide, soudain. Trois semaines, ça fait long. Si c'est comme ça, je vais peut-être bien redevenir sauvage, me laisser pousser la barbe et les ongles, plus me laver. Et puis peut-être aussi me mettre à dérailler vraiment, maintenant que plus personne ne regarde. Elle verra bien, quand elle rentrera... Peut-être même que je la rechasserai, comme autrefois... Allez tirez-vous... vous m'emmerdez à être toujours là à lire par dessus mon épaule... et puis tellement gentille, généreuse... ça m'énerve, les filles gentilles... (je préfère les salopes...) Parce que je me serai réhabitué à ne plus en avoir, de lectrice... Trois semaines, ça fait long... (Jusque là, elle n'a jamais été absente plus de deux jours...) Ou alors peut-être qu'une autre va prendre la place... Ah... désolé... fallait pas partir en vacances... la place n'est pas restée vacante longtemps vous voyez... Qu'est-ce que vous croyez? Qu'un type comme moi, aussi flamboyant, peut rester tout ce temps sans lectrice?... Vous êtes bien naïve décidément... Et j'en prends, moi, des vacances?... Dire que je vous ai eue comme lectrice pendant tout ce temps... On n'avait pas les mêmes goûts, de toutes façons... Alors évidemment, s'il y a des candidates, qu'elles m'envoient leur cv, avec photos, mensurations, motivations et tout, je ferai un casting, ça m'occupera... (Il ne peut y en avoir qu'une...) Ça lui apprendra, à partir en vacances...

dimanche 15 juillet 2012

J'ai fait un rêve perturbant. J'étais arrêté dans la rue par un type qui, sans préambule, voulait me faire nikyo, une torsion du poignet. Je voyais aussitôt qu'il s'y prenait mal et commençais alors gentiment à lui montrer comment briser proprement un poignet. Quelqu'un d'autre survenait, un type qui travaillait parfois avec moi, un collègue projectionniste du temps où j'étais projectionniste, un petit bonhomme timide, constamment mal à l'aise, suant, bourré de tics, qui me suivait comme mon ombre, comme si j'étais son modèle, moi qui donnais l'air de n'avoir peur de rien ni de personne. Je l'aimais bien. Il était gentil. Je le sentais seul et misérable. Il était faible et on profitait en général de sa faiblesse. Petit et grassouillet, ne prenait pas soin du tout de sa personne, sentait souvent un peu mauvais. Et il me suivait, partout où j'allais. Parfois, j'étais obligé de lui dire : là, je vais pisser... Mais je l'aimais bien... Même si parfois il m'agaçait... Je n'aimais pas qu'on le méprise... J'avais envie de le secouer, de lui dire de relever la tête, d'arrêter de se faire marcher sur les pieds, de trembler... Je le trouvais faible, tellement faible, et ça pouvait m'agacer... En même temps, je savais que les choses ne changeraient pas... Donc, dans mon rêve, le petit bonhomme en question survenait. Pour une fois, il se mettait même en avant. Me voyant expliquer comment briser proprement et sans effort un poignet, il s'approchait, voulait reprendre le fil de l'explication, car dans mon rêve il faisait aussi de l'aïkido, était même en quelques sortes mon élève, mon disciple, ce qui n'était pas le cas dans la vraie vie. (L'autre regardait.) Alors, il me saisissait le poignet et commençait sa technique. Moi, son maître, je lui faisais alors remarquer que ça n'était pas tout à fait ça et qu'il s'exposait dangereusement. Il ne réagissait pas. Pour mieux qu'il comprenne, je lui faisais une contre-technique qui lui faisait mordre la poussière, la tête la première. Un peu durement, peut-être. (On me reproche, parfois, d'être un peu dur, quand pourtant j'essaye d'être doux, sauf parfois quand je suis volontairement un peu dur, mais très modérément, pour des raisons pédagogiques : ça ne sert à rien de (me) résister...) En effet, une partie de son visage, tout le front et le nez et un œil, était restée collée au sol. Je comprenais alors que c'était une prothèse, comme celles des gueules cassées de la guerre de 14. Se relevant, courbé, humilié, il ramassait son visage et se le refixait tant bien que mal. J'étais soudain désolé et honteux. Je lui tapotais l'épaule pour le réconforter. Mais je savais bien qu'il avait perdu la face et qu'il aurait beaucoup de mal à s'en remettre. Pour une fois qu'il cherchait à s'affirmer... Je l'avais anéanti, moi, son maître... Avais-je donc quelque chose à prouver?... Que j'étais le plus fort?... J'avais peut-être eu besoin aussi qu'il n'ait plus cette confiance aveugle, totale, canine, en son maître, ce qui m'avait toujours agacé, moi qui n'avais jamais voulu être son maître...

