jeudi 21 novembre 2013

Tout ce cinéma... Alors qu'au fond, je m'en fous... Car au fond, je me fous de tout... Tout ça, c'est juste que j'ai envie de m'entendre, parfois, et je me parle, alors, à moi, surtout à moi, suis même — sans aucun sérieux rival mort ou vivant — la voix que je préfère entendre, qui me fait le mieux voyager et aussi le mieux rigoler, jusqu'à parfois me saouler, jusqu'à parfois la gueule de bois... J'invite alors un peu les muses, pour voir, pour boire... et même parfois elles viennent, boiteuses, toussantes, louchantes ou borgnes, tordues, déjà saoules, moustachues quand ce n'est pas barbues, pas du tout les gracieuses créatures dont je rêvais, mais tout de même elles viennent... Même si elles ne sont plus ce qu'elles étaient, elles ont gardé un certain charme, quand on sait apprécier les beautés périmées... Parce que ça vieillit, les muses, aussi... Ce n'est pas sérieux, allons... pas plus que la vie... pas moins non plus... je l'ai toujours su... dit... On a bien essayé de me faire croire que c'était sérieux, tout ça, la vie, l'amour, la mort, le travail, la famille, la patrie, la littérature, l'art, la philosophie, le foot, l'Histoire de France, la pédicure, le prix des choses et aussi le prix des gens, Dieu, tout ce qu'on voudra... Et pourquoi pas la sieste, alors?... Mais oui, c'est très sérieux, la sieste, certains s'y rendent même comme au bureau... Au bout d'un moment, c'est comme si je me réveillais, de tant de gravité, de tant de sérieux... Il n'y a que la souffrance... Ou l'absence de souffrance... J'ai mal aux dents, alors là oui ma vie est intense, n'est même que souffrance, tout est concentré là, je ne suis même plus que ça, souffrance, même si je souris pour faire diversion... Moi, chanceux, je n'ai jamais rien connu de pire comme douleur que la rage de dents, mais j'en ai eu, alors, des rages de dents, je pourrais en parler, ma vie n'est même qu'une suite de rages de dents pour violon à une seule corde, à un seul nerf suraigu... Et quand je n'ai pas mal aux dents, je me tricote des souffrances morales, nobles tant qu'à faire... Ah... les souffrances de l'âme... ça occupe bien... Jusqu'au moment où je me dis que la moindre rage de dents me balayerait tout ça, me foutrait même un sacré coup de pied au cul de ma souffrance de l'âme si noble... Qu'on me scie un bras jusqu'à l'os et même au delà, on verra si je conserve mes langueurs monotones... Le type qui est dehors l'estomac vide plein de crampes dans ce froid bien humide et qui ne passera peut-être pas l'hiver alors lui, oui, il sait, ce que c'est, la souffrance, que la vie n'est que souffrance et même une sacrée saloperie... Mais moi, le cul bien au chaud, tout bien propre et reposé et bien nourri, fumant ma clope avec un bon petit café, dans mon canapé, de quoi irais-je me plaindre et qu'est-ce que j'en sais, moi, de la souffrance... Et puis c'est peut-être une question de nature, aussi... Même à un enterrement, je finis toujours par rigoler, au moins sourire... (Même à l'enterrement de mon père...) Parce que ce n'est pas sérieux... Je finis toujours par repérer une trogne, ou un détail, comme un clin d'œil que me ferait le Diable pour me faire rigoler... Mon combat, si on peut parler de combat, il est là... je ne me laisserai pas avoir, que je me dis, mais peut-être bien qu'un jour je me dirai autre chose... Le rire emportera tout, toutes mes petites misères, toute ma bêtise, ainsi que toute celle du monde... On se plaint que la littérature est molle, qu'il n'y a plus rien qu'enculages de toutes petites mouches même plus à merde... Une bonne guerre mondiale, une bonne suée bien méphitique de choléra, de peste noire ou de grippe espagnole, une bonne boucherie planétaire avec des tripes à l'air bien fumantes, bien puantes, bien grouillantes et ils refleuriraient les génies sur toute cette pourriture, c'est certain... La beauté, la grande beauté lyrique, est à ce prix, peut-être... Il lui faut de la pestilence, des asticots... Est-ce vraiment souhaitable?... On devrait être content, alors, de vivre cette époque toute molle de chats d'appartement bien nourris, castrés, ou de chihuahuas — question de style, de sens que l'on donne à sa vie —... de guerres juste à la télé... La misère, la souffrance, c'est pour les autres... On lève une paupière, remue l'oreille, on se rendort... On rote son ragoût et sa bière entre deux scènes de massacre à la télé, d'horreur absolue qui a lieu là-bas, toujours là-bas... Dans la rue bien tranquille, un type est en train de crever, lentement, on passe, il fait partie du décor, il en faut un, au moins un, un exclu, un paria, un qui pue pour de bon, pour goûter pleinement l'intimité douillette qu'on cultive dans sa petite serre rien qu'à soi et trouiller suffisamment aussi pour rester ce qu'il faut dans le rang, jouer tant bien que mal les petites comédies pour survivre, rester à flot, demeurer dans sa bonne petite léthargie... Pas de bol, mon pote... Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse?... On pourrait intervertir les rôles, là ce serait lui qui passerait, tranquille, pareil... Mais un jour, sa haine va exploser, il vaudra mieux alors ne pas se trouver là... C'est ça ou crever discrètement... Tout le monde n'a pas cette pudeur... Quand il y en aura cent, mille, dix mille, vraiment pouilleux, affamés, au bout de tout, là, bien méchants, vengeurs et il y aura de quoi, dans ma rue bien bourgeoise et pas seulement des zombies bien proprets venant, très sérieusement, en bas de chez moi, comme si leur vie en dépendait, dans ce tout nouveau bar à ongles, pédi-spa... (Après livres anciens, puis antiquités africaines, ça fait réfléchir... quand on voit que c'est à peu près la même clientèle... Vous êtes accueillis comme des émirs par des hôtesses sublimes en blouses roses, sans chaussettes, des travailleuses du pied on pourrait dire...) Et moi, alors... le crincrin d'une dent me réveille, dans la nuit... Putain de dent, je me dis, voilà, en avalant mon cachet et attendant qu'il fasse effet... et que ma vie n'est qu'une suite de rages de dents et que finalement les rages de dents ont toujours été les périodes les plus intenses de ma vie, parce que la rage... parce que la souffrance... Mais le rire... peut-être qu'un jour je n'en aurai plus la force, ou plus le goût... le mauvais goût... C'est facile, de dire qu'on s'en sortira toujours par le rire, quand le pire qu'on a connu c'était une banale rage de dents... Hier, je me suis fait engueuler, salement... Un personnage, qui s'est rebiffé, qui n'avait pas demandé à être là, dans mon œuvre, si on peut appeler ça une œuvre... n'avait pas apprécié, du coup, de s'y rencontrer et si vilainement... Pourtant je l'aimais bien, celui-là, lui réservais bien des aventures grotesques et édifiantes, avec bienveillance l'imaginais clopiner sur bien des trottoirs merdeux, de quoi au moins bien m'amuser et lui aussi je me disais, ça aurait pu l'amuser, mais non... Ce que tu as fait là!... Ce que tu as fait là!... l'œil soudain mauvais, me pointant même de son doigt gigantesque à presque me toucher le mien, d'œil, pas mauvais, comme s'il voulait me le crever et j'ai senti alors que ça couvait depuis longtemps, sous sa douceur, sa haine... et qu'il en serait toujours ainsi... et que c'était aussi du cinéma... (Un sacré cinéaste, lui, il faut reconnaître, et quand il va se décider à passer enfin en salle de montage, à coller bien comme il faut tous les bouts, ça va déménager et je prendrai mon billet, c'est sûr, et même dans les premiers, pour voir ça...) À chacun son cinéma... Alors, il n'y a plus rien, dans le mien... Une fiction sans personnages, sans rien, que moi, la voix, The Voice, avec ma dent... Si maintenant les personnages fuient les fictions... ont ce pouvoir... Merdre... Si on ne peut même plus se moquer un peu de ses copains ni en faire des héros impeccables, là en plus ou presque personne ne vient, entre nous... Je regarde dehors... Il pleut... Buée sur le carreau... Ça caille... Sale nuit, pour le pouilleux, dehors... Vais replonger sous ma couette, chaude, douillette, océan de plumes, Paradis évident... Il n'y a rien... Juste ma dent, ma douleur et moi, et le cachet, heureusement, qui commence à assourdir la petite musique déplaisante... Putain de dent... Appeler le dentiste, ou bien attendre que ça passe... C'est la question... Ça peut même être la question de toute une vie...

