lundi 19 mai 2014

Mon père me regarde. Ma sœur aussi me regarde. Ma mère et moi, on regarde ailleurs, là-bas. La mer? On snobe le photographe. Un étranger? Une connaissance? Dieu? On ne pose pas, nous. Ou alors, on pose vraiment. Mais mon père me regarde. Et alors je regarde mon père. Sa tête. Il avait cette tête-là. Même à la fin, il avait cette tête-là. Et ces pieds. Je regardais ses pieds. Je regarde toujours ses pieds. Mon regard attiré par ses pieds. Ses pieds étaient étranges. Me fascinaient. Des ongles de gros orteils démesurés. Comme des télés. Des drôles de pieds. Même à la fin, il avait ces pieds-là et je continuais d'être fasciné par ses pieds. Même mort, il avait encore ces pieds-là et je fixais encore ses pieds, quand il n'était plus qu'une sorte de bête empaillée grisâtre... jaunâtre... je ne sais plus... sur le lit... Des ongles de gros orteils comme des télés. Des pieds vraiment étranges. Je n'en ai jamais vu de pareils. Ni même de comparables. Ses pieds. C'étaient ses pieds à lui, rien qu'à lui. À mon père. C'était lui, ses pieds. Sa tête, ses pieds, voilà ce qu'il me reste, surtout. Les pieds de ma mère, à côté, semblaient mous, sans nerfs, sans âme. Ceux de mon père étaient noueux comme des branches d'olivier, avec des ongles comme des télés. Mais c'étaient de bons pieds, je me disais, je me dis encore, des pieds d'honnête homme, de gentil. J'aimais les pieds d'honnête homme de mon père, noueux, torturés comme des branches d'olivier avec au bout des télés. J'ai dû jouer longtemps à les lui tirer, pincer, chatouiller et ça le faisait râler gentiment, parce qu'il n'aimait pas qu'on lui touche les pieds, mon père, ses pieds noueux, comme si ça lui faisait mal, comme s'il avait concentré toutes ses souffrances dans ses pieds, on n'imagine pas la souffrance d'un olivier et je ne peux pas me souvenir de mon père sans me souvenir de ses pieds, sans revoir exactement ses pieds, ce qu'exprimaient ses pieds. Et puis sa tête. Sa bonne tête. Des souvenirs me remontent. Il me regarde. Il est venu me chercher, tard le soir, vers les minuit, en voiture, à la gare, je suis en permission, il me regarde alors pour la première fois comme un homme, même si je suis toujours son gamin, on peut enfin partager quelque chose de vraiment viril : l'armée, je n'ai d'ailleurs peut-être fait l'armée que pour ça, pour me rapprocher un peu de mon père, pour vivre cet unique moment : descendre tondu d'un train à minuit et le voir sur le quai à m'attendre, peut-être était-ce aussi un peu pour ça que je me suis mis à fumer, très jeune, pour me rapprocher un peu de mon père, cet étranger tellement familier, je suis content de le retrouver, de le voir sur le quai à m'attendre  — ma mère, elle, m'attendait plutôt dans la voiture devant la gare — depuis le temps que j'étais coincé à la caserne, toujours plus ou moins consigné, on se sourit de loin, on est émus, c'est le meilleur moment, quand on s'aperçoit et se rapproche, un sourire qu'on a du mal à enlever tellement on est contents de se revoir, depuis le temps...

mercredi 14 mai 2014

Lech dort. Je l'appelle Lech, même s'il ne s'appelle sans doute pas Lech, car je suppose qu'il est polonais, même si je ne suis pas certain qu'il soit polonais, parce que je me dis qu'il lui faut un nom et que Lech, pour un Polonais, ça sonne bien polonais, un peu comme Jean pour un Français, Lech, donc je l'appelle Lech, un Polonais, mais peut-être pas un Polonais, mais peut-être que si, en tout cas c'est ce que je me suis dit quand je l'ai vu : un Polonais, et j'ai eu besoin alors de lui donner un nom, un nom de Polonais : Lech, pour qu'il ait un nom, qu'il ne soit pas juste un Polonais, s'il s'agit bien d'un Polonais, ou un clodo. Et donc, Lech dort. On l'a trouvé comme ça en arrivant. On s'est demandé au début si vraiment il dormait, s'il n'était pas plutôt mort. Mais non, tu vois bien, j'ai dit à mon collègue, il ne serait pas comme ça, s'il était mort. Mais je me suis quand même approché pour voir s'il respirait. En effet, il respirait, et même paisiblement, il dormait. On n'a pas osé ouvrir la grille, de peur de le réveiller. De toute façon, personne ne vient, dans ce cinéma. On a donc laissé la grille fermée et Lech, appelons-le Lech, a pu ainsi continuer à dormir. Parce que le jour, c'est souvent mieux, pour dormir. On est plus en sécurité, le jour, on risque moins de se faire tabasser et dépouiller quand on dort. La nuit a sans doute été longue, pour Lech. Il cuve, peut-être? Peut-être. Alors on a fait comme d'habitude, c'est à dire pas grand chose. (Deux ou trois spectateurs se sont quand même faufilés.) Dans l'après-midi, on s'est rendu compte que Lech n'était plus là. Alors on a ouvert la grille.

