vendredi 30 décembre 2011

Il n'a plus 20 ans. Elle en a tout juste 18. Il fait la course avec deux jeunes cons de 20 ans. Il veut prouver qu'il a la plus grosse, tout en sachant qu'il n'a pas la plus grosse, la plus puissante, la plus rapide bagnole. Il s'invente des histoires. Il est tout seul, en fait. Il est gentil. Il est paumé. Il est triste. Il ramasse des autostoppeurs. Il frime un peu, gentiment. Il est un peu ringard. Il a des mocassins à glands, dans le coffre un mini bar. Parce qu'il n'a plus 20 ans. Il a raté sa vie. Maintenant, il est sur la route, dans sa pontiac GTO flambant neuve. Il ne sait pas où il va. Les jeunes cons non plus ne savent pas où ils vont, mais ils s'en fichent, ce qu'ils veulent c'est faire la course, avoir la plus grosse, la plus puissante, la plus nerveuse, entendre le vrombissement du moteur, dans leur chevrolet 55. Eux, ils ne sont pas ringards. Ils sont cool. Parce qu'ils sont jeunes. La fille, de toutes façons, elle s'en fout, de qui a la plus grosse. Ils sont chiants, ces garçons, avec leur bagnole, même quand ils sont jeunes et cool, à 40 ans ça en devient pathétique. Elle aimerait autre chose, elle, même si elle ne sait pas vraiment quoi. Lui aussi, il aimerait autre chose et il sait très bien quoi, sauf qu'il n'a plus 20 ans et qu'il est complètement largué. Il aimerait repartir de zéro, de nouveau avoir 20 ans, ne pas avoir vécu cette vie de merde. En même temps, il sait bien que c'est impossible. Alors, il se raconte des histoires... On va se poser baby, on construira une maison, tu verras, on sera bien... Elle ne l'entend pas, parce qu'elle dort... C'est parce qu'elle dort, qu'il ose lui dire... Parce qu'il sait très bien qu'elle s'en fout, de la maison, tout comme de la bagnole... Il pourrait même lui dire n'importe quoi, endormie ou éveillée, ce serait toujours pareil, elle s'en foutrait, parce qu'elle aimerait autre chose, même si elle ne sait pas vraiment quoi... Mais il lui dit quand même, pendant qu'elle dort, parce qu'il a besoin de se raconter des histoires...

mercredi 28 décembre 2011

Ceci n'est pas une décoration militaire. Ni un symbole religieux. C'est une croix de malte, le cœur du projecteur, ce qui permettait à l'image de s'arrêter 24 fois par seconde dans le couloir de projection. C'était caché, dans un bain d'huile. Une belle invention, simple et pure, évidente, qui depuis plus d'un siècle fonctionnait à merveille. Mais le ferrailleur est passé, hélas. Fin d'une époque. Fin du cinéma. J'ai une croix de guerre aussi, de la guerre de 14, de mon grand-père paternel que j'ai très peu connu. On dit que la Grande Guerre marque le véritable début du XXème siècle. Pour moi, c'est le cinéma, qui marque le véritable début du XXème siècle. La croix de malte plutôt que la croix de guerre. Et la fin du XXème siècle et donc le début du suivant, ce n'est pas le 11 septembre 2001, alors, mais 10 ans plus tard, en septembre également, quand j'ai vu dans le hall du cinéma où je travaillais un gros tas de ferraille. Ce gros tas de ferraille, c'était le cinéma. (Qui était bien moribond, il faut dire, depuis longtemps, il était peut-être temps de l'achever.) Un peu naïvement, j'avais espéré que les deux technologies cohabiteraient. Une projection numérique, pourquoi pas, si on n'a rien de mieux, je me disais. Mais l'argent est roi... Et le spectateur est un veau... Les salles de cinéma sont devenues des salles de home cinéma. Plus grand chose à voir avec le cinéma. C'est juste plus grand qu'à la maison. C'est génial, maintenant on peut même voir des matchs de foot, des opéras... Parce que le ferrailleur est passé... Personne n'a vraiment protesté... Les soi-disant gardiens du temple, qu'ils soient directeurs de festivals, de cinémathèques, cinéastes connus et reconnus, journalistes, ont tous applaudi... (Ah... Monsieur Frémaux, au festival Lumière, s'enthousiasmant devant une salle comble et un parterre de personnalités influentes, maire de Lyon et patron de Pathé avec lui sur le devant de la scène, ravis, se congratulant, se faisant même des cadeaux, la Grande Famille, disant qu'on allait voir les enfants du paradis comme on ne l'avait jamais vu avant... petits veinards... C'est à dire comme à la télé, j'aurais dû conclure en lui arrachant le micro, sauf que c'était moi qui lançais la séance, à la souris...) C'est le Progrès... L'image était vivante. Elle ne l'est plus. Et la main qui faisait fonctionner tout ça n'a plus aucune utilité. Et moi non plus alors je n'ai plus aucune utilité, puisque la main c'était la mienne. Depuis septembre, je n'ai plus vu de films au cinéma. (J'ai déjà une télé.) Voilà, 2011, Mouchette est morte et quelques mois plus tard le cinéma l'a suivie dans la tombe. Comme elle me manque encore, Mouchette. Et le cinéma, aussi... Tous ces gestes que je ne ferai plus... Le claquement du volet qui s'ouvre... je sursautais toujours un peu... Alors, par ce sursaut, quelque chose d'autre commençait...

mercredi 21 décembre 2011

Elle était drôlement jolie, Maureen O' Sullivan, dans Tarzan l'homme singe. Drôlement sensuelle aussi et coquine. On la voit même nageant toute nue, dans Tarzan et sa compagne il me semble, mon préféré de la série, celui de Cedric Gibbons, le grand décorateur hollywoodien. Tarzan vivait comme un singe dans les arbres, très simplement, pas du tout matérialiste. Avec Jane, tout va changer, la super cabane dans les arbres, avec tout le confort moderne, l'eau courante, même un ascenseur, actionné par un éléphant. Ça me faisait tellement rêver, quand j'étais gamin, les Tarzan avec Johnny Weissmuller et Maureen O'Sullivan. A dix ans, en gros, il y avait Charlot, King Kong, John Wayne, Tarzan... A 45 ans, Maureen O' Sullivan me fait toujours rêver... et envie... Finalement, Tarzan devient son esclave... Elle veut une maison dans les arbres? Un lave-vaisselle? Un ascenseur? Il suffit de demander... Esclave domestique, esclave sexuel aussi, parce que c'est du sexe, Tarzan, surtout... Elle sait y faire, Jane... Et Tarzan, qui n'avait jamais connu la femme, tombe dans le piège, lui qui était un homme libre, un grand singe distingué, qui jouait, chassait, dormait... What else?... Là, il devient constructeur... Ou plutôt ouvrier, esclave, car la tête pensante, c'est Jane, la maîtresse (de maison), la civilisation... Elle est attirée par la vie sauvage, la simplicité et en même temps il lui faut un certain confort, une certaine sophistication... C'est la femme moderne, Jane, la bobo bio... En même temps, on le comprend bien Tarzan, il ferait n'importe quoi, si elle le lui demandait... Parce qu'elle est quand même sacrément jolie, cette petite, et vive, et drôle et elle doit sentir tellement bon... Et puis il n'est pas complètement esclave... Il est toujours roi de la jungle, avec ses potes les éléphants et les grands singes... Il faut bien faire des concessions... Il n'aurait pas pu continuer longtemps à vivre avec elle sur une simple peau de bête dans une vague hutte dans les arbres... Il fallait s'installer... Ça a un prix... J'aurais fait pareil... si dans ma jungle une Jane était restée, forcément... esclave domestique et sexuel... tout le confort moderne... Mais, en même temps, quand même, roi de la jungle... (PS : La maison dans les arbres, avec eau courante et ascenseur, ce sera dans le troisième volet, Tarzan s'évade (1936). Le sénateur Hays est passé par là. On ne verra plus jamais, hélas, le joli derrière de Maureen O' Sullivan. La mode a changé. Fini les échancrures polissonnes... Un short sous sa robe ras le cou, qui fait aussi costume de bain... Tarzan, en bout de table, découpe le gigot de gnou pour les invités... L'ambiance a changé...)

lundi 19 décembre 2011

Peut-être deux sœurs. Deux gamines qui ont l'air déjà de vieilles femmes. Elles ont la même robe. Le même collier. Les mêmes collants blancs. Le même menton peut-être. Mais la ressemblance s'arrête là. L'une est plus triste que l'autre, plus accablée par on ne sait quoi, la vie peut-être. L'autre est plus dure, semble avoir plus d'énergie, être moins accablée par la vie peut-être. Un jour particulier. Un dimanche, une fête à la campagne peut-être. Le même bouquet de je ne sais quoi, pas des fleurs, juste des feuilles. Difficile de dire qui est l'aînée, qui domine et qui est dominée. L'une nous regarde et l'autre regarde à côté, peut-être quelqu'un, ou quelque chose, ou alors dans le vide, dans ses pensées. La photo a été déchirée à deux endroits, peut-être dans un accès de rage, puis rafistolée. C'est peut-être ma grand-mère, à droite, qui s'appuie sur l'épaule de sa grande sœur, même si je ne la reconnais pas. C'est sans doute ma grand-mère qui a déchiré la photo. Elle s'était peut-être fâchée avec sa sœur. Ou bien elle n'était pas sur la photo et s'était fâchée avec les deux ou l'une des deux. Parce qu'elle se fâchait beaucoup, ma grand-mère, faisait souvent des histoires qui souvent dégénéraient. Ils en venaient aux mains même parfois. Des histoires de famille. Mais aussi de voisinage. Ça l'occupait. Ça l'occupait même beaucoup. C'était même toute sa vie, faire des histoires. Elle embrouillait la tête de mon pauvre grand-père pour qu'il aille corriger sa belle sœur soi-disant adultère et il y allait, rouge de colère et de vin, lui qui était un homme pourtant si tranquille. Elle l'énervait, le faisait sortir de ses gonds et alors c'était parfois elle qui ramassait, même si elle avait du répondant. Ce genre d'histoire. Même à plus de 90 ans, elle continuait de regarder les gens de travers avec son regard noir et maugréer des vacheries à la moindre occasion, mégère jamais apprivoisée. Elle avait peut-être ses raisons d'être aussi hargneuse, d'en vouloir au monde entier. Elle s'était mariée enceinte jusqu'aux yeux avec mon grand-père qui n'était peut-être pas responsable de la chose, on disait, tout bas. Le prince charmant l'avait peut-être engrossée, avant de disparaître, qui sait... Cette photo, en tout cas, m'a toujours fait un drôle d'effet, depuis tout gamin, quand je regardais les photos dans la boîte de ma grand-mère... Deux sœurs... pas jumelles... Il en émane une étrangeté, un mystère... La lumière, ou la tache, dans le coin gauche... Elles n'ont pas les mêmes chaussures... Des bouquets sans fleurs...