dimanche 17 novembre 2013

Pénurie... D'images. Après les raclures toutes sales de fonds de poches qui ne peuvent engendrer que de la merde que je m'empresse alors de refouler, de pousser d'un cran vers l'oubli, dans ce chiotte cybernétique parmi tant d'autres se déversant dans cette gigantesque fosse sceptique électronique — non... non non... je ne suis pas comme ça... il ne faut pas croire... pas tant cafouilleux, pas tant immature... même si quand même un peu... c'était juste un moment, quelques moments, à cause des images, surtout, si moches... — pas celle-là, les autres, avant, les raclures... — après les fonds de poches, donc, les fonds de tiroirs, les fonds de boîtes... Le laid n'engendre que le laid, de toute façon... Mais parfois, quand même, comme un miracle, une beauté à couper le souffle naît de parents affligés des pires difformités, tant physiques que mentales, je ne parle pas pour moi, dont les parents n'étaient pas difformes, il me semble, d'ailleurs je ne sais plus de quoi je parle, un souvenir presqu'effacé je crois, d'une jeune fille, il y a bien longtemps, il me semble, tellement gracieuse, avec des parents tellement tout le contraire, on imagine, plus proches de la bête — et pas de la bête du tout aimable ni encore moins gracieuse — que de l'humain... mais peut-être que ce n'était que dans un film, ou dans un livre, ou dans un rêve... on finit par tout mélanger... C'est comme ce type, cet artiste, il paraît, qui se donnait en spectacle en s'exposant à poil peint tout en rouge... (Pour cacher sa confusion?...) C'est parce qu'il s'est mis à faire froid, je n'ai plus d'images, les doigts engourdis, comme des peaux devant les yeux comme un lézard... introperdition plutôt qu'introspection... je prends alors ce qui vient, ce qui reste... (Ma lectrice va finir par se lasser, comme les autres, de toutes mes conneries...) Et les spectateurs, alors, ébahis... Ah!... Quel artiste!... Quelle performance!... Le zob et le cucul à l'air!... Tout peint en rouge!... C'était génial... Si t'avais vu... À poil, le type, complètement... et peint en rouge!... T'imagines?... En rouge!... Bon Dieu... Il fallait oser, quand même... Bientôt — ça a peut-être et même sans doute déjà eu lieu — un autre artiste va se pointer, peint lui tout en marron, sur la scène, et va poser sa pêche, comme ça, publiquement, en forçant bien, lune bien éclairée comme une diva a capella... Et la salle hystérique d'applaudir à tout rompre... Voilà, le spectacle vivant... l'art contemporain... et même peut-être la littérature, qui sait... ce qu'il ne faut surtout pas louper... pour pas crever ignorant tout de même... Oui oui, j'y étais... Ah... c'était formidable... si t'avais vu ça... et senti!... Tout y était!... La condition de l'homme... la divine comédie... rien moins... Dix fois que je revois le spectacle et je ne m'en lasse jamais... Mais ça remue, hein... pas pour les petites natures... Alors moi, à côté, ce n'est pas de l'art, évidemment, je n'ai pas cette prétention... Pas non plus une performance underground pour affranchis... Je ne suis pas peint en rouge, moi, même si ça m'est déjà arrivé, de me peindre en rouge... Mais là, non, pas besoin... C'était juste l'heure du bain... Car il y a une heure pour tout...

