lundi 30 décembre 2013

Je ne l'ai pas prise en photo. Quand elle s'est installée en face de moi, j'ai rangé mon appareil photo. J'ai regretté, plus tard, d'avoir rangé mon appareil photo, de ne pas l'avoir prise en photo. Je l'ai trouvée d'abord vulgaire, un peu, une grande blonde aux cheveux longs, bien balancée, une vingtaine d'années, un peu trop maquillée peut-être, dans un manteau noir avec un col de fausse fourrure, un peu pute, m'a demandé d'une petite voix si elle pouvait s'installer là, avec un accent peut-être d'Europe de l'Est, mais peut-être pas, peut-être juste un peu timide. Bonjour, lui ai-je dit en souriant, puis j'ai bientôt rangé mon appareil photo, tout en me disant que je regretterais bientôt d'avoir rangé mon appareil photo. Puis le compartiment s'est rempli d'un coup, comme si elle avait été une avant-garde et qu'un vide, un silence, l'avait séparée du troupeau. Il y a eu bientôt même des gens debout dans la travée ou bien assis sur leur valise. À ma gauche, une femme brune un peu épaisse, défraîchie, au visage triste, son mari et sa progéniture éparpillés ici et là, regards désespérés ou las, un peu vieille déjà, mais peut-être bien plus jeune que moi, me dis-je, vaincu, comme je suis vieux... En face d'elle, une autre femme au visage flétri, au regard fatigué, plus jeune, subissant le soliloque de sans doute son amie assise à côté sur sa valise avec peut-être au bout d'un moment quand même des pulsions homicides. La blonde s'inspecte dans son miroir de poche, entre deux pages de mon Chinois je la zieute un peu dans le prolongement du paysage qui défile, puis elle range son miroir de poche, me glisse un petit regard complice comme quoi elle nous soûle, la mocheté, à côté, qui raconte sa vie banale à pleurer, son mec qui n'était pas si bien, son appartement, sa mère qui n'a pas droit à la retraite, son boulot... Je sens son genou contre le mien. Peut-être croit-elle que c'est le pied de la tablette, je me dis, et je ne déplace pas ma jambe et bientôt elle étend sa jambe plus loin et je la sens, chaude, contre ma cuisse, elle a de très longue jambes, elle s'avachit un peu, son genou pas loin de mon entre-jambes, bientôt ferme les yeux, semble s'endormir. Quel univers peut-on gagner en se disputant un espace grand comme une corne d'escargot? m'interroge alors mon Chinois. Je remue légèrement la jambe, sans pour autant chercher à fuir la sienne, qu'il n'y ait pas de malentendu, qu'elle sache bien que c'est ma jambe et non pas le pied de la tablette, que ce n'est pas ma jambe, qui est venue violer son territoire, mais que ce n'est pas pour autant problématique, car moi je suis sans territoire — ou alors retractile comme une corne d'escargot — que sa jambe contre ma jambe, c'est même plutôt agréable, comme si on se connaissait, et même intimement. Je m'aperçois au bout d'un moment qu'elle s'est déchaussée. Chaussettes marron. Je la regarde dormir, ne la trouve plus du tout vulgaire comme au début, je la trouve même très belle, là, maintenant, endormie, sans manières, les traits relâchés. Parfois, elle lève les paupières, me sourit, naturellement, comme si on se connaissait, flemmardait dans le même lit, replonge. Moi aussi, je lui souris. Je n'entends plus le pénible soliloque de la fille au visage ingrat à côté, ni le brouhaha du compartiment, le gamin avec son jeu vidéo, le type avec son téléphone... Il n'y a plus que la blonde et moi, le paysage par la vitre, le Rhône, le Chinois. C'est une vraie blonde. À moins qu'elle se teigne les sourcils. De belles mains, aux ongles soignés. Parfois sa jambe glisse un peu. Me communique sa chaleur. Un espace grand comme une corne d'escargot... Plus d'une heure plus tard, je me désencastre d'elle comme je peux sans la réveiller pour descendre à ma gare de destination : Bellegarde-sur-Valserine, là où j'ai vécu mes premières années, là où est revenue vivre ma mère. Tout le compartiment d'ailleurs se vide. Sauf elle, qui reste là, endormie, profondément semble-t-il. Je descends en dernier, la regarde encore un peu, la quitter me déchire légèrement. Sur le quai, je pose mes bagages, m'allume une cigarette en attendant que le quai se vide, en attendant aussi que le train redémarre, l'apercevoir une dernière fois, par la vitre, endormie. Le train redémarre. La vois passer puis disparaître, mais cette fois assise bien droite, bien réveillée, pianotant sur son téléphone, me dis alors qu'elle n'a peut-être que fait semblant de dormir, tout le voyage, et ça me rappelle alors d'autres histoires de filles endormies ou qui alors faisaient semblant.