dimanche 18 décembre 2011

On se demande qui il est, ce qu'il fout là, avec sa moustache. Un copain de régiment, peut-être, on se dit. Ou bien un vague cousin. Il a l'air sympa en tout cas. Viens sur la photo! on a dû lui dire. Allez, viens!... Parce qu'il ne voulait peut-être pas, lui, être sur la photo. Il me semble l'avoir déjà vu, sur des photos de régiment peut-être. C'est peut-être lui qui a essayé de reprendre contact avec mon père, plus de dix ans après sa mort. Apprenant qu'il n'était plus de ce monde, il s'était mis à pleurer au téléphone, le copain de régiment, parlant de son Jeannot, comme ils étaient copains, dans le temps, comme il aurait aimé le revoir, il y pensait tellement souvent, depuis plus de quarante ans, à son Jeannot... Quand on traîne trop... Il a envoyé par la suite à ma mère tout un album où on les voit tous les deux, son Jeannot et lui, en Algérie, c'était la guerre, mais ils étaient dans les bureaux, c'était le bon temps, Philippeville, la jeunesse, la plage, le soleil... Ça me fait penser que moi je n'ai aucune photo de régiment et aucune nostalgie de ce temps... (Ma mère aurait tellement aimé avoir une photo de son fils en uniforme...) Et puis je vois mon grand-père, sa dégaine toujours impeccable... Comme il se tenait près de sa fille, comme il en était fier, de sa fille et comme il l'aimait bien lui aussi, son Jeannot... C'était dans l'allée, à côté du jardin...

jeudi 15 décembre 2011

Mon oncle n'aura pas eu une vie très heureuse. Il en a passé l'essentiel dans son lit, à contempler le plafond tout lézardé, jaunasse, taché d'humidité. Funestes fantasmagories. Les bois de lit sculptés semblaient avoir des yeux, globuleux, malsains, qui vous guettaient, attendant le moment... Les camions, en passant dans la rue, la nuit, faisaient trembler les vitres, à une époque, puis ils n'ont plus eu le droit de passer dans la rue. Il n'y avait plus que le balancier du carillon westminster, mat, pour meubler le silence. Il y avait aussi plusieurs réveils mécaniques déréglés dont les trotteuses, plus pointues, faisaient la course, une course monotone, elles se rattrapaient, se dépassaient puis se mettaient à perdre du terrain quand juste avant elles en gagnaient, c'était sans fin. Le plancher qui craquait quand il allait au cabinet, de son pas lourd et lent, ou quand la mémé allait au cabinet, de son pas lourd et lent, parce qu'il était retourné chez sa mère, à 35 ans. D'ailleurs, c'est avec sa mère, qu'il est parti s'installer dans la maison de vieux qui était juste à côté. (Ils avaient des chambres mitoyennes.) C'est là qu'il est mort, un an peut-être avant sa mère. Il est monté sur une chaise, pour remonter son carillon westminster, car dans la maison de vieux on pouvait amener ses affaires et alors il était venu avec son carillon westminster, ses bois de lit pleins d'yeux, ses chaises en formica, son armoire, sa table de nuit sur laquelle étaient posés son réveil, sa lampe de chevet ainsi que sa petite radio qui lui donnait le résultat des courses de chevaux et même parfois les courses en direct, s'il avait pu il aurait emmené peut-être aussi le plafond car là-bas, dans la maison de vieux, le plafond était tout blanc et il n'y avait donc plus grand chose à regarder, parce qu'un plafond tout blanc c'est un peu comme un ciel tout bleu, pas très causant. Sur sa chaise en formica, en remontant son carillon westminster, il a perdu l'équilibre, il est tombé. Peu avant l'aube, il était mort. Sa mère était à son chevet, lui passait un gant de toilette mouillé sur le front, lui disait mon petit... mon petit... mon pauv' petit... Maman... il a dit... Puis il est mort. (Son fils n'est pas venu à l'enterrement. Mais il est venu récupérer les sous à la banque.)

mardi 13 décembre 2011

On nous fait tout un boniment en ce moment avec Tom Cruise, Action Tom j'ai entendu dire qu'on l'appelait, qui fait lui-même ses cascades, qu'il serait intrépide, ferait des trucs incroyables que lui seul aurait les couilles... Ça ferait bien rire Harold Lloyd, Buster Keaton et les autres qui eux ne s'en vantaient pas et se cassaient vraiment des os, se brisaient le cou voire même perdaient des doigts et ça ne les empêchait jamais de recommencer, puisqu'ils étaient encore vivants. Oui, mais c'était de la poésie. Oui... Non, finalement, ça ne les ferait pas rire du tout, de voir Tom Cruise, l'Action Tom... Et moi non plus ça ne me fait pas rire du tout... Si Harold était tombé, ce jour-là, il serait mort, c'est la grande différence, même s'il y en a bien d'autres tout aussi grandes. Il y avait un plateau, 3 mètres au dessous, avec un matelas, au cas où. Sauf qu'après la scène, ils se sont rendus compte, en lâchant un mannequin, qu'Harold aurait sans doute rebondi dessus de travers et se serait sans doute finalement écrasé dans la rue bien plus bas. Action Tom... Comment est-on tombé si bas?... Ça ne serait plus possible, aujourd'hui, de faire ce qu'ils faisaient, Harold Lloyd, Buster Keaton et tant d'autres. A cause des assurances notamment. Parce que les assureurs de l'Action Tom, ils ne seraient pas d'accord... De toutes façons, l'Action Tom, il chierait dans son froc, même si ça ne lui viendrait pas même à l'esprit, de faire ce qu'ils faisaient, Harold Lloyd, Buster Keaton et tant d'autres, parce que c'était complètement fou, c'était de la poésie et ce genre de poésie, en permanence sur le fil, est bien souvent une question de vie ou de mort. Action Tom, quelle rigolade, ou plutôt quelle tristesse... Être tombé si bas, quand on était monté si haut... (Je ne parle pas pour Tom Cruise, évidemment, mais pour le cinéma.) On riait tellement bien, en ce temps-là... On ne rit jamais aussi bien, aussi fort, qu'au bord du gouffre... sans assurance...
Avant, on rêvait mieux, quand même, je me dis, après here comes Mr. Jordan. On riait mieux aussi. On pleurait mieux aussi. Au cinéma. Il est boxeur, se crashe en avion même s'il a son saxophone porte-bonheur, dont il ne sait jouer qu'un air, son air, rengaine dans le genre de celles qu'Albert Ayler affectionna tant quelques années plus tard. D'ailleurs, je ne serais pas étonné d'apprendre que c'est après avoir vu ce film qu'Albert Ayler a vraiment trouvé son style, sa voix. (Il recevait souvent des menaces de mort, à cause de son style, de sa voix, qui pouvait déplaire à certains. On l'a retrouvé noyé, mystérieusement, dans l'East River, en 1970. La première fois que je l'ai entendu, un soir, à la radio, c'était summertime, ma vie a changé, vraiment. C'était à l'époque où je soufflais beaucoup aussi dans mon saxophone.) On rêvait mieux, je disais. Il se crashe en avion. Sauf que le collecteur d'âmes le collecte trop tôt. Ce n'était pas son heure. Maintenant, il s'agit de retrouver un corps. Variation, donc, sur le ciel peut attendre, ça donne envie de revoir les versions de Lubitsch et de Powell. C'était l'époque du jazz, on prenait un thème, on le jouait, ça n'emmenait jamais au même endroit, on ne s'en lassait jamais. Alexander Hall s'en sort très bien, très sobrement. J'essayerai d'en voir d'autres. En tout cas, je n'oublierai pas son nom, même si l'Histoire l'a peut-être un peu oublié. Mais qu'est-ce que l'Histoire? Chacun se fait la sienne. De mon point de vue, c'est toujours mieux en minuscule.

dimanche 11 décembre 2011

J'ai la tête vide. Dure, plate et vide. Et ronde. J'ai l'air parfois de réfléchir. Mais je ne réfléchis pas. Je ne réfléchis rien. J'absorbe. Comme un trou noir j'absorbe. Tout se perd dedans, dans ma tête dure, plate et vide. Et ronde. Ça ne devient rien. Ça ne se reforme pas de l'autre côté. Parce qu'il n'y a pas d'autre côté. (Une bouche, mais pas de trou du cul.) Ça se perd, dedans, nulle part, car dedans il n'y a rien, il n'y aura jamais rien, c'est ainsi, même si certains vous diront qu'il y a quelque chose, qu'il y a même tout un monde en fait et que rien ne se perd, il n'y a rien, dedans, en fait, c'est tout vide et tout ce qui est absorbé dedans devient rien, se dissout dans ce rien, ce rien qui a toujours le même volume, toujours la même densité, c'est à dire qu'il n'a aucun volume et n'est qu'indensité. S'il n'y avait pas mes mains, ma tête tomberait, c'est cela qu'il faut voir, l'important ce sont les mains qui maintiennent ma tête dure, plate et vide et ronde qui sinon tomberait et on se trompe en pensant que derrière il y aurait un visage car derrière il n'y a rien, il n'y aura jamais rien, c'est ainsi et ceux qui croiront voir un visage, un regard, se feront une fois de plus abuser car il n'y a rien, il n'y aura jamais rien. Ce sont les mains, qui maintiennent l'illusion de la tête. Elles maintiennent jusqu'au moment où elle lâchent, car c'est lourd, une tête, même si c'est une tête vide, ça finit par peser, au bout d'un moment. Alors la tête tombe, roule le long du chemin, va se perdre dans les herbes, descendre les ruisseaux, les rivières, jusqu'à la mer peut-être avec beaucoup de chance. Les mains alors sans tête s'en vont en quête d'une autre tête. C'est leur seule raison d'être, trouver une tête, la maintenir un certain temps, jusqu'au moment où elles la lâchent, parce que ça devient trop pesant, passé un certain temps.