samedi 16 novembre 2013

Tant de laideur... Ça ne change pas... On se croit devenu enfin raffiné, planant dans les hauteurs, imperturbablement, royalement, aiglement, avec le sourire idiot du Bouddha, mais c'est toujours la même merde, le même blabla... toujours les mêmes conneries... C'est même peut-être encore pire en vieillissant... car en plus on devient moche... Non non... je n'ai rien appris... et rien ne m'a jamais servi de leçon... Cancre de la vie... Toujours au fond de la classe, près du radiateur et de la fenêtre, à penser à la fille du directeur, qui elle est toujours au premier rang, à sa petite culotte, vers les cabinets, qui n'était sans doute pas une cancre de la vie, elle, qui a dû réussir, elle, dans la vie... Comme elle était jolie... (Et vicieuse...) Toujours aussi con... Grande âme, mon cul... Toujours autant obsédé, seulement passé de jeune dégueulasse à vieux dégueulasse... Je ne suis bien finalement que dans mon lit... comme la mémé... Au moins il y fait chaud... j'y bande sans raison, juste d'aise, et les films souvent y sont bien... même si je serais bien incapable d'en raconter la moindre scène... Ils sont bien peut-être justement parce que je ne peux pas les raconter et qu'ils échappent à la laideur, donc, à ma laideur, à ma voix de fausset, qui n'a pas encore mué, qui ne muera même jamais, il faut se faire une raison, de cancre et à la fois premier de la classe, si ça se peut, c'est peut-être bien ça mon problème, d'ailleurs, on ne peut pas être les deux, et pourtant si... j'étais, je suis les deux... l'Alpha et l'Oméga de la Connerie... Grave et chaude, ma voix, elle m'avait dit... (Pas la fille du directeur, une autre, une autre fille de directeur, bien des années plus tard...) Elle n'avait pas l'oreille... Déraillante, ma voix, soudain, comme si les gonades n'étaient pas encore descendues... Pas de quoi être fier... Mais grave et chaude, j'aurais aimé, oui, faire vibrer la fille juste par les ondes, ça oui... quel pouvoir... agir sur les organes à distance... la tenir ainsi captive, mais consentante, ne demandant même que ça, ne pensant même qu'à ça, abandonnée, pantelante, gémissante, dans les bras puissants, poilus, odorants de ma voix, l'emplissant à l'unisson de l'organe magnifique, spectaculaire, à la chaleur vibrante, profonde de contrebasse de ma voix... Parle-moi... parle-moi... parle-moi... suppliait-elle, lascive, haletante, comme si je pouvais la faire jouir avec des mots... la pénétrer avec ma voix... c'en était presque indécent, comme ça, tellement impudique pour moi si délicat, même s'il n'y avait que nous, dans le salon de thé chinois façon pagode, au crépuscule, quelque part dans le ciel indigo la Croix du Sud que je n'ai jamais su voir... Quelques heures plus tard, ailleurs, montant d'un cran : domine-moi... viole-moi... Alors je fais semblant, jusqu'à un certain point... je descends dans les graves, dans mes cavernes... dans le bourdon hypnotique qui parfois d'ailleurs m'endort moi-même... jusqu'au moment où ça déraille... et je suis alors démasqué... j'en sursaute, comme moi-même libéré soudain de ma propre emprise... Immature... voilà... je suis... et là tout s'effondre... le château de cartes en Espagne... le mirage... je ne suis plus du tout l'homme qu'elle croyait... le beau mâle ténébreux monté comme un chêne ou bien marteau-pilon... tout juste un gland... un pauvre gland... fragile comme une brindille bientôt cassée par le vent... toujours petit garçon, renfermé, au fond de la classe, rêvassant, pas tant d'oiseaux et de nuages et fleurs sublimes que de la petite culotte à la fille du directeur, ce qu'il y avait dedans, comment elle sentait, le petit bateau ivre... et pourquoi elle ne m'a plus jamais regardé, après, moi qui voulais tellement l'emmener dans ma cabane, dans les bois, au bord de la rivière, même si je n'en avais pas, de cabane, mais j'en aurais arrangé une, juste pour elle... Et son père, là-haut, qui nous épiait...