mercredi 18 décembre 2013

Puis c'est la nuit. Je suis à ma fenêtre. Je fume. Je me souviens de l'instant précédant cet instant, tellement lumineux, le bas du ciel était d'un gris fabuleux. La volonté de le retenir, de le fixer, il est déjà passé. Mais peut-être que cet instant est mieux. Quand tout déjà est éteint. Juste l'instant où tout se trouve éteint. L'instant juste suivant l'instant du flamboiement. Du flamboiement qui était un gris flamboiement. Tu te souviens? Non, tu ne te souviens pas. Je pourrais te raconter, mais ce serait une autre histoire. C'est toujours une autre histoire. Pour tromper l'ennui. À cet instant où j'ai besoin soudain d'en sortir de cet instant peut-être parce que cet instant m'aspire, que je me sens m'éteindre moi aussi et alors c'est comme le sursaut de l'homme qui s'est trempé dans la nuit et ne veut à un moment plus s'éteindre. Un sursaut animal. Une frayeur immémoriale. Tu te souviens? Non, pas du tout. De quoi? De qui? L'instant d'avant, peut-être, quand le bas du ciel était d'un gris fabuleux, j'aurais pu me souvenir et inventer alors une fantaisie, flamboyer, peut-être, m'en griser, mais maintenant... Maintenant, je fume. C'est bien suffisant. Je ne résiste plus. Je sombre. Il n'y a rien à sauver. Et donc moi non plus je ne suis pas à sauver. Sauver de quoi? De la nuit? Regarde, comme j'étais magnifique, autrefois... Comme le bas du ciel était d'un gris fabuleux... Et maintenant je me laisse glisser tout entier dans la nuit comme dans le Noir Océan, sans résistance, paisiblement, non pas vaincu, car je n'ai livré aucun combat, juste soulagé que tout soit enfin terminé. Toute cette agitation. Ce sursaut, à un moment, de l'homme qui s'est trempé dans la nuit et soudain ne veut plus s'éteindre est vite oublié. Elle n'était pas si froide.

jeudi 5 décembre 2013

Toujours le même train. Tacatac... tacataquetant... Jamais tout à fait le même voyage. Avant que tout s'éteigne. Tout s'éclaire enfin, quand vient la nuit. Pylone délicat pi à l'horizon en feu. Portique... gibet peut-être? Mystère planté sur la colline. Je passe. Un sentiment me serre le cœur. Je ne sais pas quoi. Je ne sais plus qui. Je passe, peut-être seulement. Juste ce sentiment-là, si c'en est un, de passer, de ne que passer, d'être tout proche de la nuit, toujours plus proche de ma nuit. Je vais vers ma nuit, tacatac... tacataquetant... c'est tout. Pylone délicat sur la colline. Mystère. Je passe. Une envie de pleurer. Ni de peine, ni de joie. Juste pleurer. Ce moment, quand vient la nuit, quand tout s'éclaire enfin. Parfois. La beauté du monde. Ne l'avoir saisie qu'à cet instant, avant que tout s'éteigne. À l'agonie. Puis c'est la nuit. Enfin. J'oublie. Comme j'oublie une rage de dents quand je n'ai plus mal aux dents, j'oublie le pylone délicat debout sur la colline, seul, frêle silhouette juste au bord de la nuit, quand tout s'éclaire enfin, ce sentiment, ce serrement de cœur, ce flamboiement mourant, me retrouver seul, vraiment tout seul, alors, tout au bord de ma nuit, ma nuit qui est alors la nuit... Comme le cœur des oiseaux s'affole, quand vient la nuit. Puis c'est la nuit.

mardi 3 décembre 2013

Et puis l'envie revient. Ou le besoin? Comme un besoin? Faire son besoin? Besoin... Besoin... Quel mot étrange... be... zoin... L'envie?... Ou le besoin?... Tout l'après-midi, à ne pas savoir trancher... Le besoin serait-il seulement une envie qu'on ne pourrait plus contenir?... Faire son besoin : évacuer, se soulager... Le plaisir est dans l'écoulement... L'apaisement, au moins... Et après, il n'y a plus rien, je suis vidé, je suis alors vide, le monde alors disparaît, comme si je m'étais vidé du monde, voilà, et donc moi aussi je disparais, peut-être... mais je ne sais pas... je n'arrive pas à me décider... si je disparais, ou non, quand le monde disparaît, si j'en suis seulement un occupant, un élément, minuscule, négligeable, ou l'inconscient démiurge... Il s'efface et moi donc aussi je m'efface, peut-être, mais peut-être pas... En m'écoulant... Ce besoin de s'écouler... Ce vieux rêve de n'être qu'écoulement... Mais pas vraiment un rêve, plutôt un fantasme conscient, comme de faire son lit dans le temps... Le temps... Faire son lit dedans et alors s'y coucher... et alors s'écouler... Je prends toujours le même train, toujours la même ligne et je ne sais toujours pas où je vais, c'est même peut-être pire que ça : je le sais de moins en moins... Mais ça ne m'angoisse pas. Au contraire, ça m'apaise. Parce que je m'écoule... Parce que je ne suis bien que dans l'écoulement... Je dis ça et à la fois j'en doute... Car il y a quelque chose d'un peu morne, à la fois, à se sentir toujours dans le même train et à finalement très bien savoir où il va : nulle part... Mais un nulle-part qui n'a peut-être pas toujours été un nulle-part? je m'interroge... Je ne sais plus... Je n'ai peut-être même jamais su... Ou alors si j'ai su, j'ai oublié, c'était un savoir momentané... Le buraliste m'explique qu'ils viennent de sortir une nouvelle cigarette à bout filtre rotatif, à deux positions, normale ou light... La même cigarette, normale ou light... Bien... Ils sont forts, ces Américains... Que le fumeur soit libre de fumer une cigarette normale ou alors une cigarette light et ce avec la même cigarette, à la fois normale et light... Ils devraient faire la même chose avec les trains, je me suis dit plus tard, me disant ensuite que ça ne voulait rien dire, que je devenais idiot, que le monde me rendait idiot... Mais pourtant, ça continuait de me trotter dans la tête, faire la même chose avec les trains qu'avec les cigarettes à bout filtre rotatif... Oui... Et alors voyager normalement, ou alors light... Deux façons de s'écouler vers nulle part, l'une normale, l'autre light...