mercredi 7 décembre 2011

Je ne me souviens plus du début, mais je connais déjà la fin. Car c'est toujours la même fin. Je pensais, à une époque, que j'y arriverais, que j'étais fait pour ça. Être fait pour ça, quelle drôle d'idée. Ça quoi? Ça. Je pensais même que ma voie était toute tracée. Je ne sais pas comment m'est venue cette idée. Une pente, un arbre mort, une trace. Ce qu'on ne voit plus, c'est l'adversaire. La trace, c'est celle qu'il a laissée en tombant. Il est sorti du cadre. Il a disparu. On oublie qu'il a été là. On oublie que la trace c'était la sienne, son corps inerte qui a roulé en bas de la pente. Je pensais, à une époque, que j'y arriverais. Que j'arriverais où? En bas de la pente? Ou bien à quoi? Sortir du cadre? Disparaître? Celui qui reste, c'est l'adversaire. L'adversaire de celui qui a disparu. L'adversaire de l'adversaire qui n'est plus et dont c'est la trace, dans la neige. Il regarde la trace qu'a laissée son adversaire en roulant. Au bout d'un moment, il oublie que c'est la trace qu'a laissée son adversaire en roulant. Parce que l'adversaire est sorti du cadre. A disparu. Il n'y a plus que la trace. Il se dit alors que c'est sa voie, peut-être, et qu'elle est toute tracée. En haut, de toutes façons, il n'y a rien. Il faudra bien redescendre, à un moment ou à un autre, même si en bas non plus il n'y a rien.

samedi 3 décembre 2011

Archie Mayo est mon ami, me dis-je, après the black legion, 1937. On n'en parle pas beaucoup, il me semble, d'Archie Mayo. On dit souvent que c'est Raoul Walsh, qui a permis à Bogart d'être enfin Bogart, dans high sierra, 1941. Avant, il servait surtout de faire-valoir à James Cagney ou Edward G Robinson dans des films de gangsters, c'était même le salaud le plus répugnant, le traître, le sournois, brutal, sadique, pas du tout sympathique, qu'on voyait aussi dans des rôles improbables à la Bela Lugosi comme dans the return of doctor X de l'excellent Vincent Sherman. Toujours impeccable. Archie Mayo est mon ami, disais-je. D'abord dans la forêt pétrifiée (1936), puis dans the black legion, il a mis Bogart au centre. Alors, on a regardé Bogart. Il ne servait plus à en faire briller un autre. Il n'y avait plus que lui. Il n'était pas encore le Bogart minéral qu'on verra par la suite. Mais il n'était déjà plus le salaud répugnant des débuts. Il est ouvrier. Plein de ressentiment, il adhère à la légion noire, des nazis en cagoules et chemises de nuit façon Ku Klux Klan qui disent l'Amérique aux Américains et font des virées sauvages en voitures, comme au bon vieux temps de naissance d'une nation... C'est un bon gars, à la base, puis il tombe là-dedans... Il ira jusqu'à tuer son meilleur ami... Il y avait qui d'autres sous les cagoules en ce temps-là?... Il y avait Ford, pas le grand John, mais celui des bagnoles, qui était même membre d'honneur du NSDAP, mécène, copain d'Hitler... Il y avait aussi IBM, qui fournissait aux nazis l'ancêtre de l'ordinateur, une machine à fiches perforées, idéale pour le comptage des Juifs et des Tziganes... Et tant d'autres... Bref, l'Amérique ne savait pas encore très bien sur quel pied danser... C'est donc un peu un film de propagande anti-nazis, the black legion... avant que l'Amérique choisisse nettement son camp... Mais ce n'est pas que ça... Il y a un très beau travelling, de nuit, dans les bois... Une fluidité... (Archie Mayo, mon ami, a fait aussi Moontide, que j'aime beaucoup, le seul rôle potable de Gabin à Hollywood, avec peut-être l'imposteur, de Duvivier, pour dire qu'il était toujours bien, puisqu'il n'en a fait que deux.)

vendredi 2 décembre 2011

The mayor of hell (Archie Mayo, 1933). Un gangster réformant une maison de correction, il fallait oser. Au début, il s'intéresse surtout à l'infirmière. Il n'a pas vraiment d'idéaux. Il veut juste la draguer. Ce qu'il fera, en épousant ses convictions à elle, en quelques sortes se réformant et alors on peut dire que c'est elle, la véritable réformatrice, la tête pensante, la révolutionnaire. Lui, il apportera son style. Car, sans style, rien n'est possible. Il instaure une république des enfants. Le vieux système répressif a fait son temps. Ça ira jusqu'à la révolution. Le directeur brutal et conservateur sera même mis à mort, après juste procès tout de même, poursuivi par une meute d'enfants vengeurs, finira même avec les cochons. James Cagney évitera de justesse la chaise électrique, acceptera à la fin le poste de directeur de maison de correction, car ça lui convient bien mieux que gangster finalement, là il s'épanouit vraiment, car il aime les enfants, surtout ceux de la rue et de la misère d'où il vient lui aussi... et puis il y a la jolie infirmière, évidemment... C'est un film d'une grande dureté, d'une grande violence et à la fois d'une grande joie. Le directeur a fini le crâne ouvert avec les cochons? Il l'avait bien mérité, le cochon... Il n'y a pas de quoi fouetter un chat en tout cas et encore moins un gamin même s'il avait des lueurs meurtrières dans les yeux... La société approuve... Bon débarras... (Le scénariste, Edward Chodorov, sera blacklisté en 1953...) On retrouve avec plaisir en gamin dur à cuire Frankie Darro qui jouait, la même année, dans l'excellent wild boys of the road de l'excellent Wild Bill Wellman. (Il avait quelques années plus tôt joué dans l'ennemi public le rôle de Cagney jeune. Bien des années plus tard, il fera Robbie le robot dans planète interdite...) Juillet 1934 : instauration du code Hays. Les anges aux figures sales, magnifique, tragique, sort en 1938. Une chape de plomb pèse sur tout le film. On voit bien ce qui a changé. James Cagney, le prince des gangsters, finit sur la chaise électrique. La société et la morale conservatrices gagnent toujours à la fin. Soit curé, soit gangster... Une petite chose aussi, qui m'a sauté aux yeux. Dans the mayor of hell, il y a un petit noir, parmi les enfants. En fait c'est un gamin comme les autres, pas du tout une caricature, il s'exprime même très bien, il a même un sacré caractère. Son père, lui, est une caricature, mais c'est la génération d'avant... Les choses ont donc changé... Dans les anges aux figures sales, Cagney, en prison, moleste un peu un noir en le traitant de sale negro. Je ne crois pas que Curtiz était plus raciste que Mayo. Seulement, il fallait aller au moins un peu dans le sens du poil des censeurs, qui n'interdisaient pas le racisme mais bien plutôt l'encourageaient. Il ne fallait plus mélanger... Un petit moment de racisme ordinaire pouvait dans certains cas peut-être faire pencher la balance du bon côté, voilant un peu certaines ambiguïtés qui sinon auraient été bien trop voyantes...

jeudi 1 décembre 2011

Savoir qu'il y a James Cagney me suffit. Lady killer (le tombeur) est loin d'être un chef-d'œuvre, mais il y a de très bons moments, en gros dès qu'apparaît James Cagney, c'est à dire tout le temps. C'était un danseur. Voir un film de gangsters avec James Cagney c'est un peu comme voir une comédie musicale avec Fred Astaire. Les styles sont bien différents, mais on est toujours dans la grâce. Le film est un peu bancal, même s'il n'est pas non plus raté, mais en fait on s'en fiche, car on venait avant tout pour James Cagney. Si on tombe sur un chef-d'œuvre, tant mieux, mais si ce n'est pas le cas on se console bien vite car personne n'a jamais su si bien tirer les cheveux d'une fille  que James Cagney. Il lui fait même traverser toute la pièce en la traînant par les cheveux, c'est magnifique. Faut pas l'emmerder, James Cagney, et il n'est pas du genre sexiste... Il faut le voir écraser un pamplemousse sur la figure de Mae Clarke dans the public enemy... (Déjà Mae Clarke, en traînée...) Bien vite, le code Hays interdira tout ça et d'autres choses encore... C'est rigolo à lire, le code Hays... (Et pisser contre un arbre, j'ai l'droit?...) A partir du 1er juillet 1934 (Dillinger sera refroidi quelques semaines plus tard en sortant d'un cinéma car il aimait beaucoup les films de gangsters) les films américains notamment de gangsters n'auront plus tout à fait la même saveur... Même si James Cagney, heureusement, sera toujours James Cagney... (1966 : abrogation du code Hays, je nais...)
Apprenez à marcher et vous pourrez maîtriser l'aïkido, disait Morihei Ueshiba. Alors, au début, on rigole. Évidemment, que je sais marcher, allons... Et après, il dit qu'il faut aussi avoir l'habileté nécessaire pour ouvrir une porte... Il n'y a que ça... Fastoche... Apprendre à marcher, savoir ouvrir une porte, c'est tout... Les portes, c'est technique... Au Japon, on les fait glisser, le plus souvent, les portes, c'est latéral, mais il y a aussi le bouton de porte qu'on fait tourner, la porte de garage qu'on soulève, celle aussi, articulée, qui se plie, il y a toutes sortes de portes quand on y pense... Mais quand même, on se dit que c'est simple, s'il n'y a que ça... Puis, ouvrir une porte tout en marchant... Déjà, il faut savoir marcher... Ensuite il ne s'agit pas de marcher vers la porte, de s'arrêter, de l'ouvrir puis de repartir... Il s'agit de marcher et d'ouvrir le porte, dans le même temps... En fait, marcher et ouvrir la porte c'est la même chose, il faut que ce soit la même chose... C'est ça, la clé... Alors on en voit plein qui foncent comme des taureaux dans la porte... Ils sont contents, ils savent défoncer une porte... Ils pensent qu'ils sont forts, qu'ils sont bons... Parfois, ils ne voient même pas que la porte était déjà ouverte, ou bien que la porte était juste à côté et qu'en fait ils sont rentrés dans le mur... Ils n'ont pas compris non plus qu'il y a toutes sortes de portes et qu'il faut savoir les discerner, être même expert en portes, pour savoir les ouvrir tout en marchant, pour même que ce soit la même chose, la même action, marcher et ouvrir une porte... C'est drôle, en même temps, à observer... Souvent, les mêmes s'enorgueillissent de défoncer les portes souvent ouvertes ou bien le mur juste à côté... Ils ont réussi, ils sont contents... Après, ils rentrent chez eux, en se frottant un peu l'épaule, mais ils sont contents, ils ont réussi, ils savent faire... On les regarde, ils ne savent pas marcher, soit ils courent dans tous les sens, soit ils sont figés, dans une sorte de stupeur... Ne parlons même pas des portes, ils vont vouloir la tirer quand elle se pousse, la faire glisser quand il suffit de tourner le bouton... Ni de marcher sans bouger... (Parce que souvent, c'est le paysage, qui vient vers vous... Les portes alors vous foncent dessus...)

