lundi 30 décembre 2013

Je ne l'ai pas prise en photo. Quand elle s'est installée en face de moi, j'ai rangé mon appareil photo. J'ai regretté, plus tard, d'avoir rangé mon appareil photo, de ne pas l'avoir prise en photo. Je l'ai trouvée d'abord vulgaire, un peu, une grande blonde aux cheveux longs, bien balancée, une vingtaine d'années, un peu trop maquillée peut-être, dans un manteau noir avec un col de fausse fourrure, un peu pute, m'a demandé d'une petite voix si elle pouvait s'installer là, avec un accent peut-être d'Europe de l'Est, mais peut-être pas, peut-être juste un peu timide. Bonjour, lui ai-je dit en souriant, puis j'ai bientôt rangé mon appareil photo, tout en me disant que je regretterais bientôt d'avoir rangé mon appareil photo. Puis le compartiment s'est rempli d'un coup, comme si elle avait été une avant-garde et qu'un vide, un silence, l'avait séparée du troupeau. Il y a eu bientôt même des gens debout dans la travée ou bien assis sur leur valise. À ma gauche, une femme brune un peu épaisse, défraîchie, au visage triste, son mari et sa progéniture éparpillés ici et là, regards désespérés ou las, un peu vieille déjà, mais peut-être bien plus jeune que moi, me dis-je, vaincu, comme je suis vieux... En face d'elle, une autre femme au visage flétri, au regard fatigué, plus jeune, subissant le soliloque de sans doute son amie assise à côté sur sa valise avec peut-être au bout d'un moment quand même des pulsions homicides. La blonde s'inspecte dans son miroir de poche, entre deux pages de mon Chinois je la zieute un peu dans le prolongement du paysage qui défile, puis elle range son miroir de poche, me glisse un petit regard complice comme quoi elle nous soûle, la mocheté, à côté, qui raconte sa vie banale à pleurer, son mec qui n'était pas si bien, son appartement, sa mère qui n'a pas droit à la retraite, son boulot... Je sens son genou contre le mien. Peut-être croit-elle que c'est le pied de la tablette, je me dis, et je ne déplace pas ma jambe et bientôt elle étend sa jambe plus loin et je la sens, chaude, contre ma cuisse, elle a de très longue jambes, elle s'avachit un peu, son genou pas loin de mon entre-jambes, bientôt ferme les yeux, semble s'endormir. Quel univers peut-on gagner en se disputant un espace grand comme une corne d'escargot? m'interroge alors mon Chinois. Je remue légèrement la jambe, sans pour autant chercher à fuir la sienne, qu'il n'y ait pas de malentendu, qu'elle sache bien que c'est ma jambe et non pas le pied de la tablette, que ce n'est pas ma jambe, qui est venue violer son territoire, mais que ce n'est pas pour autant problématique, car moi je suis sans territoire — ou alors retractile comme une corne d'escargot — que sa jambe contre ma jambe, c'est même plutôt agréable, comme si on se connaissait, et même intimement. Je m'aperçois au bout d'un moment qu'elle s'est déchaussée. Chaussettes marron. Je la regarde dormir, ne la trouve plus du tout vulgaire comme au début, je la trouve même très belle, là, maintenant, endormie, sans manières, les traits relâchés. Parfois, elle lève les paupières, me sourit, naturellement, comme si on se connaissait, flemmardait dans le même lit, replonge. Moi aussi, je lui souris. Je n'entends plus le pénible soliloque de la fille au visage ingrat à côté, ni le brouhaha du compartiment, le gamin avec son jeu vidéo, le type avec son téléphone... Il n'y a plus que la blonde et moi, le paysage par la vitre, le Rhône, le Chinois. C'est une vraie blonde. À moins qu'elle se teigne les sourcils. De belles mains, aux ongles soignés. Parfois sa jambe glisse un peu. Me communique sa chaleur. Un espace grand comme une corne d'escargot... Plus d'une heure plus tard, je me désencastre d'elle comme je peux sans la réveiller pour descendre à ma gare de destination : Bellegarde-sur-Valserine, là où j'ai vécu mes premières années, là où est revenue vivre ma mère. Tout le compartiment d'ailleurs se vide. Sauf elle, qui reste là, endormie, profondément semble-t-il. Je descends en dernier, la regarde encore un peu, la quitter me déchire légèrement. Sur le quai, je pose mes bagages, m'allume une cigarette en attendant que le quai se vide, en attendant aussi que le train redémarre, l'apercevoir une dernière fois, par la vitre, endormie. Le train redémarre. La vois passer puis disparaître, mais cette fois assise bien droite, bien réveillée, pianotant sur son téléphone, me dis alors qu'elle n'a peut-être que fait semblant de dormir, tout le voyage, et ça me rappelle alors d'autres histoires de filles endormies ou qui alors faisaient semblant.