jeudi 21 novembre 2013

Tout ce cinéma... Alors qu'au fond, je m'en fous... Car au fond, je me fous de tout... Tout ça, c'est juste que j'ai envie de m'entendre, parfois, et je me parle, alors, à moi, surtout à moi, suis même — sans aucun sérieux rival mort ou vivant — la voix que je préfère entendre, qui me fait le mieux voyager et aussi le mieux rigoler, jusqu'à parfois me saouler, jusqu'à parfois la gueule de bois... J'invite alors un peu les muses, pour voir, pour boire... et même parfois elles viennent, boiteuses, toussantes, louchantes ou borgnes, tordues, déjà saoules, moustachues quand ce n'est pas barbues, pas du tout les gracieuses créatures dont je rêvais, mais tout de même elles viennent... Même si elles ne sont plus ce qu'elles étaient, elles ont gardé un certain charme, quand on sait apprécier les beautés périmées... Parce que ça vieillit, les muses, aussi... Ce n'est pas sérieux, allons... pas plus que la vie... pas moins non plus... je l'ai toujours su... dit... On a bien essayé de me faire croire que c'était sérieux, tout ça, la vie, l'amour, la mort, le travail, la famille, la patrie, la littérature, l'art, la philosophie, le foot, l'Histoire de France, la pédicure, le prix des choses et aussi le prix des gens, Dieu, tout ce qu'on voudra... Et pourquoi pas la sieste, alors?... Mais oui, c'est très sérieux, la sieste, certains s'y rendent même comme au bureau... Au bout d'un moment, c'est comme si je me réveillais, de tant de gravité, de tant de sérieux... Il n'y a que la souffrance... Ou l'absence de souffrance... J'ai mal aux dents, alors là oui ma vie est intense, n'est même que souffrance, tout est concentré là, je ne suis même plus que ça, souffrance, même si je souris pour faire diversion... Moi, chanceux, je n'ai jamais rien connu de pire comme douleur que la rage de dents, mais j'en ai eu, alors, des rages de dents, je pourrais en parler, ma vie n'est même qu'une suite de rages de dents pour violon à une seule corde, à un seul nerf suraigu... Et quand je n'ai pas mal aux dents, je me tricote des souffrances morales, nobles tant qu'à faire... Ah... les souffrances de l'âme... ça occupe bien... Jusqu'au moment où je me dis que la moindre rage de dents me balayerait tout ça, me foutrait même un sacré coup de pied au cul de ma souffrance de l'âme si noble... Qu'on me scie un bras jusqu'à l'os et même au delà, on verra si je conserve mes langueurs monotones... Le type qui est dehors l'estomac vide plein de crampes dans ce froid bien humide et qui ne passera peut-être pas l'hiver alors lui, oui, il sait, ce que c'est, la souffrance, que la vie n'est que souffrance et même une sacrée saloperie... Mais moi, le cul bien au chaud, tout bien propre et reposé et bien nourri, fumant ma clope avec un bon petit café, dans mon canapé, de quoi irais-je me plaindre et qu'est-ce que j'en sais, moi, de la souffrance... Et puis c'est peut-être une question de nature, aussi... Même à un enterrement, je finis toujours par rigoler, au moins sourire... (Même à l'enterrement de mon père...) Parce que ce n'est pas sérieux... Je finis toujours par repérer une trogne, ou un détail, comme un clin d'œil que me ferait le Diable pour me faire rigoler... Mon combat, si on peut parler de combat, il est là... je ne me laisserai pas avoir, que je me dis, mais peut-être bien qu'un jour je me dirai autre chose... Le rire emportera tout, toutes mes petites misères, toute ma bêtise, ainsi que toute celle du monde... On se plaint que la littérature est molle, qu'il n'y a plus rien qu'enculages de toutes petites mouches même plus à merde... Une bonne guerre mondiale, une bonne suée bien méphitique de choléra, de peste noire ou de grippe espagnole, une bonne boucherie planétaire avec des tripes à l'air bien fumantes, bien puantes, bien grouillantes et ils refleuriraient les génies sur toute cette pourriture, c'est certain... La beauté, la grande beauté lyrique, est à ce prix, peut-être... Il lui faut de la pestilence, des asticots... Est-ce vraiment souhaitable?... On devrait être content, alors, de vivre cette époque toute molle de chats d'appartement bien nourris, castrés, ou de chihuahuas — question de style, de sens que l'on donne à sa vie —... de guerres juste à la télé... La misère, la souffrance, c'est pour les autres... On lève une paupière, remue l'oreille, on se rendort... On rote son ragoût et sa bière entre deux scènes de massacre à la télé, d'horreur absolue qui a lieu là-bas, toujours là-bas... Dans la rue bien tranquille, un type est en train de crever, lentement, on passe, il fait partie du décor, il en faut un, au moins un, un exclu, un paria, un qui pue pour de bon, pour goûter pleinement l'intimité douillette qu'on cultive dans sa petite serre rien qu'à soi et trouiller suffisamment aussi pour rester ce qu'il faut dans le rang, jouer tant bien que mal les petites comédies pour survivre, rester à flot, demeurer dans sa bonne petite léthargie... Pas de bol, mon pote... Qu'est-ce que tu veux que j'y fasse?... On pourrait intervertir les rôles, là ce serait lui qui passerait, tranquille, pareil... Mais un jour, sa haine va exploser, il vaudra mieux alors ne pas se trouver là... C'est ça ou crever discrètement... Tout le monde n'a pas cette pudeur... Quand il y en aura cent, mille, dix mille, vraiment pouilleux, affamés, au bout de tout, là, bien méchants, vengeurs et il y aura de quoi, dans ma rue bien bourgeoise et pas seulement des zombies bien proprets venant, très sérieusement, en bas de chez moi, comme si leur vie en dépendait, dans ce tout nouveau bar à ongles, pédi-spa... (Après livres anciens, puis antiquités africaines, ça fait réfléchir... quand on voit que c'est à peu près la même clientèle... Vous êtes accueillis comme des émirs par des hôtesses sublimes en blouses roses, sans chaussettes, des travailleuses du pied on pourrait dire...) Et moi, alors... le crincrin d'une dent me réveille, dans la nuit... Putain de dent, je me dis, voilà, en avalant mon cachet et attendant qu'il fasse effet... et que ma vie n'est qu'une suite de rages de dents et que finalement les rages de dents ont toujours été les périodes les plus intenses de ma vie, parce que la rage... parce que la souffrance... Mais le rire... peut-être qu'un jour je n'en aurai plus la force, ou plus le goût... le mauvais goût... C'est facile, de dire qu'on s'en sortira toujours par le rire, quand le pire qu'on a connu c'était une banale rage de dents... Hier, je me suis fait engueuler, salement... Un personnage, qui s'est rebiffé, qui n'avait pas demandé à être là, dans mon œuvre, si on peut appeler ça une œuvre... n'avait pas apprécié, du coup, de s'y rencontrer et si vilainement... Pourtant je l'aimais bien, celui-là, lui réservais bien des aventures grotesques et édifiantes, avec bienveillance l'imaginais clopiner sur bien des trottoirs merdeux, de quoi au moins bien m'amuser et lui aussi je me disais, ça aurait pu l'amuser, mais non... Ce que tu as fait là!... Ce que tu as fait là!... l'œil soudain mauvais, me pointant même de son doigt gigantesque à presque me toucher le mien, d'œil, pas mauvais, comme s'il voulait me le crever et j'ai senti alors que ça couvait depuis longtemps, sous sa douceur, sa haine... et qu'il en serait toujours ainsi... et que c'était aussi du cinéma... (Un sacré cinéaste, lui, il faut reconnaître, et quand il va se décider à passer enfin en salle de montage, à coller bien comme il faut tous les bouts, ça va déménager et je prendrai mon billet, c'est sûr, et même dans les premiers, pour voir ça...) À chacun son cinéma... Alors, il n'y a plus rien, dans le mien... Une fiction sans personnages, sans rien, que moi, la voix, The Voice, avec ma dent... Si maintenant les personnages fuient les fictions... ont ce pouvoir... Merdre... Si on ne peut même plus se moquer un peu de ses copains ni en faire des héros impeccables, là en plus ou presque personne ne vient, entre nous... Je regarde dehors... Il pleut... Buée sur le carreau... Ça caille... Sale nuit, pour le pouilleux, dehors... Vais replonger sous ma couette, chaude, douillette, océan de plumes, Paradis évident... Il n'y a rien... Juste ma dent, ma douleur et moi, et le cachet, heureusement, qui commence à assourdir la petite musique déplaisante... Putain de dent... Appeler le dentiste, ou bien attendre que ça passe... C'est la question... Ça peut même être la question de toute une vie...