mardi 29 novembre 2011

En fait, je n'ai rien à dire. Je me trouve con. Tellement con. Je n'ai pas dormi de la nuit. (C'est moche, ce truc, ça va bien avec.) Je ferais mieux de me taire, mais c'est comme si je voulais enfoncer le clou. Et puis j'avais faim. Je me sentais même tout vide. Alors je me suis levé. Je prends mon petit déjeuner. J'écoute la radio. Je n'y comprends rien. En fait, je les trouve cons. De si bon matin, se mettre à parler comme ils parlent, je ne comprends pas. Ils ne s'arrêtent jamais. Ils ont toujours un truc à dire et ils ont même l'air d'y croire. Et si un jour, à la radio, ils n'avaient plus rien à dire, on tendrait l'oreille, au début, puis on comprendrait qu'il n'y a plus rien à dire et donc plus rien non plus à écouter. On entendrait parfois quelqu'un se racler un peu la gorge, se gratter la tête, éternuer, un début de fou rire nerveux, finalement désespéré, un micro qui tombe, une chaise qui couine, quelqu'un qui s'enfuit en courant... Ça ferait drôle, non?... Oui, c'est con... Putain, j'ai 45 ans, je me suis dit, toute la nuit, il faut être con quand même pour ne pas pouvoir s'endormir parce qu'on se dit qu'on a 45 ans. Bilan des 45 ans : néant. D'autres fois, ça me fait sourire voire je trouve ça même apaisant. Mais là, non. Néant. Et puis j'ai vu mon père, bien net, qui me regardait, j'aurais presque pu le toucher... Trépassé à 55... Je me rapproche... Je n'aurais jamais dû aller voir un médecin. Tout allait bien. J'y suis juste allé pour un certificat médical. C'est alors qu'il m'a mis des idées dans la tête. Elles y étaient déjà avant, mais très très vaguement, un petit nuage sombre, là-bas, au loin... C'est sournois, un médecin, quand même. Ça vous regarde, avec son œil suspicieux, pointu, pathologiste, vous demande alors si vous êtes en bonne santé. Drôle de question. Qu'est-ce que j'en sais, moi, si je suis en bonne santé... je n'ai même pas envie de savoir, d'ailleurs, que je lui dis, tant que je me sens bien... Il faut qu'il trouve un truc, c'est son boulot, je peux comprendre... Alors, la fois d'après, il regarde mes analyses de sang, fronce un peu les sourcils, avec presque un air victorieux on dirait... Et  me voilà avec du cholestérol maintenant, moi qui étais en parfaite santé l'instant d'avant, pas beaucoup, bien moins même que lui il me dit, mais tout de même un peu et puis avec mon père n'est-ce pas qui en avait aussi du cholestérol et qui a même fait des infarctus à cause de ça avant de se faire son cancer du fumeur n'est-ce pas... C'est l'idée, qui compte, le soupçon... Tu fumes combien?... Et là, toute la nuit, putain... j'ai 45 ans... et mon père qui me regarde en souriant, comme s'il m'attendait, comme s'il savait que je me rapproche, que mon heure vient, c'est pour ça aussi qu'il est bien net, parce que j'ai du cholestérol, pas beaucoup certes, mais c'est l'idée qui compte, elle est là, elle circule même dans mon sang, bientôt mûr donc pour le caveau... On est pareils, mon fils, les mêmes gênes, c'est comme ça faut t'y faire... Si ça se trouve aussi j'ai déjà un cancer... Il suffirait que l'idée se précise... Je sens qu'il ne va pas tarder à me prescrire une radio des poumons, le médecin... Tiens, c'est quoi ça?... Ben voilà, regarde, là, il est là, pas bien gros encore, mais il est là... si si... Tu vois?... Du coup, je me trouve vite fait un bon dealer, je me mets à fumer massivement de l'herbe ou mieux encore de l'opium, pour me finir en douceur, pas trop avoir mal... Moi, on ne m'ouvrira pas, on ne m'enlèvera rien, même si c'est tout noix pourrie à l'intérieur... Alors il y a quelqu'un, dans l'immeuble, qui chaque matin fait un trou à la perceuse, cinq ans que ça dure, juste un petit coup de perceuse, pas un trou bien profond donc, chaque matin, pas plus qu'une fraction de seconde, dans du bois on dirait, je ne comprends pas... Ou alors c'est toujours le même trou peut-être et c'est l'œuvre de sa vie, son trou... Je viens de l'entendre... Je ne comprends pas... L'art contemporain non plus je ne comprends pas, même si ça s'appelle métastases 45... Je ne comprends pas non plus ce qu'ils disent à la radio, ce qu'ils ont tant à dire, pourquoi ils ne s'arrêtent jamais... C'est comme le type avec son trou, c'est pareil... Ou alors c'est une femme, à la perceuse?... Peut-être... même si je ne comprends pas mieux, si c'est une femme, à la perceuse...

dimanche 27 novembre 2011

Ma sœur, c'était mon ange gardien. Elle me protégeait, en permanence avait un œil sur moi. On se tenait souvent par la main. Elle m'a sauvé bien des fois. Elle arrivait toujours au bon moment. Elle ne s'en souvient peut-être pas, mais moi je m'en souviens très bien. Je me souviens même de l'odeur de sa robe de chambre, comme je me souviens de celle des coussins et de celle du divan. C'est là, imprimé en moi pour toujours. C'est sans doute l'époque de ma vie la plus heureuse, la plus parfaitement et simplement heureuse. Parce qu'il y avait ma sœur. Après, il y a eu l'adolescence, les choses ont changé. Puis on est devenus adultes et les choses ont encore changé. On a pris des chemins différents. N'empêche que c'est toujours ma sœur et que ce sera toujours ma sœur. On était bien. Elle était protectrice et moi protégé, ça a sans doute déterminé nos caractères. Même dans les situations les plus difficiles, plus tard, j'ai toujours eu l'impression d'avoir un ange gardien, que tout finirait ainsi par s'arranger. Cette sorte d'optimisme, de tranquillité, même si je suis parfois aussi pessimiste et intranquille, me vient d'elle je crois, de cette époque, de notre enfance. Je la trouve tellement émouvante, ma sœur, dans sa petite robe de chambre dont je connais encore l'odeur. J'ai aussi encore la sensation tactile du tissus de sa robe de chambre et de ma main sur son aine. Pour me redresser, je devais appuyer sur son aine avec ma main et même peut-être avec mon poing et elle me disait alors que je lui faisais mal, mais je faisais la même chose la fois suivante, même si je le savais bien que ça lui faisait mal. Du coup, ses souvenirs à elle sont sans doute moins agréables que les miens, elle qui me protégeait, moi qui avais tous les droits. C'est comme le souvenir d'une autre vie. Je lui faisais mal. Et je le savais. Je lui faisais mal, parce qu'on était tellement proches... Ce n'était pas méchant, mais il y avait déjà toute la cruauté qui couvait dans la tendresse... Ce besoin de faire mal, à un moment... Ce n'était pas intentionnel. Je n'appuyais pas sur son aine pour lui faire mal. Mais je savais que ça lui ferait mal... (Après cette époque bénie, est venue celle où on n'arrêtait plus de se chamailler, se traînant même parfois à tour de rôle par les cheveux à travers tout l'appartement, l'époque des cris et même des hurlements.)

jeudi 24 novembre 2011

Alors je croyais que tout allait bien. Sauf que je n'avais pas retourné la feuille. Je me suis senti con. Parce qu'il y avait quelque chose derrière? Ben oui, le cholestérol, tu vois, là, ce qui est en gras... Alors le HDL, le bon, un poil bas, le LDL, le pas bon, un poil haut... Juste un poil, mais quand même, faut faire gaffe, qu'il me dit, avec nos antécédents familiaux... (En même temps, il me dit que son taux à lui est bien plus haut que le mien...) Ah... le saucisson... le fromage... T'en manges beaucoup?... Plutôt... Si tu voyais ma marchande de saucissons... Avant de la connaître, je n'en mangeais pas autant... Et puis le vin (parce qu'il y a aussi le VGM et les triglycérides qui sont un peu en gras...) c'était la semaine où j'en buvais pas mal tu comprends c'est une semaine sur deux, depuis que je suis passé au cubi en plus, avec le saucisson, le fromage, deux... trois verres... Et puis je devais aussi avoir une bonne bouteille de whisky, cette semaine-là... Alors, je lui ai cassé ses lunettes, une fois, à l'aïkido, je lui avais bien dit de les enlever... Je l'ai même mis presque KO, ce jour-là, en remuant à peine un doigt... Pourtant c'est un gaillard, un ancien rugbyman, bien plus costaud que moi... Mais là, c'est son domaine, le cholestérol, quand le mien c'est la guerre... Alors faut bouffer des sardines, comme j'ai compris... Moins de saucisson, plus de sardines... N'empêche que ça m'a foutu un petit coup, au début, cette histoire de cholestérol, même si je sors juste un peu des limites, moi qui croyais que tout allait bien, il va falloir que je me surveille, on n'est plus si jeunes qu'il me dit en me raccompagnant à la porte comme si j'étais un vieillard souffreteux... En rentrant, à l'heure du thé, je me suis enfilé une petite boîte de sardines en buvant du wulong... J'adore les sardines, heureusement... Je crois même que je vais en prendre au petit-déjeuner désormais... On peut en bouffer tant qu'on veut... Les sardines, ce sont les petits soldats qui vont livrer bataille aux vilains saucissons... Une page se tourne, donc, il fallait lire au verso... Putain, j'ai du cholestérol...

