vendredi 7 novembre 2014

S'il n'y avait que des humains de ma sorte, l'espèce s'éteindrait à coup sûr. En dormant. Et ce ne serait pas si mal, je me dis, ce serait même un grand soulagement pour tout le monde. Enfin... soupirerait l'humanité en exhalant sa dernière poumonée... Je comprends de moins en moins ce besoin de se reproduire, de continuer, de penser que ça sera mieux après, de se croire élus de l'Évolution ou d'un dieu alors qu'on n'est bons qu'à chier partout, à faire souffrir atrocement sous prétexte d'exister tout ce qui est, à tout saloper, vraiment tout saloper... Je ne sais même pas si c'est moi, sur la photo. Mais c'est le plus probable. Les autres, sur la photo, sont encore moins ressemblants, alors ça doit être moi. Moi. Oui. Je n'ai pas cette tête, normalement, je crois. Là, je me pinçais les lèvres. Mais c'est moi. Ma mère m'a longtemps reproché de ne pas avoir de photo de moi en uniforme. Les mères, souvent, aiment bien avoir une photo de leur fils en uniforme, on se demande bien pourquoi. J'avais vingt ans, un peu plus, vingt-trois, on m'avait tondu le crâne, donné un uniforme. Tout ça est tellement loin. J'avais péniblement joué le jeu pendant un an. Mon meilleur souvenir : un soir que j'étais garde-chiourme, car j'étais très souvent désigné volontaire pour ce genre de corvée quand les autres partaient en permission, surtout depuis qu'ils m'avaient mis sur la veste un petit grade, chef de poste alors j'étais, chef de poste pour ceci, chef de poste pour cela, planton à l'occasion, un capitaine était passé faire sa revue et n'avait pas trouvé la clé du cachot, merde... on avait cherché, longtemps, il s'était énervé... finalement avait trouvé la clé, qui était dans la serrure de la porte du cachot, pas verrouillée en plus... Car j'avais dîné avec le prisonnier dans sa cellule car malgré peut-être les apparences je suis quelqu'un de chaleureux et le prisonnier, qu'on avait attrapé avec une barrette de shit, pleurnichait dans sa cellule et je lui avais dit c'est pas si grave allez... qu'est-ce qu'on en a à foutre, un peu de shit, merde... c'est pas grand chose... et on avait fini par en rigoler, dans la cellule... Sauf que pour les autres, les militaires, c'était une grosse affaire, de la drogue, ce n'est pas rien et le type a ensuite été transféré dans une vraie prison militaire, pour y purger sa peine, bon... et moi je me suis fait salement engueuler parce que j'avais laissé la clé dans la serrure, pas verrouillée en plus, le capitaine m'a même déclaré passible du trou mais en fin de compte je n'y suis pas allé... J'ai pris tout ça très gravement même si j'avais furieusement en même temps envie de rigoler... D'ailleurs je pourrais dire ça d'à peu près tous les moments graves ou non de ma vie : j'ai pris ça très gravement même si j'avais en même temps furieusement envie de rigoler... Et je n'ai jamais su fermer une porte à clé... D'ailleurs, sur la photo, si je me pince les lèvres, c'est peut-être pour ne pas rigoler et maintenant je me reconnais parfaitement... Ça devait se voir un peu, mon côté narquois, si tu savais comme je t'emmerde, car j'ai toujours été privé de permissions, même si j'étais le meilleur troufion du régiment, celui qui avait fini premier au grand concours inter-bataillons, le soldat increvable, celui qui continuait de marcher même avec les pieds en sang juste pour emmerder le sergent instructeur qui pensait pouvoir me mater et que j'ai fini par semer, ce con, ce pauvre con, comme tous les autres, la nuit, dans l'est, il faisait froid, j'avais sommeil et j'étais pressé d'aller me recoucher... Celui qui tirait dans le mille même en étant myope, le truc zen de ne pas regarder la cible, avec ou sans lunettes, de l'œil gauche ou du droit je dégommais pareillement et c'était parfois un problème car je ne savais jamais de quel côté j'avais remonté la tête de mickey dans la culasse et de quel côté la douille alors jaillirait... Et super habile de mes mains quand il fallait manipuler les armes... Vif à distinguer les amis, les ennemis... Ami!... Ennemi!... L'autre meilleur souvenir c'est quand je suis parti, tout seul, un mois avant tout le monde, car on m'avait refusé pendant un an toute permission, évitant ainsi tous ces lourds rituels de fin de service militaire, la quille, les cuites, braillements, tout ça... de la même façon que j'étais arrivé tout seul, le premier jour, ignorant le camion militaire qui attendait à la sortie de la gare le train de garnison et y allant à pied, tranquillement, libre, avec tous mes cheveux, demandant parfois mon chemin, arrivant en retard et me faisant engueuler par un abruti très quelconque prenant tout ça très au sérieux... Le camion? Ah mais... je ne l'ai pas vu... J'en ai rêvé longtemps, après, de l'armée, ça m'a donc sans doute plus marqué que je le crois... C'est la guerre, on est au front, je suis brigadier-chef, comme autrefois, j'ai donc une poignée d'hommes sous mes ordres... En avant!... Sans doute à cause des films de guerre... J'ai toujours adoré les films de guerre... Ah... Samuel Fuller... La peur, la fatigue, les marches interminables, la fraternité, l'ennemi invisible, la mort qui frappe sans prévenir, tout ça... Et du camion, aussi, j'ai encore rêvé, il n'y a pas longtemps, celui qui attendait le train de garnison, de ce moment, quand j'ai décidé ne ne pas le voir, c'était un sacrément bon moment... Quelques rares fois dans ma vie, ainsi, je me suis senti vraiment libre... Ce camion, personne n'était obligé de le prendre, même si tout le monde ou presque s'y est pressé, comme pour hâter sa fin, un troupeau que j'ai vu se ruer en bêlant... Même si, au bout du compte, c'est vrai, on finit tous de la même façon, misérables, humiliés, tondus... Mais le chemin est différent, voilà...