lundi 21 mai 2012

J'ai vieilli. Je vois bien, j'ai la peau moins élastique. Et je blanchis, alors, les cheveux, de plus en plus... Le Rhône, lui, toujours pareil. Un peu plus loin, en descendant, à même pas cent mètres, il y a un village englouti. On dit que parfois on voit le clocher et le toit des maisons, mais ça m'étonnerait car le Rhône ne peut pas être clair, sinon ce ne serait plus le Rhône. Il est vert avec un soupçon de bleu, opaque. C'est comme ça. Dire que parfois on voit le clocher du village englouti, c'est juste pour attraper les touristes, même si les touristes il n'y en a pas. C'est pour dire quelque chose, alors, pour causer, dans ce pays où il n'y a pas grand chose à dire autrement... A cause du barrage, plus bas, on avait dérouté le Rhône, c'est pour ça, le village englouti... Quand j'étais gamin, ça me faisait beaucoup rêver, cette histoire de village englouti, c'était un genre d'Atlantide quelque part... Et puis il y avait les pertes de la Valserine, plus haut, c'était bien mystérieux aussi... La Valserine, d'un coup, elle disparaissait, sous les rochers... avant de réapparaître, bien plus loin, avant de redisparaître mais cette fois pour de bon dans le Rhône... J'ai vieilli, me suis-je dit, en revenant sur les lieux de mon enfance... J'ai eu envie de m'allonger, sous les arbres, au bord du Rhône, et même de m'endormir, et même que tout s'arrête là où tout avait commencé, dans ce pays où il ne se passe rien et où il n'y a rien à dire... Ça sentait bon l'herbe et les arbres et le Rhône... Des oiseaux chantaient dans les feuillages mouillés, ça m'a rappelé mon enfance dans les bois, d'autres bois...

jeudi 17 mai 2012

J'ai de moins en moins le souci de plaire. Ou alors je l'ai différemment, de façon moins consciente — car je suis toujours très conscient que mes gènes en appellent d'autres et parfois aussi répondent à d'autres. J'ai donc aussi de moins en moins le souci de déplaire, même si parfois je me plais à déplaire (tout comme à plaire) mais c'est bien plus je crois par amusement que par désir de plaire ou de déplaire vraiment. Les gens sont tant sérieux, à propos de tout et de rien, comme si leur vie en dépendait et c'est peut-être vrai que leur vie en dépend, leur vie telle qu'ils la vivent ou telle qu'ils croient la vivre et c'est bien triste alors. Ils savent ceci, ils savent cela, ignorent ceci, ignorent cela... Moi, je ne sais rien et par là même je n'ignore rien non plus... Ça peut sembler très prétentieux, ce qui n'est peut-être qu'une formule qui pour moi n'a pas plus d'importance que me gratter l'oreille... C'est que tout de suite on hiérarchise les phrases... Je me gratte l'oreille... Je ne sais rien et par là même je n'ignore rien non plus... On méprisera la première, jugée d'emblée vulgaire et froncera peut-être un peu les sourcils à la seconde car on estimera qu'elle s'adresse à une région plus haute de notre entendement, qu'elle pourrait avoir des répercussions ô combien plus profondes... Elle serait inscrite sur un fronton antique, elle aurait un impact différent que griffonnée sur un mur de latrines... Et pourquoi l'oreille et pas le nez?... Parce que l'oreille... Si j'avais voulu me gratter le nez, à ce moment-là, je me serais gratté le nez, c'est aussi simple que ça... C'était l'oreille... C'est à cause de l'olivier peut-être aussi... Voir son oreille m'a fait prendre conscience de la mienne... Je l'aurais vu bâiller, je me serais mis moi-même à bâiller... Je me disais, au début, qu'il avait tant de choses à me dire, l'olivier... Je me dis maintenant qu'il a aussi tant de choses à entendre... et me voici soudain intimidé... Je vois alors un cul, à gauche, un très beau cul... Elle est debout, les jambes croisées, me tourne le dos, derrière l'oreille... Quel cul magnifique... Elle sort peut-être de la salle de bain?... J'ai à peine le temps de voir son cul magnifique... Et puis elle disparaît... Elle était tellement pressée de disparaître... Elle avait tellement de choses à faire il faut dire... Mais quel cul magnifique... C'est gravé à jamais là, dans l'olivier... Je me dis alors que c'est peut-être ma vie que me raconte l'olivier... Peut-être alors que l'olivier c'est moi...