vendredi 13 juillet 2012

Au début de la dame de Shanghai, j'ai entendu Patrick brailler fort et longtemps dans la nuit. Il devait être saoul. Il est toujours saoul. Du matin au soir à tard dans la nuit. Il fait la manche dans ma rue. La bouteille à la main. Depuis des années. Il était déjà là quand je me suis installé. Il était ailleurs quand j'étais ailleurs. C'est étrange. Ce n'est pas lui qui m'a suivi. C'est moi qui l'ai suivi. Comme son ombre. Il a changé de quartier. J'ai bientôt aussi changé de quartier. Et tous les soirs, il pousse des hurlements d'ivrogne. Il est à bout. Il est seul, dehors, ses affaires attachées sur son vélo, été comme hiver. Je l'ai vu se délabrer, depuis quinze ans que je le vois, dans ma rue, dans cette rue où je vis, comme dans l'autre rue où je vivais. Je l'ai vu perdre ses dents. L'été dernier, en se lavant les pieds dans la fontaine Place Ampère, il était tellement saoul qu'il a glissé et s'en est cassé trois d'un coup en tombant mâchoire la première sur le rebord. Il me les a montrées, dans sa main crasseuse, trois chicots jaunes et noirs. M'a montré aussi les trous, devant, sombres, sales, dans sa gencive, la tête penchée en arrière, comme chez le dentiste, que je constate bien. Il s'est mis à hurler, donc, au début de la dame de Shanghai. Il n'hurlait pas comme ça, au début. Maintenant, je l'entends hurler, c'est devenu normal : Tiens, c'est Patrick... Puis les hurlements s'éloignent. Et je l'oublie. Et je me retrouve dans la dame de Shanghai. C'est comme un rêve, la dame de Shanghai, un rêve que je ferais en boucle. Il y a des rêves comme ça que je fais en boucle. Ils reviennent, tôt ou tard. Ils continuent tout seuls à se jouer on dirait et parfois je me laisse glisser dedans. Dans celui-là, je suis un idiot, je me laisse embringuer dans une histoire à la con. Mais je suis un homme libre. Seul, du début à la fin. Quelques mirages, ici et là. Un monde où l'on pénètre animé par le désir, peut-être même l'amour, mais où tout est tordu, reflets, manipulations. Tout était faux. Je ne suis pas con : Je suis idiot, c'est différent. Je repars, tout seul, comme j'étais arrivé. Je suis riche d'une désillusion de plus. Blessé une fois de plus. Pas cynique. Ni aigri. Ce n'est pas moi, que je plains, que je trouve pathétique. Parce qu'elle me plaisait tellement, j'avais tellement envie d'y croire, même si c'était tellement idiot d'y croire et que je le savais bien. Elle n'était pas que ça. Si elle n'avait été que ça, ce ne serait rien du tout et la blessure ne serait pas ainsi suave et il n'y aurait même pas de blessure du tout. Et maintenant, elle n'est plus rien, la dame de Shanghai. Mais je ne suis pas près de l'oublier (Maybe I'll live so long that I'll forget her...), même si elle n'est plus rien, juste un rêve que je ferai sans doute encore toute ma vie, en boucle. Il y a pire, comme rêves. Ou plutôt : Il n'y a pas mieux, il ne peut y avoir mieux. On a les rêves qu'on mérite et je m'estime alors heureux. J'entends alors Patrick, au loin, qui se remet à hurler...