mercredi 23 novembre 2011

Il y avait cette dame. Je faisais la queue, au marché Place Carnot, devant la camionnette de ma (très jolie) marchande de saucissons. Alors vous n'avez plus de boudin... (Car elle ne vend pas que du saucisson...) Je la connaissais, je ne me souvenais plus d'où... Un visage familier, à la fois sévère et chaleureux... Heureusement, j'ai fait la queue longtemps... Ça m'est revenu enfin... Marie-Danielle? C'est bien vous?... Je lui ai dit alors que ce n'était plus pareil, depuis qu'elle était partie, qu'on y mangeait moins bien, en beaucoup plus maniéré, chez Marie-Danielle, que d'ailleurs je n'y allais plus depuis qu'ils faisaient des sauces allégées, que mon petit neveu gardait un souvenir extraordinaire de la fois où je l'y avais emmené avec ses parents... Si t'es pas sage, on te laisse chez Marie-Danielle... Ça lui faisait peur et en même temps drôlement envie... Elle savait y faire, avec les petits, m'a-t-elle dit... Pas qu'avec les petits, ai-je renchéri... Ça lui a fait plaisir, que je me souvienne d'elle, à la fin elle m'a caressé le bras affectueusement comme si on se connaissait depuis toujours... C'était drôlement bon, chez elle, la langue de bœuf sauce piquante, et pas cher, et accueillant, les meilleures quenelles de Lyon on disait, c'était pratique je n'avais qu'à traverser la rue... Un peu plus tard, je suis sorti de la boulangerie italienne, avec toutes mes courses du marché, j'étais sur le point de traverser la rue, sur le passage piéton, une voiture s'est arrêtée, inopinément j'ai préféré longer la voiture pour traverser derrière elle, en faisant un petit geste de la main pour lui dire d'y aller... En passant, un sourire éclatant et même éclaboussant de la jeune femme qui était au volant... Je me suis retourné, éclaboussé, soudain figé comme par un flash, elle était déjà loin, dans sa petite bmw immatriculée je n'ai pas su où... Ce sourire... De ma vie je n'ai rencontré qu'une fille qui avait ce sourire, un sourire vraiment éclatant, à se demander s'il était vrai, tellement il était éclatant... Je l'ai à peine aperçue, du coin de l'œil, en passant et j'ai été totalement éclaboussé... Évidemment, ce n'était pas elle, même si finalement je n'en sais rien et n'en saurai jamais rien... Mais c'était son sourire... Ce qui veut sans doute dire que ce n'était pas son sourire, puisqu'au moins une autre femme avait ce même sourire... Le soir, après mon cours d'aïkido, un débutant : C'est toi... le chaman?... Et moi : Parce que tu trouves que j'ai une gueule de chat-man?... Alors, soudain triste, je me suis mis à penser à Mouchette...

mardi 22 novembre 2011

Avant de marcher, j'étais dans ma boîte. C'était mon chez moi, ma boîte, je m'y sentais bien. On la mettait parfois sur la machine à laver, en plein essorage ça secouait. Au début, on m'avait mis dans cette boîte pour rigoler, pour voir la tête que je ferais. C'était la boîte à pommes de terre. Puis, comme je m'y trouvais bien et même très bien, c'était devenu ma boîte. Mon chez moi, en somme. C'est peut-être pour ça que j'ai mis du temps à marcher, à cause de la boîte, je ne voyais pas trop l'intérêt d'en sortir, être dans ma boîte me suffisait amplement. Il y a quelques années, j'ai lu un roman très étrange de Kôbô Abe, l'homme-boîte. Je me suis souvenu alors de ma boîte. Quand je me suis mis à marcher, je suis sorti de ma boîte. Mais je crois que par la suite je n'ai eu de cesse de la retrouver. Il me semble qu'à quatre ou cinq ans, je l'ai retrouvée, à la cave et que j'ai essayé d'y entrer de nouveau, mais j'étais devenu trop grand. Alors j'ai dû trouver des boîtes plus grandes. C'est pourquoi j'ai toujours été très casanier. (Ainsi que grand mangeur de pommes de terre.) Quand je suis chez moi, je suis un peu comme dans ma boîte. Je n'ai pas besoin de sortir sans arrêt. Dehors, il n'y a pas grand chose, c'est un peu toujours pareil, les mêmes gens qui marchent dans les mêmes rues, les saisons qui passent... Dans ma boîte, il y a tout. C'est mon monde. Toujours différent. Pas besoin de prendre le train, ou l'avion, car dans ma boîte je suis partout, je voyage même en permanence, dans le temps, dans l'espace, dans l'immobilité, c'est infini. Quand j'ai vraiment besoin d'action, de sensations fortes, je me fais une lessive.

lundi 21 novembre 2011

Je ne sais pas où je vais. Rien n'a changé finalement. Le langage en plus, mais rien de plus. Car là c'était encore l'époque du muet, des sensations pures. Je marchais. J'ai mis du temps à m'y mettre, tellement sans doute j'étais déjà très paresseux, partisan du moindre effort comme me disait ma mère et c'était la vérité et c'est toujours la vérité car je n'ai jamais trouvé plus grand, plus simple, plus agréable, confortable et noble parti, voilà pourquoi entre autres je n'ai jamais voté. (S'il y avait un Parti du Moindre Effort, là oui, sûr, je voterais...) Puis j'ai marché. Pour aller où? devais-je déjà me demander même si je n'avais pas encore de mots pour me le demander. Là-bas. Il y a quoi derrière le muret? Le Rhône, il y avait. Il était large, vert, opaque. Il n'a pas changé, le Rhône, quand je reviens à l'endroit de cette photo. Et moi? Pas tellement non plus je crois. Finalement il ne s'est pas passé grand chose depuis. J'ai fait quelques pas dans le monde. Suis allé voir ce qu'il y avait, derrière le muret : le Rhône, large, vert, opaque. Plus tard je suis même allé bien plus loin. J'ai pris le train. J'ai vu la mer. L'océan. J'ai pris l'avion, pour aller voir de l'autre côté, là où il y avait les îles dont parlaient Stevenson, Jack London, là où il y avait les bagnes aussi, là où il y avait les cannibales aussi, qui mangeaient les missionnaires, parce qu'il y avait des missionnaires, qui avaient donc une mission, car ils savaient où ils allaient et même pourquoi ils y allaient, et puis des cannibales, qui les mangeaient, car il faut bien manger et là-bas, m'a-t-on dit là-bas, parole d'autochtone cultivé, il n'y avait pas beaucoup de viande, alors un bon steak, quand il se présentait, ça ne se refusait pas, pour les protéines avant tout, accompagner l'igname, le taro ou la patate douce dont à force sans rien d'autre on pouvait se lasser, mais maintenant il n'y en avait plus, des cannibales, parce qu'on était venus, nous, les civilisés, pour les civiliser et que maintenant les steaks on les trouvait en barquettes, au supermarché, l'équilibre alimentaire, tout simplement, le manque de protéines évidemment comment n'y avais-je pas pensé je me suis senti con, mettez-leur un bout de barbaque dans l'assiette et vous verrez qu'ils ne sont pas plus cannibales que vous et moi, j'ai mis ainsi à la poubelle tous mes anthropologues, ainsi que ma licence de sociologie, méfiez-vous de ce qu'on raconte dans les livres, si ça se trouve ils n'y ont même jamais foutu les pieds, chez les anthropophages... Alors je suis allé aussi loin qu'on peut aller, en marchant, ou autrement, me demandant ce qu'il y avait derrière le muret. Le Rhône, il y a, large, vert, opaque. Plein de gens s'y sont noyés, à cet endroit, car il y a beaucoup de remous, de courants, de tourbillons, il faut le savoir. Je croyais, au début, que j'aurais pu être emporté et englouti en y trempant seulement un doigt ou un orteil, soudain aspiré, avalé par le fleuve. (D'ailleurs je me demande si j'ai même une seule fois dans ma vie trempé un doigt ou un orteil dans le Rhône, qui est peut-être bien alors tabou.) Au bord, en contre-bas, il y avait une fabrique de papier. On faisait descendre le bois sur le Rhône. Maintenant il n'y a plus qu'un écriteau en fer qui dit qu'il y avait là une fabrique de papier, quelques murs en pierre sans toit comme des ruines antiques. Sans trop savoir où j'allais, j'ai moi aussi un peu descendu le Rhône, comme un tronc dont on faisait du papier. Mais rien n'a vraiment changé. J'en ai vu, depuis, des murets, mais toujours un peu le même muret finalement et toujours au delà du muret finalement le même Rhône. (Large, vert, opaque...)

jeudi 17 novembre 2011

Je ne sais pas où je vais. Mais je sais d'où je viens. Je me souviens du jour où mon grand-père est mort. Je revenais à mobylette de l'usine où je travaillais l'été pour gagner deux trois sous. C'était en juillet, à midi et quelques, j'avais donc fait quatre heures midi dans une usine de plastique où il faisait entre 40 et 50°c. Ma mère m'attendait dans la cour. Le pépé, ça y est... Bon, j'ai dit... Puis je suis allé pleurer un peu dans ma chambre. Juste un peu car en même temps ce n'était pas une si mauvaise nouvelle car il croupissait depuis des années dans un hospice sordide en Haute-Loire, c'était même à Riotord. Ça fait peur, Riotord. Le terminus. Rio, mais... tord... Si tu vas... à Riotord... On va à Riotord, on disait, quand on allait le voir, pas souvent. Il faisait froid, il y avait du brouillard, tout était moche et sentait mauvais. On l'avait mis là-bas, dans ce trou. Il était mineur de fond, avant, il s'y connaissait donc bien en trous, il était habitué. J'avais honte de l'avoir laissé là-bas, même s'il avait une chambre individuelle, car on avait visité bien pire, je me souviens d'un grand dortoir d'une trentaine de lits en fer, les murs tout jaunes et lézardés, des vieux en chemise de nuit le cul à l'air ça sentait l'urine et le caca et le hachis parmentier, un brouhaha de plaintes, de râles, de quintes de toux grasse, de vols de grosses mouches mordorées, déchiré parfois par un cri, on n'imagine pas ce genre d'endroit, il faut y entrer pour le croire. Lui, quand même, il avait sa chambre, on disait, individuelle, on avait tout bien fait comme il fallait, dignement, avec les moyens qu'on avait, n'empêche que j'avais honte à me cacher à étouffer même en dedans. Alors, quand il est mort, ce n'était pas si triste. Le pépé est mort. Comme il me manque encore, même si ça fait plus de vingt ans. C'était un farouche le pépé. Un gentil, mais farouche. Une fois, à Riotord, il a fait une attaque, a été alors hospitalisé à Saint-Etienne, à Bellevue. C'est la seule fois en peut-être dix ans qu'il est revenu dans sa ville. Alors, en pyjama, après avoir fauché un couteau en cuisines, la seule fois peut-être de sa vie où il a volé quelque chose, il est remonté hémiplégique à la maison, chez la mémé, au moins deux kilomètres à pieds avec une montée bien raide, se traînant, se tenant aux murs son couteau dans le poing pour lui faire son affaire à la mémé, même si finalement ça ne s'est pas fait car ils l'ont rattrapé juste avant, à la porte, ils je ne sais pas qui, des infirmiers peut-être, ou alors les gendarmes... Il s'était senti trahi, profondément, abandonné comme un chien, il faut se mettre à sa place, on l'avait envoyé à Riotord... Lui, ce qu'il voulait, ce n'était pas grand chose, avoir la paix, son bout de jardin, son caporal bleu, deux trois copains... On me disait, quand j'étais gamin, que j'étais mon grand-père tout craché. C'était vrai. On s'entendait tellement bien, sans rien dire. C'était mon seul modèle. Ça l'est toujours.