mercredi 16 mai 2012

Il a bien des visages, l'olivier, bien même des paysages. Et moi, le cul en l'air, à contempler. Les gens passent, se retournent : C'est qui ce dingo? L'a jamais vu un olivier?... Un pervers qui s'en prendrait aux oliviers?... Il y a tellement de choses à voir il faut dire, dans une ville, une foule de choses intéressantes, des boutiques de ceci, cela, des gens, des animations permanentes... Ça coûte combien ce truc?... Il me le faut!... Et moi, le cul en l'air, nez à nez avec l'olivier, je le touche, je le renifle, le regarde sous toutes les coutures. Aurai-je un jour la connaissance de ne serait-ce que cet olivier? En ai-je vraiment fait le tour en en faisant le tour? Et la petite feuille, l'y est toujours? — Oui, l'y est toujours... mais jusqu'à quand?... Un abruti va bien me l'arracher, ou écraser sa clope dans le trou, voilà bien ce qu'il risque de se passer... C'est vrai que j'ai l'air d'un idiot, comme ça, le cul en l'air, à regarder, toucher, renifler le tronc de l'olivier... mais je m'en fous... J'aurai bien voyagé, en tout cas, aujourd'hui, autour de l'olivier... Que de paysages différents, que d'émotions, tout art est bien pataud à côté de mon olivier... Je dis maintenant MON olivier... Il y en a d'autres, à côté, également plantés dans des gros bacs carrés de planches, sauf que je ne les connais pas encore, les autres, n'ai pas encore ressenti la nécessité d'aller les sentir de plus près... Un peu honteusement, j'admets que leur sort et même leur existence m'indiffèrent... Celui-ci a à peine commencé à me parler, je ne vais pas m'en aller aussitôt... Les oliviers ne sont pas des vitrines qu'on lèche l'une après l'autre... Et que j'aie l'air d'un idiot? Quelque part, ça m'arrange bien... Et que j'en sois vraiment un?... Encore mieux...

lundi 14 mai 2012

L'olivier a fait une feuille, dans un creux. Je l'ai regardée longtemps. Si tendre, la petite feuille, si verte, dans ce tronc tout noueux, sec, torturé comme un bonzaï géant. Si frêle et gracieuse et innocente et insouciante, la petite feuille. Je me suis dit que je viendrais la voir souvent. Survivra-t-elle dans ce monde désolé? (En effet, précisons, elle est toujours à l'abri du soleil.) Croîtra-t-elle? Deviendra-t-elle branche? Elle a poussé dans l'ombre, au bord de ce genre de trou du cul de l'olivier. Pourquoi ici et pas ailleurs? Je me suis perdu longtemps dans mes pensées. J'en suis venu à considérer la feuille indépendamment de l'olivier, comme un corps étranger, un genre de parasite. Et pourtant, c'est toujours l'olivier. Il est tellement sec et noueux qu'on a du mal à l'imaginer produire une si tendre et délicate petite feuille, dans l'ombre en plus, comme en secret. Il faut le voir, le pauvre olivier de ville, planté dans un grand bac carré de planches, sur une place, en bordure d'une terrasse de café, se tordant de douleur en silence, immobile. Ses racines doivent être bien à l'étroit, là dedans, comme les pieds des petites Chinoises, à une époque, qu'on bandait très serrés à en casser les os. La première fois que je l'ai vu, l'olivier, j'en ai ressenti une grande tristesse, de le voir ainsi enfermé dans son enclos de planches. J'ai caressé son tronc rugueux comme le cou d'un vieux très vieux cheval. J'avais même envisagé une opération nocturne, héroïque, pour le libérer. Mais je n'ai rien d'un héros. Juste le type qui prend son café à côté de l'olivier. Et une petite feuille a poussé, tendre, dans l'ombre, en secret. Et je l'ai regardée longtemps. Et je me suis dit que je reviendrais la voir souvent.