vendredi 15 novembre 2013

Mais bientôt tout devient flou. S'obscurcit. Tout commence même à s'effacer. Déjà. J'écarquille les yeux, comme pour permettre à la lumière d'y pénétrer plus largement. M'ouvrant, m'offrant à la lumière pour qu'elle m'envahisse et peut-être me consume, m'anéantisse, mais me permette peut-être à un instant de retrouver avec précision le motif, le moment, la scène. En vain. Ça ne fait que s'éteindre plus vite, plus largement, la lumière du dedans, bien fragile, bien fluette, qui s'y noie. Ce besoin de retenir quelque chose, une image, un visage, une sensation, un moment, un rêve. Alors que les choses ne demeurent que quand on ne les retient pas, que quand on n'en veut pas — des débris, des déchets oubliés au fond des poches... Les retenir, ne serait-ce que vouloir les retenir les étouffe. À moins de les gauchir. D'en faire tout à fait autre chose... Je me revois, à l'aube, descendant d'un avion, la retrouvant, après tout ce temps, tous ces rêves, mais ne la retrouvant pas. Feignant ensuite de l'avoir retrouvée, alors que je ne l'avais pas retrouvée. Gommer la déconfiture sur mon visage fut alors le commencement d'autre chose. C'était une étrangère, là, debout, qui se tenait face à moi. Bien moins tentante. Bien moins bouleversante. Bien fade, banale, il faut le dire, à côté... Il a fallu que je mente, que je me mente, pour faire durer un peu l'histoire, mon petit roman pathétique. Que je la reconstruise. Que je fasse des petits arrangements, du bricolage sentimental avec ma scie, mon marteau, mes planchettes et mes clous... recoller des bouts de rêve dessus... hybrider le délicat et le vulgaire... projeter un peu de fantaisie sur qui en était totalement dépourvue... Repartir donc par un mensonge. Tant bien que mal. Pour mieux sans doute ensuite me retrouver seul, lessivé, démuni, vraiment au bout de ma nuit, alors que si j'avais vraiment été honnête, en descendant de l'avion, la retrouvant, ou plutôt ne la retrouvant pas, je me serais contenté de ma déconfiture et l'aurais vécue pleinement, piteusement, ou ironiquement, aurais sans doute repris un avion le jour même. Sauf que je n'étais pas venu pour une simple déconfiture, ni pour l'habituelle ironie tellement commode... Il me fallait de l'aventure, enfin... Et parfois, quand même, il faut être juste, des éclats revenaient, comme des traces dans le ciel d'astres éteints... Mais il n'y a rien à sauver. Rien à retenir. Ce que j'ai appris. Le peu que j'ai appris. Même si on le veut de toutes ses forces et se jette alors dans l'action entièrement, héroïquement, désespérément, avec tout ce qu'il reste de l'enfance... Il ne faut alors rien vouloir sauver, retenir. À moins d'en faire tout à fait autre chose... Tu peux t'en aller quand tu veux. Je ne te retiendrai pas. Je n'irai pas te chercher... Même si ça me fait de la peine... Même si ça me déchire le cœur... Voilà, ce qu'il faut dire, ce qu'il m'est arrivé de dire, même si c'est tout autant désastreux et même peut-être pire. Parce qu'on ne retient rien. Parce qu'on ne peut rien retenir. Ni encore moins personne.