vendredi 11 novembre 2011

Elle croit ce qu'elle voit. Elle voit ce qu'elle croit voir. Avec ou sans longue vue, elle a d'abord la vue très courte. Parce qu'elle a tellement rêvé, elle a tellement souhaité depuis toujours voir ce qu'elle croit voir enfin. Seulement, voir n'est jamais objectif, même à travers un objectif. Longtemps, elle continuera de voir ce qu'elle veut voir. Parce que c'est toute sa vie, tout le rêve de sa vie, qui est en jeu. C'est même l'Amour, qui est en jeu. D'abord, elle croit. Puis elle veut croire. Ça devient de plus en plus difficile et même douteux quand ce n'est plus qu'une question de volonté parce que la foi s'en est allée. Parce que quelque chose s'est insinué dans sa vision. Ce n'est plus aussi net qu'au début. Comme une poussière dans l'œil. Elle va lutter longtemps pour conserver son rêve, continuer de le voir, parce qu'il était tellement beau son rêve, parce qu'elle aimait tellement l'aimer. Jusqu'au moment où elle verra autre chose. Quelque chose de même totalement différent. Tout son monde sera mis sens dessus dessous. Elle en sera déchirée. Mais par là même renaîtra. C'est l'histoire d'une tempête, reap the wild wind (les naufrageurs des mers du sud). D'une tempête intérieure. Une femme, deux hommes, le rêve et la réalité. Chacun dans son style est très noble, mais l'un des deux est un peu faux, ou plutôt le devient, par la force des choses mais c'est déjà une autre histoire, car il y en a tellement des histoires dans ce qui semble être une simple histoire. On peut se demander s'il ne devient pas faux juste du fait de son regard à elle, son regard qui, sans qu'elle le sache, s'est déjà mis à voir le monde autrement et donc à le voir lui autrement, le déformant, lui qui semblait si pur, si grand, si fort et beau et qui l'était, peut-être trop pour être vrai. C'est le rêve d'une jeune femme. Une jeune femme qui perd ses rêves de jeunesse. Il y a donc pas mal d'amertume... La foi s'en est allée... C'est le grand capital qui a gagné et on trouve ça même très bien... Parce qu'il est très charmant, le grand capital, très fin, très drôle, très noble et courageux même dans son genre... Mais le rêve est mort et bien mort et moi-même qui fus un peu jadis dans mon genre très discret naufrageur des mers du sud je me sens mourir à chaque fois que je vois ce film somptueux et funèbre, noyé dans un nuage d'encre de seiche... Moissonne le vent sauvage, le titre dit déjà tout. Qui sème le vent... Le technicolor, en ce temps-là, ne cherchait pas à copier les couleurs de la vraie vie. Parce que ce n'était pas la vie, le cinéma, en 1942, c'était autre chose, c'était du rêve et on y allait pour ça, au cinéma, il faut dire aussi qu'en ce temps-là la réalité c'était la Guerre. Les couleurs, en technicolor, étaient bien plus belles que les couleurs de la vie. (Parfois, dans ma vie, j'ai eu des visions fugitives belles comme en technicolor, mais tellement rarement.) Puis le cinéma s'est éloigné du rêve. On a voulu que les couleurs se rapprochent le plus possible des couleurs de la vraie vie. Parce qu'on a cru qu'ainsi l'image serait plus réelle et qu'on y croirait d'autant mieux. Parce qu'on ne voulait plus rêver. Ou qu'on ne savait plus rêver.

vendredi 28 octobre 2011

Plus de 20 ans que je n'avais pas eu de prise de sang. J'ai horreur de ça. Si en plus on me trouvait un cancer... Pendant que l'infirmière remplissait interminablement ses fioles de mon sang je regardais la secrétaire s'affairer d'une cabine l'autre. Une créature. Très grande, sculpturale, les cheveux courts rouge feu, cuissardes de cuir luisant, elle ne portait qu'un collant noir qui lui moulait parfaitement le haut des cuisses et les fesses et tout cela frémissait terriblement quand elle se déplaçait de son pas tellement autoritaire. Moi, me vidant lentement de mon sang, minuscule à côté, j'avais chaud... (Vous risquez d'avoir un peu chaud, m'avait dit la gentille, douce, frêle infirmière...) J'étais en même temps un peu comme dans un rêve... J'aurais peut-être aimé que ça continue, me vider même intégralement de mon sang, à la romaine, lentement, bercé par les paroles douces de l'infirmière, avec la créature spectaculaire aux formes frémissantes que j'aurais eu de moins en moins l'énergie de désirer et même bientôt de suivre des yeux... (Une très belle mort, peut-être...) Je l'ai revue, dans l'après-midi, dans la rue, la créature... Immense, claquant des bottes énergiquement, tout qui bouge quand elle marche, je me suis arrêté net sur le trottoir pour la contempler une dernière fois mais ce n'était plus pareil, il aurait fallu peut-être qu'en même temps je me vide de mon sang... Ça m'a donné envie de revoir la cité des femmes... Comme c'était bon, comme c'était drôle et beau... Plus personne ne sait rêver comme ça...

lundi 24 octobre 2011

C'est un type plutôt gentil, l'assassin sans visage (follow me quietly), il ne fait pas de bruit, il est tranquille. Son seul vice avéré, c'est la cigarette. (Il en faut bien un...) Tout le monde l'aime bien, même si personne ne le fréquente vraiment. C'est un peu un loser, un peu un minable, il a passé la quarantaine, il vit tout seul dans une petite chambre meublée... Il a ses petites habitudes dans le quartier... Qui irait imaginer qu'il cultive depuis toujours son petit jardin secret, son même petit jardin des horreurs... Parce qu'il a l'air tellement humble, comme ça, tout simple, tellement doux, poli, inoffensif, le gars sans histoire(s)... Je ne peux évidemment que m'identifier fortement, moi qui suis également un doux monstre d'égocentrisme qui cultive à ma façon également mon petit jardin secret des horreurs, même si ce ne sont pas tout à fait les mêmes horreurs... La seule grande différence, entre lui et moi, c'est que lui, quand il se met à pleuvoir, il a des pulsions meurtrières, quand les miennes me conduiraient plutôt à faire la sieste... Un détail... Un détail?... Oui, un simple détail... Un monstre ordinaire... Et puis un jour, tellement frustré, tellement proche de l'implosion, lui qui n'a jamais été personne, il a besoin de se faire connaître, enfin, d'exister, socialement et même universellement, totalement, il devient alors... le Juge... Rien que ça... Il s'est fait un album, qu'il feuillette, quand il ne pleut pas, juste pour lui, comme il feuilletterait un album de famille peut-être, s'il en avait une... parce que quand il pleut il a d'autres envies (comme moi de faire la sieste)... mais quand il ne pleut pas, il feuillette son album, son livre secret, juste pour lui, son œuvre... Tiens, ce jour-là, si je me souviens bien, il pleuvait... Et puis, ce jour-là... peut-être bien aussi...  Il pense aussi aux messages qu'il a laissés derrière lui, signés le juge, son œuvre aussi mais publique celle-là, pour le monde, la postérité... Normal, qu'il soit tranquille, la plupart du temps, sa vie est si bien remplie, mine de rien, même s'il a l'air un peu d'un pauvre type qui vit tout seul dans son meublé, qui feuillette au café du coin des magazines pleins de faits divers sordides mais ô combien stimulants pour l'imagination et même parfois tellement émouvants, quand on y parle de lui, alors ce n'est pas si grave, son air, car lui c'est un modeste, un homme de l'ombre... Ce qui est important, c'est son œuvre... Là, il existe... Si vous saviez comme je suis fort, comme je suis grand, au fond, tout au fond, et malin... Et comme ça m'amuse aussi, quelque part, de paraître tellement petit, tellement insignifiant...

mercredi 19 octobre 2011

J'ai dû aller jusqu'en Italie pour trouver enfin une belle copie de the strange love of Martha Ivers (lo strano amore di Martha Ivers— l'emprise du crime), de Lewis milestone. Il est dans mon petit panthéon noir depuis longtemps, avec tant d'autres perles comme gun crazy, detour, dangerous crossing, black angel... et tant d'autres... des films qui ont fini par devenir même intimes, éléments d'une sorte d'autocinébiographie rêvée... Pour dire les choses grossièrement, il y a d'un côté le western qui parle de l'homme dans la nature, de l'autre le film noir qui parle de l'homme dans la ville. Les deux parlent de l'homme dans sa tête, sauf que le décor est différent et le décor, au cinéma, c'est tout, c'est même le monde. Il y a parfois des films noirs, comme high sierra, qui sont en fait plutôt des westerns, et des westerns, comme I shot Jessie James, qui sont plutôt des films noirs, pour dire que les frontières ne sont pas complètement étanches. On peut considérer ces deux genres comme les deux genres majeurs du cinéma américain, sa création exclusive, qui, quelque part, imbriqués l'un dans l'autre comme le yin et le yang, forment une sorte de mystique cinématographique. Il y a le dedans, le dehors, le dedans qui est dehors, le dehors qui est dedans... Ce sont peut-être les films qui m'ont le plus impressionné dans l'enfance, quand ils passaient à la télé, pour ceux que j'ai vus dans l'enfance. Parce qu'ils étaient très codifiés, j'étais aussitôt plongé dedans comme dans des rêves, et ça n'a pas changé. Il y avait les grands espaces, la mythologie du Far West, il y avait les espaces confinés, enfumés, les murs du film noir... Le passé mythique, le présent brutal... Tout cela s'est imprimé en moi, cette vision du monde dichotomique pour ne pas dire bipolaire... Soit c'est un western, soit c'est un film noir, ou bien alors c'est un western déguisé en film noir, ou bien l'inverse... C'est comme avoir un appartement en ville et une maison à la campagne et, entre les deux, il y a encore autre chose, un autre espace... Dans tous les cas ou presque, la nature humaine est violente, criminelle. La violence est même le moteur de tout. C'est ce qui est beau, dans le cinéma américain, cette brutalité essentielle, originelle et toute la finesse pour l'immortaliser. Les plus belles réussites, dans ces genres, situées en gros dans les années 40 et 50, sont des sortes de rêves éveillés et le spectateur, moi, un gamin les yeux écarquillés qui croit en tout ça absolument, naïvement, d'un cœur pur, comme il croirait en Dieu s'il n'était pas mécréant. Quelque part, donc, ces films ultra violents, dominés par  des pulsions criminelles et sexuelles, sont avant tout des films pour enfants.