dimanche 17 novembre 2013

Pénurie... D'images. Après les raclures toutes sales de fonds de poches qui ne peuvent engendrer que de la merde que je m'empresse alors de refouler, de pousser d'un cran vers l'oubli, dans ce chiotte cybernétique parmi tant d'autres se déversant dans cette gigantesque fosse sceptique électronique — non... non non... je ne suis pas comme ça... il ne faut pas croire... pas tant cafouilleux, pas tant immature... même si quand même un peu... c'était juste un moment, quelques moments, à cause des images, surtout, si moches... — pas celle-là, les autres, avant, les raclures... — après les fonds de poches, donc, les fonds de tiroirs, les fonds de boîtes... Le laid n'engendre que le laid, de toute façon... Mais parfois, quand même, comme un miracle, une beauté à couper le souffle naît de parents affligés des pires difformités, tant physiques que mentales, je ne parle pas pour moi, dont les parents n'étaient pas difformes, il me semble, d'ailleurs je ne sais plus de quoi je parle, un souvenir presqu'effacé je crois, d'une jeune fille, il y a bien longtemps, il me semble, tellement gracieuse, avec des parents tellement tout le contraire, on imagine, plus proches de la bête — et pas de la bête du tout aimable ni encore moins gracieuse — que de l'humain... mais peut-être que ce n'était que dans un film, ou dans un livre, ou dans un rêve... on finit par tout mélanger... C'est comme ce type, cet artiste, il paraît, qui se donnait en spectacle en s'exposant à poil peint tout en rouge... (Pour cacher sa confusion?...) C'est parce qu'il s'est mis à faire froid, je n'ai plus d'images, les doigts engourdis, comme des peaux devant les yeux comme un lézard... introperdition plutôt qu'introspection... je prends alors ce qui vient, ce qui reste... (Ma lectrice va finir par se lasser, comme les autres, de toutes mes conneries...) Et les spectateurs, alors, ébahis... Ah!... Quel artiste!... Quelle performance!... Le zob et le cucul à l'air!... Tout peint en rouge!... C'était génial... Si t'avais vu... À poil, le type, complètement... et peint en rouge!... T'imagines?... En rouge!... Bon Dieu... Il fallait oser, quand même... Bientôt — ça a peut-être et même sans doute déjà eu lieu — un autre artiste va se pointer, peint lui tout en marron, sur la scène, et va poser sa pêche, comme ça, publiquement, en forçant bien, lune bien éclairée comme une diva a capella... Et la salle hystérique d'applaudir à tout rompre... Voilà, le spectacle vivant... l'art contemporain... et même peut-être la littérature, qui sait... ce qu'il ne faut surtout pas louper... pour pas crever ignorant tout de même... Oui oui, j'y étais... Ah... c'était formidable... si t'avais vu ça... et senti!... Tout y était!... La condition de l'homme... la divine comédie... rien moins... Dix fois que je revois le spectacle et je ne m'en lasse jamais... Mais ça remue, hein... pas pour les petites natures... Alors moi, à côté, ce n'est pas de l'art, évidemment, je n'ai pas cette prétention... Pas non plus une performance underground pour affranchis... Je ne suis pas peint en rouge, moi, même si ça m'est déjà arrivé, de me peindre en rouge... Mais là, non, pas besoin... C'était juste l'heure du bain... Car il y a une heure pour tout...