mercredi 18 décembre 2013

Puis c'est la nuit. Je suis à ma fenêtre. Je fume. Je me souviens de l'instant précédant cet instant, tellement lumineux, le bas du ciel était d'un gris fabuleux. La volonté de le retenir, de le fixer, il est déjà passé. Mais peut-être que cet instant est mieux. Quand tout déjà est éteint. Juste l'instant où tout se trouve éteint. L'instant juste suivant l'instant du flamboiement. Du flamboiement qui était un gris flamboiement. Tu te souviens? Non, tu ne te souviens pas. Je pourrais te raconter, mais ce serait une autre histoire. C'est toujours une autre histoire. Pour tromper l'ennui. À cet instant où j'ai besoin soudain d'en sortir de cet instant peut-être parce que cet instant m'aspire, que je me sens m'éteindre moi aussi et alors c'est comme le sursaut de l'homme qui s'est trempé dans la nuit et ne veut à un moment plus s'éteindre. Un sursaut animal. Une frayeur immémoriale. Tu te souviens? Non, pas du tout. De quoi? De qui? L'instant d'avant, peut-être, quand le bas du ciel était d'un gris fabuleux, j'aurais pu me souvenir et inventer alors une fantaisie, flamboyer, peut-être, m'en griser, mais maintenant... Maintenant, je fume. C'est bien suffisant. Je ne résiste plus. Je sombre. Il n'y a rien à sauver. Et donc moi non plus je ne suis pas à sauver. Sauver de quoi? De la nuit? Regarde, comme j'étais magnifique, autrefois... Comme le bas du ciel était d'un gris fabuleux... Et maintenant je me laisse glisser tout entier dans la nuit comme dans le Noir Océan, sans résistance, paisiblement, non pas vaincu, car je n'ai livré aucun combat, juste soulagé que tout soit enfin terminé. Toute cette agitation. Ce sursaut, à un moment, de l'homme qui s'est trempé dans la nuit et soudain ne veut plus s'éteindre est vite oublié. Elle n'était pas si froide.

jeudi 5 décembre 2013

Toujours le même train. Tacatac... tacataquetant... Jamais tout à fait le même voyage. Avant que tout s'éteigne. Tout s'éclaire enfin, quand vient la nuit. Pylone délicat pi à l'horizon en feu. Portique... gibet peut-être? Mystère planté sur la colline. Je passe. Un sentiment me serre le cœur. Je ne sais pas quoi. Je ne sais plus qui. Je passe, peut-être seulement. Juste ce sentiment-là, si c'en est un, de passer, de ne que passer, d'être tout proche de la nuit, toujours plus proche de ma nuit. Je vais vers ma nuit, tacatac... tacataquetant... c'est tout. Pylone délicat sur la colline. Mystère. Je passe. Une envie de pleurer. Ni de peine, ni de joie. Juste pleurer. Ce moment, quand vient la nuit, quand tout s'éclaire enfin. Parfois. La beauté du monde. Ne l'avoir saisie qu'à cet instant, avant que tout s'éteigne. À l'agonie. Puis c'est la nuit. Enfin. J'oublie. Comme j'oublie une rage de dents quand je n'ai plus mal aux dents, j'oublie le pylone délicat debout sur la colline, seul, frêle silhouette juste au bord de la nuit, quand tout s'éclaire enfin, ce sentiment, ce serrement de cœur, ce flamboiement mourant, me retrouver seul, vraiment tout seul, alors, tout au bord de ma nuit, ma nuit qui est alors la nuit... Comme le cœur des oiseaux s'affole, quand vient la nuit. Puis c'est la nuit.

mardi 3 décembre 2013

Et puis l'envie revient. Ou le besoin? Comme un besoin? Faire son besoin? Besoin... Besoin... Quel mot étrange... be... zoin... L'envie?... Ou le besoin?... Tout l'après-midi, à ne pas savoir trancher... Le besoin serait-il seulement une envie qu'on ne pourrait plus contenir?... Faire son besoin : évacuer, se soulager... Le plaisir est dans l'écoulement... L'apaisement, au moins... Et après, il n'y a plus rien, je suis vidé, je suis alors vide, le monde alors disparaît, comme si je m'étais vidé du monde, voilà, et donc moi aussi je disparais, peut-être... mais je ne sais pas... je n'arrive pas à me décider... si je disparais, ou non, quand le monde disparaît, si j'en suis seulement un occupant, un élément, minuscule, négligeable, ou l'inconscient démiurge... Il s'efface et moi donc aussi je m'efface, peut-être, mais peut-être pas... En m'écoulant... Ce besoin de s'écouler... Ce vieux rêve de n'être qu'écoulement... Mais pas vraiment un rêve, plutôt un fantasme conscient, comme de faire son lit dans le temps... Le temps... Faire son lit dedans et alors s'y coucher... et alors s'écouler... Je prends toujours le même train, toujours la même ligne et je ne sais toujours pas où je vais, c'est même peut-être pire que ça : je le sais de moins en moins... Mais ça ne m'angoisse pas. Au contraire, ça m'apaise. Parce que je m'écoule... Parce que je ne suis bien que dans l'écoulement... Je dis ça et à la fois j'en doute... Car il y a quelque chose d'un peu morne, à la fois, à se sentir toujours dans le même train et à finalement très bien savoir où il va : nulle part... Mais un nulle-part qui n'a peut-être pas toujours été un nulle-part? je m'interroge... Je ne sais plus... Je n'ai peut-être même jamais su... Ou alors si j'ai su, j'ai oublié, c'était un savoir momentané... Le buraliste m'explique qu'ils viennent de sortir une nouvelle cigarette à bout filtre rotatif, à deux positions, normale ou light... La même cigarette, normale ou light... Bien... Ils sont forts, ces Américains... Que le fumeur soit libre de fumer une cigarette normale ou alors une cigarette light et ce avec la même cigarette, à la fois normale et light... Ils devraient faire la même chose avec les trains, je me suis dit plus tard, me disant ensuite que ça ne voulait rien dire, que je devenais idiot, que le monde me rendait idiot... Mais pourtant, ça continuait de me trotter dans la tête, faire la même chose avec les trains qu'avec les cigarettes à bout filtre rotatif... Oui... Et alors voyager normalement, ou alors light... Deux façons de s'écouler vers nulle part, l'une normale, l'autre light...