jeudi 14 novembre 2013

Mais où l'avais-je déjà vue, cette sacrément jolie nénette? Je débarque un soir à Toulouse chez mon copain A, avec tout mon barda d'aïkidoka d'occasion qui vient de se prendre une raclée par des cadors et même par des vieux arthrosés et même par des filles énervées, dans un stage international, encore tout transpireux, crevant de chaud, fumant comme le trotteur après la course sur la piste gelée, les pieds et les coudes en sang, mais bien, épuisé, vidé, bon à foutre à la poubelle, tout vilain mais tellement tranquille, au fond, vaincu, ruiné à tout point de vue mais heureux, humilié même en public par le Grand Chef en personne, Sensei, mon Maître, car à mon âge je ne sais même pas encore m'habiller et il m'a appris, le Grand Chef, Sensei, mon Maître international, dans le vestiaire, après m'avoir vertement et publiquement rabroué — quel exemple abominable j'étais pour la jeunesse... — à nouer ma jupette, à moi, la tache, la honte, l'indécrottable, le tout mal fagoté, le vite cramoisi, suant et même saignant, le fumeur ceinture noire, à la pause, aux doigts tout jaunes comme Gabin, la tumeur de l'aïkido international, mais badin, ne craignant plus ni Dieu ni Maître fussent-il internationaux et c'est là que je la vois : une grande fille, brune, élégante, ligne parfaite, comme rayonnant un charme, bien plus vivante que le commun, réduisant même instantanément tous les humains autour à zombies, comme une fleur qui ferait se faner alentour d'un coup toutes les autres, dans la rue, en bas de chez mon copain A, poussant la porte du 24, en compagnie d'un grand type maigre et d'une petite fille, sa petite fille, une jeune maman donc. Je leur dis bonsoir, en bas, dans le hall, car je suis poli et aussi parce que, du coin de l'œil, je la trouve quand même assez jolie, intéressante, intrigante, je ne sais pas quoi, trouve alors un peu dommage, presque même un peu déchirant, de m'éloigner déjà, si vite, à peine aperçue, d'une si rayonnante créature. Ils sont lents, piétinants, comme indécis... Un couple, souvent, c'est lent, quand l'individu lui est vif comme le vent... Je monte alors lestement, en tête, les marches jusqu'à chez A. Je suis tellement content de le revoir. Plus de deux ans qu'on ne s'étaient pas vus... Lui a l'air un peu moins enthousiaste. Il semble un peu fatigué, il faut dire, le boulot, la vie de famille, deux morveux un peu terribles, et puis l'âge, on se fait vieux, mine de rien — et de plus en plus cons, il me dit et je suis bien d'accord avec lui et alors, philosophes, vieux copains enfin retrouvés, on rigole... Il se sent alors peut-être un peu envahi... Surtout que les autres aussi débarquent, juste derrière moi, la jolie brune, le grand type maigre, la petite fille... Ses amis, je me dis... La fille, réservée, se tient debout dans la cuisine, tandis que le grand type maigre, un peu artiste, visiblement, parle de choses culturelles, d'un spectacle épatant qu'il a vu, un type à poil qui s'était peint tout en rouge — pour cacher sa confusion? ai-je demandé... Une belle fille, vraiment, racée, délicate à la fois, je la regarde, je ne peux pas m'empêcher de la regarder, ses yeux, ses mains, ses épaules, ses hanches, la chair que je pressens, chaude, qui palpite... j'aimerais tant voir ses pieds, sans même parler du reste... Au bout d'un moment, je lui demande si on ne s'est pas déjà rencontrés, un vieux truc de dragueur pas fin, sauf que c'est vrai, que j'ai vraiment le sentiment de l'avoir déjà rencontrée et même de la connaître... Ils ne sont là que pour récupérer pour la soirée un des deux gamins de mon copain A, qui d'ailleurs n'a jamais vu la fille avant, ne connaît que le grand type maigre. Mais elle accepte, finalement, comme sur un coup de tête, de boire un verre de vin au salon... Je la regarde... Sans