dimanche 1 juillet 2012

 J'ai chaud. Je bâille. Je pose. Je prends un air pensif. Je me dis : là, tu seras bien. C'est toujours bien, de prendre un air pensif, même quand on ne pense à rien, et même surtout. On peut TOUT projeter sur le RIEN. Et puis alors je bâille, ça me prend, au moment où je pose, où j'essaye en vain d'être beau. Je ne sais plus qui je suis, alors, quand je bâille. J'échappe à mon contrôle. Je ne me reconnais plus. Je gonfle. Je me transforme. Je me sens fort, très fort. Et même gros, très gros. J'ai l'air de pousser un long cri silencieux. J'ai l'air de souffrir peut-être, ou d'être en colère, alors que je suis tellement bien, quand je bâille. Tellement bien que j'aimerais que la vie ne soit qu'un long bâillement. Mais ça ne dure pas, hélas. Je reprends bientôt ma forme initiale. Je redeviens normal, moi qui étais si gros, si fort. Et j'aimais tellement être gros et fort, rempli d'air. Et le bruit, en dedans, du bâillement, derrière les yeux. Personne ne me regarde. Je ne mets pas la main devant la bouche. C'est bon, d'être seul et de bâiller sans mettre la main devant la bouche. Mettre la main devant la bouche, ça gâche un peu le bâillement. On ne s'y abandonne pas complètement, quand on met la main devant la bouche. Alors, il vaut mieux être seul, pour bâiller. Et pour plein d'autres choses. Mais pour bâiller, au moins. J'aimerais partir dans un bâillement. Qu'on me retrouve ainsi. Il a dû beaucoup souffrir, on dirait, me découvrant la bouche grande ouverte, méconnaissable. Alors que j'étais au contraire tellement bien. J'ai chaud. Je bâille. Quand la température extérieure se rapproche de la température intérieure, la membrane entre le dehors et le dedans s'amincit. Le bâillement long et béant inspire ce qu'il en reste. Je suis alors entier. Je suis alors en accord parfait avec le Monde, avec le Temps, avec le Néant, avec Tout & N'importe quoi. Je suis comme j'étais avant d'être et comme je serai après avoir été, quand je n'étais pas encore dans le Monde ni dans le Temps et quand je n'y serai plus. Le bruit derrière les yeux est comme le grondement sourd des réacteurs d'un vaisseau qui m'emmène au delà du Monde et du Temps. Je voyage, quand je bâille. Qu'avez-vous fait de plus grand dans votre vie? J'ai bâillé. Et comment... Au plus fort du bâillement, de la tension, le temps est comme suspendu, tout pourrait alors s'arrêter. Tout d'ailleurs s'arrête, à un moment, même le grondement sourd des réacteurs du vaisseau qui m'emmenait au delà du Monde et du Temps. Et j'aimerais demeurer dans cet arrêt, qui est peut-être bien LA destination, où je ne suis personne, où je ne suis rien, où il n'y a personne ni rien. Mais je suis toujours revenu, jusqu'à présent. C'est même très bon, de revenir. Je ne lutte pas. Je reviens, tout naturellement, parfaitement détendu, comme n'importe quel chat, comme n'importe quel animal.

mercredi 20 juin 2012

"Le temps passe. Je ne meurs pas, mais je ne récupère pas non plus, sinon quelques menus mouvements de deux doigts de la main droite." (M.M.)

J'ai retrouvé la trace du Docteur M. Je croyais qu'il était mort depuis au moins douze ans. J'avais fait un rêve. Depuis, le monde n'était plus le même. Le Docteur M n'y était plus. C'était une évidence. J'ai vécu tout ce temps dans un monde où le Docteur M n'était plus. J'ai appris, la semaine dernière, qu'il n'était mort que l'an dernier, à 89 ans. Qu'il avait publié un livre : Le Plongeon. J'ai commencé à le lire, à une terrasse de café. Les larmes me sont parfois montées. J'ai parfois ri aussi. Je me suis aussi demandé si j'y étais, quelque part, dans son livre, un petit mot, une petite phrase, une anecdote de l'époque où j'étais son pilote. Mon pilote, il disait. Mais ça m'étonnerait que j'y sois, dans son livre, tellement mon passage dans sa vie fut bref et peut-être décevant, ou insignifiant. Il était un personnage essentiel du livre que je n'ai pas écrit. Et c'est lui qui a écrit son livre. Je poursuis ma lecture. Redoute un peu de soudain m'y trouver nez à nez avec moi-même, être devenu un personnage, tout petit rôle, figurant minuscule du livre d'un personnage essentiel du livre que je n'ai pas écrit.