lundi 7 mai 2012

Il l'aimait bien, celui-là, Bergman... – Celui-là quoi?… – Ce plan-là... – Oui, c'est vrai qu'il l'a fait plein de fois... – Là, on se dit, ça ne peut être qu'un film de Bergman… – C'est vrai… Ce serait pas... l'attente des femmes?… – On dirait que tu les as tous vus, que tu les connais même tous... Tu te souviens de tout?... Moi, je ne me souviens de rien précisément... Ça pourrait être n'importe quel film de Bergman... – Tout ce que j'ai vu et même vécu, même d'un seul œil et même du coin, en pensant à autre chose, est quelque part dans ma mémoire... Il suffit de bien ranger, après, de mettre des étiquettes sur les tiroirs et de ranger dans les tiroirs et ensuite il n'y a plus qu'à ouvrir les tiroirs pour retrouver ce qu'on a mis dedans... Un mur de tiroirs... Même ce que je n'étais pas conscient de voir est quelque part dedans... Tout... Un chien qui pissait contre un mur un certain jour, une mouette qui a crié, tout... – Un mur... Grand comment?... – Ça dépend des mémoires... de la taille des tiroirs et de leur nombre... – Et elles attendent quoi, là, les femmes?... – Rien... Leurs maris... – C'est rien, les maris?... – Pour ainsi dire... Pas complètement non plus... Alors elles se mettent à causer, en attendant... – Il préférait les femmes, Bergman... Elles sont quand même bien plus fines... – Oui... Les hommes sont lourds, le plus souvent, les maris encore plus que les autres, ils sont dans leur rôle... Ils courent après les jeunettes quand ils sont vieux alors que finalement ce qu'ils recherchent c'est une maman... Des petits garçons perdus... S'ils étaient moins dans leur rôle, ils seraient peut-être moins lourds... – Et les femmes, elles ne sont pas lourdes?... – Ben non... pas chez Bergman en tout cas... Parce qu'elles savent... Et puis elles ont tout leur temps, les femmes, en attendant leurs maris... Elles ont moins besoin aussi d'être quelqu'un, on dirait, socialement, chez Bergman en tout cas, et elles ont donc plus le temps d'être elles-mêmes, de s'ennuyer et de ressentir les choses finement, d'être déçues... Elles souffrent plus, alors... quand l'homme se dilue dans son rôle, peut même s'y oublier... Il est quelqu'un, ou il n'est personne... C'est binaire, comme en informatique, un ou zéro... D'ailleurs, souvent, ceux qui ne sont personne sont bien plus intéressants que ceux qui sont quelqu'un, sauf que la plupart du temps ils n'en savent rien car ils souffrent tellement de ne pas être quelqu'un qu'ils ne voient même pas la richesse infinie, le grand avantage de n'être personne... On croit souvent, à tort, le contraire... Mais quel ennui, tous ces quelqu'uns, tous ces maris... Pas étonnant que les femmes aient besoin de les tromper... – Les femmes, aussi, parfois, sont ennuyeuses, quand elles sont trop actives, trop dans leur rôle, le truc social... – Oui... C'est une fuite… La peur de n'être personne... du vide... Celles qui veulent faire comme les hommes... Fuyant le vide, elles sombrent alors dans le Néant... – N'empêche que c'est ceux-là que les femmes épousent, ceux qui sont quelqu'un, pas ceux qui ne sont personne... Tu dis qu'elles savent, les femmes... Mais en fait elles savent que dalle... – Si si... elles savent... – Alors pourquoi épousent-elles ceux qui sont quelqu'un et non pas ceux qui ne sont personne?... – Par perversité... Elles font des compromis, tout en sachant qu'elles en souffriront... Pour le confort, aussi... Elles n'épousent pas seulement un homme, mais une situation... Là, en fait, la femme, elle est avec ses copines et elle raconte le jour où elle a trompé son mari, dans un sauna sur pilotis, avec un gros poisson qui nageait dans l'eau en dessous qui l'effrayait un peu, au début, elle racontait au type des choses très intimes, très douloureuses et le type lui ne pensait qu'à une chose : être le gros poisson... – En même temps, on le comprend... – Ben oui, on est des hommes, même si nous on n'est personne ça ne nous empêche pas de bander... Car en fait, c'est ça le truc, c'est bander, il n'y a même que ça, être le gros poisson dans l'eau, dessous... – C'est vrai que ça fait toujours bien bander, les films de Bergman... – Parce qu'il devait bander beaucoup, Bergman... Sinon il n'aurait jamais filmé toutes ces femmes sensuelles en plans si serrés... Tu as vu comment il vient, le plan serré, souvent?... C'est tout calme, distant... et d'un coup, sans rupture, la caméra vient tout contre... C'est pour ça aussi que c'est souvent le même plan, qui revient de la même façon, dans les films de Bergman, il n'y a pas trente six mille façons de bander... – C'est quand même bon... les films de Bergman... Moi j'ai toujours un peu l'impression de voir le même film et je viens un peu toujours pour la même raison... – Un peu comme un film porno, mais en vachement mieux... – Au moins, là, on bande... – Et comment... On bande même entièrement... Comme un gros poisson dans un sauna sur pilotis... – La femme serait donc un sauna sur pilotis...