m'en rendre compte, sans même le vouloir, par peut-être une sorte d'instinct de mâle dominant, je ne rate pas une occasion de ridiculiser ou d'amoindrir, l'air de rien, le grand type maigre qui l'accompagne et qui ne me regarde jamais dans les yeux... Elle me regarde, elle aussi, je la sens parfois un peu troublée... À un moment, elle avoue qu'elle aussi m'a déjà vu quelque part, elle croit bien, oui oui, c'est étrange, ça la travaille elle aussi... Mais où?... On cherche... Où on a vécu, de quand à quand... (On me dira plus tard qu'elle a rougi plusieurs fois...) Elle me captive... C'est bon... C'est tellement rare, pour moi, d'être captivé comme ça... Le grand type maigre, on me dira plus tard, est un grand séducteur, un tombeur, colle même les photos de ses conquêtes dans un album comme le botaniste les belles plantes dans son herbier... Moi pas, pas pour un sou grand séducteur ni botaniste... Mais je suis quelques fois, très rarement, captivé et j'en prends parfois alors pour dix... vingt... trente ans à me décaptiver tout en n'y parvenant jamais complètement, pour dire je pense encore à une fille en CM2 avec qui j'avais fait touche pipi sous le préau vers les cabinets et ça me trouble toujours autant, me demandant encore lequel des deux avait pris les devants et je crois bien que c'était elle, qui avait la première descendu ma culotte et touché mon petit robinet, je me souviens encore de son regard à ce moment, debout, sous le préau, vers les cabinets, on s'était un peu frottés en respirant vite, les jambes un peu en coton, un peu aussi fait pipi sur les doigts, et si son père, le directeur de l'école, de son bureau, là-haut, derrière le carreau, nous avait observés, parce que je m'étais senti observé et qu'il m'avait regardé de travers, les jours suivants, son père, le directeur de l'école... Les pères, il faut dire, ne m'ont jamais tellement apprécié... Et après, elles m'abandonnent, c'est comme ça, n'ont plus même un regard, soit que je suis trop vicieux, je me dis, soit que je ne le suis pas suffisamment... Et puis un type sans avenir, aussi, peut-être même surtout, et donc sans lendemains... Ou bien c'est à cause des pères, peut-être, qui sont toujours là d'une façon ou d'une autre dans un coin à lorgner... Mais quelle fille... Ce n'est pas seulement qu'elle est jolie, élancée, gracieuse, c'est qu'elle est intense, que j'ai l'impression de la voir tout entière, de la sentir tout entière et qu'elle n'est là alors que pour moi... Je finis même par oublier complètement le grand type maigre... Il n'existe plus... Il n'y a que la grande fille brune... Elle a un joli grain de beauté... Des yeux scintillants avec une âme dedans, c'est tellement rare... Je la regarde... Elle me regarde... Il n'y a plus que nous... Dans un rêve, peut-être, je me dis... Puis ils s'en vont... Je l'embrasse, sur les joues, lentement, posant doucement mes mains sur ses épaules, on se sourit, suis sur le point de lui dire ce que m'avait dit jadis une autre créature de rêve : Au revoir?... Ou adieu?... Mais m'abstiens... Ne pas rejouer à perpétuité la même pièce désastreuse quand même... Plus tard, me brossant les dents dans la salle de bain avec mon copain A, j'aperçois ma face dans le miroir, que j'avais oubliée : une gueule de vieux... Ah... si j'avais seulement dix ans de moins... et quelques illusions encore... Mais j'y ai pensé toute la semaine, à la jolie nénette, en pointillés, c'est déjà ça, je me suis senti renaître, un moment, vivre, capable soudain de franchir de nouveau déserts et océans d'un bond... Mais où l'avais-je donc déjà vue?... Mystère... Je lui ai dit qu'un jour je lui ferais peut-être savoir, si ça me revenait... Comme elle sentait bon... Dans un rêve, je me dis, peut-être... Ou dans une autre vie... Tout ça est bien étrange..