dimanche 9 octobre 2011

Vous étiez sublime, dans la fille dans la vitrine, de Luciano Emmer, la grâce absolue, à la fin j'étais en larmes, tellement vous étiez belle, je lui ai dit, les yeux dans les yeux, en guise de préambule. Elle était assise, les jambes croisées, très distinguée et très simple à la fois, dans un canapé dans le hall, un peu en avance, attendant la séance de casque d'or qu'elle devait présenter. Moi aussi, j'étais un peu en avance pour la séance car je devais la lancer et je l'ai vue et je l'ai reconnue et j'ai ressenti alors le besoin d'aller lui dire que je l'avais trouvée sublime et que je m'en souviendrais toute ma vie, une sorte même de pulsion alors que normalement je m'en fous, des acteurs, des gens connus, ils ne me font même aucun effet, ne m'impressionnent pas le moindrement. Personne ou presque ne l'avait remarquée et du coup il n'y avait pas foule, c'est aussi pour ça que j'y suis allé, je me suis assis sur l'accoudoir du canapé, je lui ai dit... Elle m'a regardée, alors et j'ai entendu sa voix, cette voix... Un de mes plus grands souvenirs, m'a-t-elle dit, émue... Elle m'a appris ensuite la mort récente de Luciano, avec qui elle était restée très proche, jusqu'à la fin, elle en avait les yeux tout brillants... Et puis il y avait Lino... Ah Lino... J'en avais oublié Lino, lui ai-je dit, tellement il n'y avait que vous... Quelle belle voix, Marina Vlady... 51 ans après la fille dans la vitrine, elle avait toujours la même voix et elle croisait les jambes pareil... Pendant qu'on discutait, je regardais parfois ses mains, parce qu'elle semblait souffrir un peu de ses mains, un peu d'arthrose peut-être il m'a semblé, elle avait un pouce légèrement déformé et ses poignets étaient un peu enflés... J'étais ému... La fille dans la vitrine, c'était elle, quand même, sublime... Ensuite elle s'est rendue dans la grande salle que j'ai allumée pour elle, avec soin, j'ai géré tout avec douceur et même avec amour, elle a fait son petit discours sur casque d'or, très court car elle avait un train à prendre... Quand elle est sortie de la salle, j'ai attendu un peu avant d'éteindre les poursuites, n'ai pas embrayé brutalement sur le film comme c'est souvent l'usage, ai éteint tout doucement la salle, les poursuites, puis l'écran, puis le reste, ai envoyé ensuite le film...

mercredi 21 septembre 2011

Mahanagar (la grande ville). Une épure, tout juste sublime. Splendeur du cinéma de Satyajit Ray. Cinéma de l'émotion, sans effets parasites. Dès qu'apparaît Madhabi Mukherjee (qui était aussi Charulata), je suis au bord des larmes, au bord même d'un genre d'orgasme lacrymal, contenu. Ce n'est pourtant pas un mélodrame. Comme chez Bergman, les actrices, chez Satyajit Ray, sont sublimes. Ça fait tellement du bien, de voir ou revoir un film de Satyajit Ray. Ça nettoie de tout ce qui nous a pollués, en terme de cinéma au moins. Tous ces effets qui nous ont assaillis, salis, qui ont taché nos visions et peut-être nos âmes et tout cela pour rien, l'effet pour l'effet. Dans Mahanagar, les seuls et très rares effets, cinématographiquement parlant, sont invisibles, à moins de les chercher, ici un très léger faux-raccord, là une très subtile contre-plongée... On réapprend la distance, aussi. La distance n'empêche pas l'émotion. Ni la violence. Ni la passion. Ni quoi que ce soit. C'est même la clé, la distance. Le mawaï, on dit, dans les arts martiaux japonais. (On casse le mawaï pour tuer, au sabre, ce n'est pas rien...) Le problème du cinéma actuel, c'est que peu de cinéastes ont cette conscience du mawaï, de la distance. Ils tuent alors l'émotion en croyant l'avoir suscitée, même si ce que je dis là est sans doute déjà trop flatteur pour la plupart d'entre eux, qui ne se soucient évidemment pas de susciter de l'émotion, mais juste de produire des effets. Des effets pourquoi? Juste pour des effets. Une sorte de nihilisme bariolé et virevoltant, une excitation scopique, c'est tout... Comme elle est belle, Madhabi Mukherjee, simplement belle. Le moindre de ses sourires me met au bord d'une sorte d'orgasme, je disais, lacrymal, retenu. Bergman dévorait ses actrices dans des gros plans finalement très sexuels, pornographiques j'ai pu même dire à une époque. Ray les contemple, à distance. Il sait se rapprocher aussi. Que ce soit chez l'un ou chez l'autre, elle donne tout, l'actrice, s'abandonne totalement, sans effets, nue, elle est tout, une source vive d'émotion pure, de désir absolu. La caméra de Bergman s'approche, comme un papillon de nuit attiré par l'ampoule et vient buter contre une sorte de mur invisible, une limite. Celle de Ray reste souvent à distance. Les deux ont une conscience aiguë du mawaï... Pour les deux, les visages sont des paysages... Bergman voulait pénétrer ce paysage... Il bandait fort, Bergman, en permanence... Ray le contemplait, à distance, le paysage, de ses grands yeux sombres de Bengali... Et l'histoire?... Mais on n'en a rien à foutre de l'histoire, ce n'est pas le plus important l'histoire, même si elle est drôlement bien, cette histoire... L'histoire, finalement, c'est toujours la même histoire et on a évidemment un grand... grand plaisir à l'entendre de nouveau, à la voir de nouveau s'animer sous nos yeux, pleine de joies et de peines... C'est l'émotion, la grâce, qui comptent, et puis le style évidemment... la petite musique, disait Céline... et cette petite musique on ne sait jamais d'où elle vient... Ce n'est pas une juxtaposition d'effets, pas une grammaire précise qu'on apprendrait à l'école ou en copiant ceux qui en seraient dotés... On ne parle pas ici d'effets de style... mais de style... On ne sait pas trop ce que c'est... On sait juste que c'est rare... Soudain, ça se met à vivre, à vibrer, ça nous emplit alors entièrement, on ne sait pas trop pourquoi, ni comment... Il n'y a pas de méthode, pas de recette, sinon tout le monde aurait du style et on ne distinguerait donc plus le style du simple effet de style, le sublime du vulgaire...

dimanche 11 septembre 2011

Aru kyouhaku (Intimidation), de Koreyoshi Kurahara, est un petit bijou de film noir, qui commence un peu comme entrée d'un train en gare de La Ciotat des frères Lumière. C'est histoire de dire que ça commence toujours par un train qui arrive, le cinéma, c'est même l'histoire, ça a commencé comme ça, par un train, le cinéma, parce que finalement c'est la même chose, un train, le cinéma. Ça se finit dans un train d'ailleurs aussi. Soit on est dans le train, soit le train nous fonce dessus. Ça dépend des fois. Au début, on avait tendance à partir en courant. Puis, on s'est habitué. Il y en a eu bien d'autres, des trains, après... (Là, il faut que je parte au boulot... C'est l'heure...) ——— Bon, ça commence par un train, je disais... Et alors?... Alors, le train, cette fois, il ne nous fonce pas dessus, comme dans le film des frères Lumière. Pourtant, c'est le même genre de train, un à vapeur et c'est exactement le même cadrage. Ce n'est pas innocent. On n'hurle plus de frayeur, quand le train entre en gare. Ce n'est plus la panique comme au début. On sait maintenant que c'est du cinéma. On n'est plus des sauvages, en somme. (C'est peut-être bien dommage, mais c'est ainsi.) Le train, c'est du cinéma. Et alors? Alors, un type sort du train. Au début, on ne voit que ses pieds, ses chaussures, des chaussures de gangster, on se dit, et quand on voit le reste, son costume, son chapeau, sa dégaine, sa bobine, on se dit que maman avait bien raison quand elle disait que les chaussures ça dit tout sur un homme. Sauf qu'on se trompe et quelque part ça fait plaisir, car c'est tout de même agaçant, cette théorie sur les chaussures... Après aussi on se trompe. On croit que le prédateur est celui qui tient le revolver et la proie celui qui a la bouche froide du revolver contre la nuque. On croit que l'homme masqué manipule l'homme sans masque, en fait ce qu'il veut. On croit que le fort est fort et que le faible est faible. L'homme masqué croit savoir qui est l'homme sans masque. L'homme sans masque sait très bien qui est l'homme masqué et pourquoi même il est masqué et pourquoi il le braque de son arme... Et alors?... Alors, au début, un train arrive en gare et à la fin, on se retrouve dans un train. Peu importe où il va. Cette fois, on est dedans. On était peut-être même dedans avant d'y être, puisque le train, le cinéma, c'est la même chose.