samedi 16 novembre 2013

Tant de laideur... Ça ne change pas... On se croit devenu enfin raffiné, planant dans les hauteurs, imperturbablement, royalement, aiglement, avec le sourire idiot du Bouddha, mais c'est toujours la même merde, le même blabla... toujours les mêmes conneries... C'est même peut-être encore pire en vieillissant... car en plus on devient moche... Non non... je n'ai rien appris... et rien ne m'a jamais servi de leçon... Cancre de la vie... Toujours au fond de la classe, près du radiateur et de la fenêtre, à penser à la fille du directeur, qui elle est toujours au premier rang, à sa petite culotte, vers les cabinets, qui n'était sans doute pas une cancre de la vie, elle, qui a dû réussir, elle, dans la vie... Comme elle était jolie... (Et vicieuse...) Toujours aussi con... Grande âme, mon cul... Toujours autant obsédé, seulement passé de jeune dégueulasse à vieux dégueulasse... Je ne suis bien finalement que dans mon lit... comme la mémé... Au moins il y fait chaud... j'y bande sans raison, juste d'aise, et les films souvent y sont bien... même si je serais bien incapable d'en raconter la moindre scène... Ils sont bien peut-être justement parce que je ne peux pas les raconter et qu'ils échappent à la laideur, donc, à ma laideur, à ma voix de fausset, qui n'a pas encore mué, qui ne muera même jamais, il faut se faire une raison, de cancre et à la fois premier de la classe, si ça se peut, c'est peut-être bien ça mon problème, d'ailleurs, on ne peut pas être les deux, et pourtant si... j'étais, je suis les deux... l'Alpha et l'Oméga de la Connerie... Grave et chaude, ma voix, elle m'avait dit... (Pas la fille du directeur, une autre, une autre fille de directeur, bien des années plus tard...) Elle n'avait pas l'oreille... Déraillante, ma voix, soudain, comme si les gonades n'étaient pas encore descendues... Pas de quoi être fier... Mais grave et chaude, j'aurais aimé, oui, faire vibrer la fille juste par les ondes, ça oui... quel pouvoir... agir sur les organes à distance... la tenir ainsi captive, mais consentante, ne demandant même que ça, ne pensant même qu'à ça, abandonnée, pantelante, gémissante, dans les bras puissants, poilus, odorants de ma voix, l'emplissant à l'unisson de l'organe magnifique, spectaculaire, à la chaleur vibrante, profonde de contrebasse de ma voix... Parle-moi... parle-moi... parle-moi... suppliait-elle, lascive, haletante, comme si je pouvais la faire jouir avec des mots... la pénétrer avec ma voix... c'en était presque indécent, comme ça, tellement impudique pour moi si délicat, même s'il n'y avait que nous, dans le salon de thé chinois façon pagode, au crépuscule, quelque part dans le ciel indigo la Croix du Sud que je n'ai jamais su voir... Quelques heures plus tard, ailleurs, montant d'un cran : domine-moi... viole-moi... Alors je fais semblant, jusqu'à un certain point... je descends dans les graves, dans mes cavernes... dans le bourdon hypnotique qui parfois d'ailleurs m'endort moi-même... jusqu'au moment où ça déraille... et je suis alors démasqué... j'en sursaute, comme moi-même libéré soudain de ma propre emprise... Immature... voilà... je suis... et là tout s'effondre... le château de cartes en Espagne... le mirage... je ne suis plus du tout l'homme qu'elle croyait... le beau mâle ténébreux monté comme un chêne ou bien marteau-pilon... tout juste un gland... un pauvre gland... fragile comme une brindille bientôt cassée par le vent... toujours petit garçon, renfermé, au fond de la classe, rêvassant, pas tant d'oiseaux et de nuages et fleurs sublimes que de la petite culotte à la fille du directeur, ce qu'il y avait dedans, comment elle sentait, le petit bateau ivre... et pourquoi elle ne m'a plus jamais regardé, après, moi qui voulais tellement l'emmener dans ma cabane, dans les bois, au bord de la rivière, même si je n'en avais pas, de cabane, mais j'en aurais arrangé une, juste pour elle... Et son père, là-haut, qui nous épiait...