mercredi 7 mai 2014

Je suis confus. Toutes mes élucubrations tombent à l'eau. Évidemment, je pourrais faire comme si de rien n'était. Et ça vaudrait peut-être mieux. Parce que l'idée me plaisait bien, que ma mère cadrait bien les photos et que mon père, lui, le pauvre, ne savait pas, était même désarmé, voire même qu'une sorte de frayeur biblique l'inondait quand il fallait prendre une photo, parce que les photos, c'était l'affaire des femmes, il fallait des fleurs, c'était à chaque fois un peu le jardin primordial, et caetera... Et pourquoi pas des pommes?... Oui... Parce que tout reposait sur cette photo, que j'attribuais à mon père... C'était même ma plus grande découverte, cette photo, dans la boîte de diapos, dans la cave de ma mère, 45 ans plus tard... Ma mère, en maillot de bain, sur la plage, en 69, année érotique... Son corps... Rien que son corps... Enfin un regard un peu sexuel, je m'étais dit, de mon père pour ma mère, moi qui de toute ma vie ne les avais jamais entendus ni vus ni même imaginés faire quoi que ce soit de sexuel, même pas une petite langue, une petite main, un petit doigt, rien... Enfin, cet obscur objet du désir, je m'étais dit, sacré papa... C'était d'autant plus troublant qu'il lui avait coupé le visage, ne gardant que la bouche... Pas non plus de mains, et juste un pied... façon statue antique... Il n'avait gardé donc que l'essentiel... le Sexe... Quelque chose de maladroit, de spontané, de sincère, m'émouvait terriblement là-dedans... Jusqu'au moment où j'ai vu que derrière ma sœur, à la tête également coupée, se tenait un autre personnage, un genou et un bras que je n'avais pas remarqués tout d'abord... mon père... qui ne pouvait donc plus être l'auteur de la photo, puisqu'il était partiellement dessus... Mais alors... qui?... Il suffit évidemment de chercher celui qui n'est pas sur la photo... Alors, donc... Peut-être ma première photo, alors, à l'âge de trois ans... Je coupais déjà les têtes... J'ai toujours coupé les têtes il faut dire... Encore dernièrement — mais j'y reviendrai, une autre fois — il était question d'une tête coupée... Comme si le coupage de têtes avait toujours été ma préoccupation, mon grand intérêt dans la vie et peut-être même ma passion... (J'entends encore Fernandel : Tout condamné à mort aura la tête tranchée...) Sauf que là, les têtes,  c'étaient celles de mes parents, de ma sœur... la famille... ma famille... Est-on, à trois ans, conscient de couper des têtes?... Peut-être ma première photo, donc, peut-être aussi ma meilleure. Par la suite, je n'ai peut-être jamais cessé de vouloir reproduire cette image primordiale.

vendredi 2 mai 2014

La seule beauté qui compte est celle qui ne se sait pas. Les choses sont parfois très simples. Il faut centrer à peu près son sujet. C'est encore mieux s'il y a des fleurs. Et la grâce de l'instant, si grâce il y a. C'est je présume ma mère qui a pris la photo. Mon père, lui, aurait cadré différemment. (Mais j'y reviendrai, une autre fois, à comment mon père aurait cadré, à comment mon père cadrait, plus chaotique, plus contemporain si on veut, quand ma mère, elle, avait une conception très structurée, très classique de l'image.) Le jardin. L'éternel Jardin. C'est toujours à peu près la même histoire. Celui qu'on a perdu. Celui qu'on aimerait retrouver peut-être. On remet en scène comme on peut le Jardin, voilà. C'est ce que disait ma grand-mère, aussi, quand on allait prendre une photo : Au jardin, un coup de peigne et au jardin... Les hommes, eux, ne prenaient pas de photos, à moins qu'on ne les y contraigne et dans ce cas c'était à la sauvette, sans méthode, avec effarement peut-être, d'où ces cadrages bizarres, ils ne savaient pas s'y prendre, ça n'était pas leur domaine, la mise en scène, le cadrage, pauvres acteurs, mais j'y reviendrai, une autre fois... Les images, prendre les images, c'était souvent l'affaire des femmes et on peut se demander pourquoi, surtout quand revient toujours le thème du jardin, avec des fleurs, donc, parce que s'il n'y avait pas eu de fleurs ça n'aurait plus été la même chose, parce qu'une bonne photo, il fallait qu'il y ait des fleurs, c'était comme ça et moi je dis que ce n'était pas seulement pour faire joli, pas seulement pour qu'il y ait des jolies couleurs sur la photo, mais que c'était aussi et même surtout à cause du Jardin, celui qu'on avait perdu, ou qu'on croyait avoir perdu, le Jardin perdu, alors, oui, celui de la Genèse, de toutes les genèses, y compris de la mienne alors... C'était donc souvent l'affaire des femmes, prendre les photos, avec des fleurs si possible. Les hommes, eux, n'auraient jamais cherché un lieu avec des fleurs, n'auraient jamais eu ce soucis du Jardin, comme s'ils l'avaient oublié, ou refoulé trop loin. Les femmes, elles, avaient besoin de faire cette mise en scène, d'opérer ce retour, on peut se demander pourquoi. Toute photo, idéalement, devait être prise dans un jardin, voilà, dans Le Jardin. Je trouvais ça stupide, autrefois, vulgaire, souvent d'une grande laideur. Je me rends compte, aujourd'hui, retrouvant cette image qui dormait depuis 45 ans dans une boîte, que c'était tout le contraire.