vendredi 9 septembre 2011

1964. A distant trumpet. Le dernier western et même le dernier film de Raoul Walsh. Lui, il s'appelle Hazard. Elle, elle s'appelle Kitty. Hasard et Minou, si on veut. Hasard et Minou sont sur un cheval, donc. Noir, le cheval. Il a pourtant dans ses affaires la photo d'une belle blonde, la fille d'un général, très distinguée. D'ailleurs, elle aimerait bien lui mettre le grappin dessus, la blonde, elle vient même le retrouver, pour l'épouser, le plus vite possible, tellement elle a peur qu'il lui échappe, le Hasard. Elle le voit déjà général, comme papa, fringant, avec des médailles qui brillent et tout, dans des soirées de gala... Sauf que maintenant, il y a Minou. Elle est mariée, Minou, mais le hasard fait bien les choses, car son mari, cavalier lui aussi, se fait bientôt occire par les Chiricahuas. (C'est quand même bien bizarre : avant qu'il ne débarque, Hasard, au Fort de la Délivrance, ou de l'Accouchement si on préfère, ou plus épistolairement de la Livraison, ils n'avaient jamais vu la plume d'un Indien... Elle s'ennuyait alors tellement, Minou, même si elle était mariée alors avec un très gentil garçon...) Désormais, c'est donc la Veuve Minou. Elle est toute simple, pas du tout guindée comme la blonde. Elle fait drôlement envie, Minou, une bien jolie veuve, la Veuve Minou... Ah... vous avez entendu?... Là-bas, au loin... Une trompette?... C'est le signal... Mais de quoi?... Du réveil?... De la charge?... De la... retraite?... 13 ans après distant drums, Walsh tire sa révérence avec a distant trumpet... 23 ans après they died with their boots on, où Errol Flynn campait un Custer tellement élégant, glorieux, l'histoire est bien différente... Les Apaches ne sont pas sans noblesse... Les blancs ne sont pas sans reproche... Mais ce qui intéresse vraiment Walsh, ce n'est pas tant ce qui intéressait John Ford dans son dernier western, Cheyenne autumn, d'ailleurs sorti la même année, 1964, une année donc cruciale, pour le western, et même testamentaire... et la trompette, au loin, c'est peut-être alors celle de l'Adieu... (On a du mal à se dire qu'un film aussi dynamique, rythmique, vigoureux, est un dernier film.) Ce qui l'intéresse vraiment, Walsh, c'est Hasard et Minou sur un cheval, noir... le cheval... C'est même plutôt Minou, qui l'intéresse vraiment, parce que Hasard il est un peu transparent, finalement... Non?... Hasard, il fait bien les choses, c'est ainsi, c'est son rôle, on ne lui en demande pas plus... Pas toujours, mais là oui, il fait très bien les choses... Il fait même tout très parfaitement... Mais on a bien vite oublié son visage... On se demande même s'il en avait vraiment un de visage... On n'a d'ailleurs pas vraiment envie de s'en souvenir, pas plus que de son nom... Alors que Minou, on n'est pas prêt de l'oublier... ça non...

jeudi 8 septembre 2011

En 66, je nais. En 66 sort également Nayak (le héros), de Satyajit Ray. Moi aussi, je suis doué pour les ronds de fumée. En ce temps-là, on avait encore le droit de fumer, dans les trains. On est dans un train, donc. C'est toujours bien, d'être dans un train, il se passe toujours quelque chose, même quand il ne se passe rien. Moi aussi, je voyage en train, si on peut parler de voyager dans mon cas, même si ce n'est pas tellement le nombre de kilomètres qui compte, ni le fait de relier un point géographique à un autre, c'est être dans un train, qui compte, car être dans un train, ne serait-ce que pour une heure, c'est voyager. C'est comme entrer dans une salle de cinéma, entrer dans un train et quand le train démarre, la salle s'éteint et la séance peut alors commencer. C'est du cinéma, en somme, être dans un train. C'est même mieux. On est dans le mouvement. Même si on est immobile et qu'il ne se passe rien, on est dans le mouvement. Il ne se passe rien? Le paysage passe. Le temps passe. Il y a des gens, dans le train, dans ce même train, qui passent. Tout passe. Et même, tout passe différemment, dans un train. Les pensées, aussi, dans un train, passent différemment.  Je me souviens avoir rencontré, dans un train pour Madrid, un moine franciscain, tonsure et robe de bure, malandrin repenti, qui ressemblait à Jean Yanne, parlait comme Jean Yanne. Mais c'est une autre histoire. Le héros, dans Nayak, est une star de cinéma. Un acteur. Il joue. Il ne sait plus très bien qui il joue, ni pourquoi il continue de jouer qui il joue. Une jeune et jolie journaliste l'interviewe. Elle semble tellement naturelle. Mais n'est-elle pas en train de jouer elle aussi? Il se souvient de moments cruciaux de sa vie. Il s'endort, fait des rêves perturbants. Il se saoule. A un moment, il n'est pas loin de se jeter du train en marche. Il voyage. Il est pour ainsi dire au cinéma, le héros, dans ce train. Il joue à être qui il est vraiment. C'est sa vie, qui défile, dans le train. Et le film s'arrêtera quand le train s'arrêtera. Elle est jolie, la journaliste à lunettes. Elle le comprend, immédiatement. Il n'a rien besoin d'expliquer. Elle sait. Elle le connaît, pour ainsi dire d'instinct, sans avoir vu ses films. Elle le voit, même quand elle enlève ses lunettes. Lui aussi, il aimerait bien la connaître... Elle sait aussi et lui aussi le sait que le film s'arrêtera, quand le train s'arrêtera...

mercredi 7 septembre 2011

Un peigne. Un peigne ordinaire. Ce n'est pas vraiment le mien. Quand elle est partie, elle a voulu tout récupérer, absolument tout, y compris les petites choses qu'elles m'avait données, y compris les photos que j'avais prises, y compris les souvenirs dans ma tête. Si elle avait pu arracher ces quelques jours du passé comme quelques feuilles d'un cahier, elle l'aurait fait, rageusement. (Quand elle m'avait demandé si je voulais récupérer le Ramuz que je lui avais offert et qu'elle ne lirait de toutes façons jamais, je lui avais dit doucement que je ne reprenais jamais ce que j'avais donné et elle avait voulu être cruelle en répétant emphatiquement ma phrase et finalement c'était bien elle la plus blessée. Laisse-le sur un banc... Ou fous-le à la poubelle... je lui avais dit gentiment, dans un haussement d'épaules, pour clore le chapitre.) Mais elle a oublié son peigne. Elle l'avait acheté un jour où elle voulait se laver les cheveux. Elle m'avait demandé alors un peigne. Vu l'état du mien, dont je ne me servais jamais car je ne suis pas du genre à me peigner, qui avait pris la poussière, tout gras sous l'évier à côté de la poubelle, où il a fini, elle était allée acheter un peigne au supermarché en bas. Un peigne tout simple, le premier prix elle m'a dit, un peigne quoi. Alors je l'ai gardé. Ce n'est pas vraiment mon peigne, mais depuis que je l'ai, parfois, il m'arrive de me peigner, après m'être lavé les cheveux. Je prends mon temps, je pense à la fille au peigne, la Niña de los Peines... Il est toujours tout propre, car j'en prends grand soin, comme si ce n'était pas le mien, car le mien je le laisserais s'encrasser sous l'évier, puisque je ne suis pas du tout du tout du genre à me peigner. En même temps, ce n'est pas vraiment son peigne. Elle ne s'en est servi qu'une fois. C'est juste un peigne.

dimanche 4 septembre 2011

45 minutes, ça suffisait à Satyajit Ray pour raconter très simplement une histoire dont on se souviendrait toute sa vie. Moi, en tout cas, je m'en souviendrai toute ma vie, de cette histoire. Je ne suis pas Indien, ni brahmane, ni indésirable (quoique...), intouchable je voulais dire, j'ai fait un lapsus et en même temps c'est la même chose, intouchable, indésirable... Je ne suis pas Indien, et pourtant ça me parle de choses que je connais depuis toujours. Un intouchable, tout en bas de l'échelle donc et même plus bas encore, vient demander une faveur de nature spirituelle à un brahmane, tout en haut de l'échelle donc. L'intouchable est maigre. Il a de la fièvre. Le brahmane est bien gras. Il ne fait que bouffer et faire la sieste. S'éventer avec art est sa plus physique occupation. Sa femme, très distinguée, est pleine de mépris pour les petites gens, bien plus encore que son époux. (A un moment, l'intouchable demande du feu pour allumer sa pipe, quelle inconvenance, elle lui jette alors quelques braises au visage. Parce qu'il est déjà épuisé, l'intouchable, il n'a rien mangé depuis la veille, à un moment il croit que fumer lui donnera un peu de cœur au ventre...) L'intouchable est plein de considération, au début, de respect, vient même avec une offrande, laquelle est acceptée avec un peu de dédain par le brahmane. Car ce n'est pas suffisant. Ce n'est même jamais suffisant. Il lui fait balayer la cour. Puis ceci, puis cela, couper du bois... Jusqu'à l'épuisement, jusqu'à la mort... L'intouchable est maintenant étendu raide devant la maison au bord du chemin et personne ne veut le toucher, bien entendu... La femme de l'intouchable, évidemment magnifique, vient alors hurler sa douleur et taper du poing contre la porte du brahmane et de sa femme claquemurés qui n'osent plus même respirer. Elle n'avait pas grand chose. Désormais elle n'a plus rien du tout. Elle finira mendiante, ou prostituée, on imagine. Ou bien prostituée puis mendiante... Ils ont peur... et honte... Que vont penser les gens?... Et pourquoi les autres intouchables refusent-ils de les débarrasser de l'intouchable?...  De vénérables brahmanes refusent désormais de passer devant la maison tant que la dépouille ne sera pas enlevée... C'est le brahmane gras et paresseux qui finalement devra s'y coller, avec un certain dégoût, néanmoins sans toucher l'intouchable : une corde passée autour d'une cheville de l'intouchable (levée à l'aide d'un bâton) il le traînera péniblement, long calvaire, jusqu'à une décharge pleine de carcasses de bêtes. Ce saint homme aura bien pris soin également de purifier la cour de sa maison par quelques gestes et paroles inspirées. Le jeune fils du brahmane (Satyajit Ray lui-même?) est témoin impuissant et choqué de l'histoire. Il a une dizaine d'années, tout comme la fille de l'indésirable, joyeuse, insouciante, que son père pensait déjà marier, motif de sa visite au brahmane. Et moi je suis ému par tant de simplicité, si peu d'effets. Une telle violence. Un film de Satyajit Ray et même un téléfilm, c'est comme un livre de Ramuz : le style est invisible.