vendredi 15 novembre 2013

Mais bientôt tout devient flou. S'obscurcit. Tout commence même à s'effacer. Déjà. J'écarquille les yeux, comme pour permettre à la lumière d'y pénétrer plus largement. M'ouvrant, m'offrant à la lumière pour qu'elle m'envahisse et peut-être me consume, m'anéantisse, mais me permette peut-être à un instant de retrouver avec précision le motif, le moment, la scène. En vain. Ça ne fait que s'éteindre plus vite, plus largement, la lumière du dedans, bien fragile, bien fluette, qui s'y noie. Ce besoin de retenir quelque chose, une image, un visage, une sensation, un moment, un rêve. Alors que les choses ne demeurent que quand on ne les retient pas, que quand on n'en veut pas — des débris, des déchets oubliés au fond des poches... Les retenir, ne serait-ce que vouloir les retenir les étouffe. À moins de les gauchir. D'en faire tout à fait autre chose... Je me revois, à l'aube, descendant d'un avion, la retrouvant, après tout ce temps, tous ces rêves, mais ne la retrouvant pas. Feignant ensuite de l'avoir retrouvée, alors que je ne l'avais pas retrouvée. Gommer la déconfiture sur mon visage fut alors le commencement d'autre chose. C'était une étrangère, là, debout, qui se tenait face à moi. Bien moins tentante. Bien moins bouleversante. Bien fade, banale, il faut le dire, à côté... Il a fallu que je mente, que je me mente, pour faire durer un peu l'histoire, mon petit roman pathétique. Que je la reconstruise. Que je fasse des petits arrangements, du bricolage sentimental avec ma scie, mon marteau, mes planchettes et mes clous... recoller des bouts de rêve dessus... hybrider le délicat et le vulgaire... projeter un peu de fantaisie sur qui en était totalement dépourvue... Repartir donc par un mensonge. Tant bien que mal. Pour mieux sans doute ensuite me retrouver seul, lessivé, démuni, vraiment au bout de ma nuit, alors que si j'avais vraiment été honnête, en descendant de l'avion, la retrouvant, ou plutôt ne la retrouvant pas, je me serais contenté de ma déconfiture et l'aurais vécue pleinement, piteusement, ou ironiquement, aurais sans doute repris un avion le jour même. Sauf que je n'étais pas venu pour une simple déconfiture, ni pour l'habituelle ironie tellement commode... Il me fallait de l'aventure, enfin... Et parfois, quand même, il faut être juste, des éclats revenaient, comme des traces dans le ciel d'astres éteints... Mais il n'y a rien à sauver. Rien à retenir. Ce que j'ai appris. Le peu que j'ai appris. Même si on le veut de toutes ses forces et se jette alors dans l'action entièrement, héroïquement, désespérément, avec tout ce qu'il reste de l'enfance... Il ne faut alors rien vouloir sauver, retenir. À moins d'en faire tout à fait autre chose... Tu peux t'en aller quand tu veux. Je ne te retiendrai pas. Je n'irai pas te chercher... Même si ça me fait de la peine... Même si ça me déchire le cœur... Voilà, ce qu'il faut dire, ce qu'il m'est arrivé de dire, même si c'est tout autant désastreux et même peut-être pire. Parce qu'on ne retient rien. Parce qu'on ne peut rien retenir. Ni encore moins personne.