lundi 4 novembre 2013

C'est toujours bon, de se réveiller avec la trique. (Je me suis dit ça toute la journée.) Même si sur le coup j'aurais préféré ne pas me réveiller. Parce que j'étais bien. Parce que je rêvais. Quel besoin de se réveiller, quand on est si bien. (Si c'était ça, la mort, je signerais aussitôt.) Mais avec la trique, je me suis réveillé, ce qui m'a rendu la rupture supportable. Le réveil soudain hurle. M'arrache sans ménagement à mon monde bien plus bandant que l'autre. Le film casse net dans la machine. Mais des images et du son, hors de la machine, semblent lutter encore un moment dans le noir pour exister. Et avec la trique. Comme un lien entre le rêve et la fade réalité qui s'infiltre. Le trait d'union. Je rêve. Je bande. Je suis vivant. Ce n'est pas rien. Un rêve drôlement bien. Je le retiens un peu. J'étais fou. Rien de plus normal. On me prenait en charge, comme on m'avait pris en charge à chaque étape de ma vie, m'emmenait, avec d'autres fous, dans un wagon à bestiaux. Dans une maison de fous j'imagine. Mais c'était bien. C'était dans le cours des choses, normal, tranquille, je n'avais à m'inquiéter de rien. On était dans le wagon à bestiaux, dans le train tacatac... tacataquetant, en rase campagne, la porte coulissante ouverte, vautrés dans la paille, comme des trimardeurs pendant la Grande Dépression. À un moment, je ne sais pas pourquoi, une impulsion, je décidais de m'évader. Une jeune femme que je n'avais jusque là pas remarquée me regardait alors avec de grands yeux étonnés. (Elle n'était pas folle. Je me demandais ce qu'elle faisait là.) D'un coup, je devenais son héros. Je lui faisais mes adieux, un peu timidement au début, puis la serrant fort dans mes bras. En fait, on se connaissait depuis longtemps, il semblait. Mais elle découvrait seulement maintenant ma vraie nature. Ma vraie nature de héros, de héros même lyrique, le type qui se fait la belle, ne se laisse pas conduire n'importe où comme ça dans un wagon à bestiaux. Elle m'embrassait alors sur la bouche. Un baiser un peu dur cependant. Comme si ses lèvres ne suivaient pas complètement son élan. Je me disais alors que j'étais bien trop vieux pour elle. Puis je me disais que ça n'avait aucune importance, considérant tous ces jeunes avachis dans le wagon à bestiaux, déjà vaincus, déjà si vieux, presque morts. On se retrouvera! je lui criais, sautant lestement du wagon. Et je m'enfuyais, la poitrine gonflée de joie. À moi la Liberté!... avec en prime la perspective, la certitude de la revoir un jour, la jolie nénette, ça suffisait pour remplir mon cœur juvénile à ras bord de bonheur... Un cœur bien rempli, une vie alors bien remplie... même si j'étais sans doute un peu trop vieux pour elle, continuais-je toujours un peu à me dire, me trouvant ensuite vieux jeu... Après toutes sortes d'aventures, quittant une place pour une autre, parcourant le monde, libre comme le vent, sans cesse pourchassé par des infirmiers psychiatriques en civil pas très finauds et sans cesse les égarant, de quoi alimenter plusieurs saisons d'une série télé fameuse entre kung fu et le fugitif, je la retrouvais, ou plutôt, je crois, c'est elle qui me retrouvait, des mois voire des années plus tard. C'était encore un peu la nuit, peu avant l'aube, dans une ville quelconque, au bord d'un fleuve lent et lourd, des centaines de colombes sales ou juste des pigeons sur la rive se battaient férocement jusqu'au sang pour saluer le jour. On se retrouvait enfin, se serrait émus l'un contre l'autre, mais je savais déjà ce qu'elle me dirait bientôt, les yeux brouillés de larmes, qu'elle voulait laisser encore une chance à Machin, même si c'était un vrai abruti qui l'ennuyait à mourir, c'était une longue, très longue histoire, une grande partie de sa vie, ça ne pouvait pas se terminer comme ça, sa vie de couple... Ce n'est pas grave, je lui disais, je comprends. (Et c'était vrai, ce n'était pas grave, je comprenais.) Quelle jolie fille, je me disais, quelle fille magnifique, quelle fille... la regardant s'éloigner puis disparaître sans doute pour toujours dans les premières lueurs de l'aube.