jeudi 14 novembre 2013

Mais où l'avais-je déjà vue, cette sacrément jolie nénette? Je débarque un soir à Toulouse chez mon copain A, avec tout mon barda d'aïkidoka d'occasion qui vient de se prendre une raclée par des cadors et même par des vieux arthrosés et même par des filles énervées, dans un stage international, encore tout transpireux, crevant de chaud, fumant comme le trotteur après la course sur la piste gelée, les pieds et les coudes en sang, mais bien, épuisé, vidé, bon à foutre à la poubelle, tout vilain mais tellement tranquille, au fond, vaincu, ruiné à tout point de vue mais heureux, humilié même en public par le Grand Chef en personne, Sensei, mon Maître, car à mon âge je ne sais même pas encore m'habiller et il m'a appris, le Grand Chef, Sensei, mon Maître international, dans le vestiaire, après m'avoir vertement et publiquement rabroué — quel exemple abominable j'étais pour la jeunesse... — à nouer ma jupette, à moi, la tache, la honte, l'indécrottable, le tout mal fagoté, le vite cramoisi, suant et même saignant, le fumeur ceinture noire, à la pause, aux doigts tout jaunes comme Gabin, la tumeur de l'aïkido international, mais badin, ne craignant plus ni Dieu ni Maître fussent-il internationaux et c'est là que je la vois : une grande fille, brune, élégante, ligne parfaite, comme rayonnant un charme, bien plus vivante que le commun, réduisant même instantanément tous les humains autour à zombies, comme une fleur qui ferait se faner alentour d'un coup toutes les autres, dans la rue, en bas de chez mon copain A, poussant la porte du 24, en compagnie d'un grand type maigre et d'une petite fille, sa petite fille, une jeune maman donc. Je leur dis bonsoir, en bas, dans le hall, car je suis poli et aussi parce que, du coin de l'œil, je la trouve quand même assez jolie, intéressante, intrigante, je ne sais pas quoi, trouve alors un peu dommage, presque même un peu déchirant, de m'éloigner déjà, si vite, à peine aperçue, d'une si rayonnante créature. Ils sont lents, piétinants, comme indécis... Un couple, souvent, c'est lent, quand l'individu lui est vif comme le vent... Je monte alors lestement, en tête, les marches jusqu'à chez A. Je suis tellement content de le revoir. Plus de deux ans qu'on ne s'étaient pas vus... Lui a l'air un peu moins enthousiaste. Il semble un peu fatigué, il faut dire, le boulot, la vie de famille, deux morveux un peu terribles, et puis l'âge, on se fait vieux, mine de rien — et de plus en plus cons, il me dit et je suis bien d'accord avec lui et alors, philosophes, vieux copains enfin retrouvés, on rigole... Il se sent alors peut-être un peu envahi... Surtout que les autres aussi débarquent, juste derrière moi, la jolie brune, le grand type maigre, la petite fille... Ses amis, je me dis... La fille, réservée, se tient debout dans la cuisine, tandis que le grand type maigre, un peu artiste, visiblement, parle de choses culturelles, d'un spectacle épatant qu'il a vu, un type à poil qui s'était peint tout en rouge — pour cacher sa confusion? ai-je demandé... Une belle fille, vraiment, racée, délicate à la fois, je la regarde, je ne peux pas m'empêcher de la regarder, ses yeux, ses mains, ses épaules, ses hanches, la chair que je pressens, chaude, qui palpite... j'aimerais tant voir ses pieds, sans même parler du reste... Au bout d'un moment, je lui demande si on ne s'est pas déjà rencontrés, un vieux truc de dragueur pas fin, sauf que c'est vrai, que j'ai vraiment le sentiment de l'avoir déjà rencontrée et même de la connaître... Ils ne sont là que pour récupérer pour la soirée un des deux gamins de mon copain A, qui d'ailleurs n'a jamais vu la fille avant, ne connaît que le grand type maigre. Mais elle accepte, finalement, comme sur un coup de tête, de boire un verre de vin au salon... Je la regarde... Sans m'en rendre compte, sans même le vouloir, par peut-être une sorte d'instinct de mâle dominant, je ne rate pas une occasion de ridiculiser ou d'amoindrir, l'air de rien, le grand type maigre qui l'accompagne et qui ne me regarde jamais dans les yeux... Elle me regarde, elle aussi, je la sens parfois un peu troublée... À un moment, elle avoue qu'elle aussi m'a déjà vu quelque part, elle croit bien, oui oui, c'est étrange, ça la travaille elle aussi... Mais où?... On cherche... Où on a vécu, de quand à quand... (On me dira plus tard qu'elle a rougi plusieurs fois...) Elle me captive... C'est bon... C'est tellement rare, pour moi, d'être captivé comme ça... Le grand type maigre, on me dira plus tard, est un grand séducteur, un tombeur, colle même les photos de ses conquêtes dans un album comme le botaniste les belles plantes dans son herbier... Moi pas, pas pour un sou grand séducteur ni botaniste... Mais je suis quelques fois, très rarement, captivé et j'en prends parfois alors pour dix... vingt... trente ans à me décaptiver tout en n'y parvenant jamais complètement, pour dire je pense encore à une fille en CM2 avec qui j'avais fait touche pipi sous le préau vers les cabinets et ça me trouble toujours autant, me demandant encore lequel des deux avait pris les devants et je crois bien que c'était elle, qui avait la première descendu ma culotte et touché mon petit robinet, je me souviens encore de son regard à ce moment, debout, sous le préau, vers les cabinets, on s'était un peu frottés en respirant vite, les jambes un peu en coton, un peu aussi fait pipi sur les doigts, et si son père, le directeur de l'école, de son bureau, là-haut, derrière le carreau, nous avait observés, parce que je m'étais senti observé et qu'il m'avait regardé de travers, les jours suivants, son père, le directeur de l'école... Les pères, il faut dire, ne m'ont jamais tellement apprécié... Et après, elles m'abandonnent, c'est comme ça, n'ont plus même un regard, soit que je suis trop vicieux, je me dis, soit que je ne le suis pas suffisamment... Et puis un type sans avenir, aussi, peut-être même surtout, et donc sans lendemains... Ou bien c'est à cause des pères, peut-être, qui sont toujours là d'une façon ou d'une autre dans un coin à lorgner... Mais quelle fille... Ce n'est pas seulement qu'elle est jolie, élancée, gracieuse, c'est qu'elle est intense, que j'ai l'impression de la voir tout entière, de la sentir tout entière et qu'elle n'est là alors que pour moi... Je finis même par oublier complètement le grand type maigre... Il n'existe plus... Il n'y a que la grande fille brune... Elle a un joli grain de beauté... Des yeux scintillants avec une âme dedans, c'est tellement rare... Je la regarde... Elle me regarde... Il n'y a plus que nous... Dans un rêve, peut-être, je me dis... Puis ils s'en vont... Je l'embrasse, sur les joues, lentement, posant doucement mes mains sur ses épaules, on se sourit, suis sur le point de lui dire ce que m'avait dit jadis une autre créature de rêve : Au revoir?... Ou adieu?... Mais m'abstiens... Ne pas rejouer à perpétuité la même pièce désastreuse quand même... Plus tard, me brossant les dents dans la salle de bain avec mon copain A, j'aperçois ma face dans le miroir, que j'avais oubliée : une gueule de vieux... Ah... si j'avais seulement dix ans de moins... et quelques illusions encore... Mais j'y ai pensé toute la semaine, à la jolie nénette, en pointillés, c'est déjà ça, je me suis senti renaître, un moment, vivre, capable soudain de franchir de nouveau déserts et océans d'un bond... Mais où l'avais-je donc déjà vue?... Mystère... Je lui ai dit qu'un jour je lui ferais peut-être savoir, si ça me revenait... Comme elle sentait bon... Dans un rêve, je me dis, peut-être... Ou dans une autre vie... Tout ça est bien étrange..

lundi 4 novembre 2013

C'est toujours bon, de se réveiller avec la trique. (Je me suis dit ça toute la journée.) Même si sur le coup j'aurais préféré ne pas me réveiller. Parce que j'étais bien. Parce que je rêvais. Quel besoin de se réveiller, quand on est si bien. (Si c'était ça, la mort, je signerais aussitôt.) Mais avec la trique, je me suis réveillé, ce qui m'a rendu la rupture supportable. Le réveil soudain hurle. M'arrache sans ménagement à mon monde bien plus bandant que l'autre. Le film casse net dans la machine. Mais des images et du son, hors de la machine, semblent lutter encore un moment dans le noir pour exister. Et avec la trique. Comme un lien entre le rêve et la fade réalité qui s'infiltre. Le trait d'union. Je rêve. Je bande. Je suis vivant. Ce n'est pas rien. Un rêve drôlement bien. Je le retiens un peu. J'étais fou. Rien de plus normal. On me prenait en charge, comme on m'avait pris en charge à chaque étape de ma vie, m'emmenait, avec d'autres fous, dans un wagon à bestiaux. Dans une maison de fous j'imagine. Mais c'était bien. C'était dans le cours des choses, normal, tranquille, je n'avais à m'inquiéter de rien. On était dans le wagon à bestiaux, dans le train tacatac... tacataquetant, en rase campagne, la porte coulissante ouverte, vautrés dans la paille, comme des trimardeurs pendant la Grande Dépression. À un moment, je ne sais pas pourquoi, une impulsion, je décidais de m'évader. Une jeune femme que je n'avais jusque là pas remarquée me regardait alors avec de grands yeux étonnés. (Elle n'était pas folle. Je me demandais ce qu'elle faisait là.) D'un coup, je devenais son héros. Je lui faisais mes adieux, un peu timidement au début, puis la serrant fort dans mes bras. En fait, on se connaissait depuis longtemps, il semblait. Mais elle découvrait seulement maintenant ma vraie nature. Ma vraie nature de héros, de héros même lyrique, le type qui se fait la belle, ne se laisse pas conduire n'importe où comme ça dans un wagon à bestiaux. Elle m'embrassait alors sur la bouche. Un baiser un peu dur cependant. Comme si ses lèvres ne suivaient pas complètement son élan. Je me disais alors que j'étais bien trop vieux pour elle. Puis je me disais que ça n'avait aucune importance, considérant tous ces jeunes avachis dans le wagon à bestiaux, déjà vaincus, déjà si vieux, presque morts. On se retrouvera! je lui criais, sautant lestement du wagon. Et je m'enfuyais, la poitrine gonflée de joie. À moi la Liberté!... avec en prime la perspective, la certitude de la revoir un jour, la jolie nénette, ça suffisait pour remplir mon cœur juvénile à ras bord de bonheur... Un cœur bien rempli, une vie alors bien remplie... même si j'étais sans doute un peu trop vieux pour elle, continuais-je toujours un peu à me dire, me trouvant ensuite vieux jeu... Après toutes sortes d'aventures, quittant une place pour une autre, parcourant le monde, libre comme le vent, sans cesse pourchassé par des infirmiers psychiatriques en civil pas très finauds et sans cesse les égarant, de quoi alimenter plusieurs saisons d'une série télé fameuse entre kung fu et le fugitif, je la retrouvais, ou plutôt, je crois, c'est elle qui me retrouvait, des mois voire des années plus tard. C'était encore un peu la nuit, peu avant l'aube, dans une ville quelconque, au bord d'un fleuve lent et lourd, des centaines de colombes sales ou juste des pigeons sur la rive se battaient férocement jusqu'au sang pour saluer le jour. On se retrouvait enfin, se serrait émus l'un contre l'autre, mais je savais déjà ce qu'elle me dirait bientôt, les yeux brouillés de larmes, qu'elle voulait laisser encore une chance à Machin, même si c'était un vrai abruti qui l'ennuyait à mourir, c'était une longue, très longue histoire, une grande partie de sa vie, ça ne pouvait pas se terminer comme ça, sa vie de couple... Ce n'est pas grave, je lui disais, je comprends. (Et c'était vrai, ce n'était pas grave, je comprenais.) Quelle jolie fille, je me disais, quelle fille magnifique, quelle fille... la regardant s'éloigner puis disparaître sans doute pour toujours dans les premières lueurs de l'aube.

jeudi 31 octobre 2013

Il faudrait que je m'organise. J'ai tout mon temps, mais je ne trouve le temps de rien faire. Même lire : en un mois, je n'ai lu que 10 pages. (Dans les hauteurs, de Thomas Bernhard. Son chien pue. Mais la puanteur de son chien lui est indispensable. Va-t-il tuer son chien?...) Piètre lecteur. Piètre n'importe quoi. Bien court? m'a demandé la coiffeuse. Bien court, ai-je confirmé. Je suis ressorti avec cette gueule de militaire. Je ferais mieux de m'acheter une tondeuse. Imbécilement je me dis que la dixième coupe sera gratuite. Bien court, pour que ça dure plus longtemps. Une gueule de pauvre. Au dessus d'un évier de pauvre. (Ça y est, je suis pauvre, officiellement. Je me rends compte que c'est mieux que de craindre d'être pauvre. On y pense moins, quand on l'est, on s'habitue. Il y a même des avantages : on ne pense plus à consommer, mais à survivre, le mieux qu'on peut. Et puis il y a pauvre et pauvre...) Je blanchis. Mais surtout à droite. À gauche, pas trop, je suis encore un peu jeune, à gauche. Mais à droite, on dirait qu'on m'a décoloré. Je me regarde trop dans le miroir au dessus de l'évier peut-être et la lumière m'use alors surtout à droite. Ma gueule. Il n'y a que ma gueule, finalement, qui m'intéresse. Depuis deux ans je me croyais condamné, à cause du sang, du mauvais sang, celui de mon père, celui de mes ancêtres, le mien aussi, un mauvais sang. Les médecins vous mettent des idées dans la tête. Vous n'allez pas bien. Même si vous ne la savez pas. Même si vous ne le sentez pas. Le sang le dit. J'avais fini par renoncer à aller mieux, constatant que tout ce que j'avais fait pour aller mieux, toutes mes bonnes intentions, ne m'avaient entraîné que vers le pire. M'étais même remis à manger du saucisson. Quitte à dépérir, autant le faire avec goût. Résultat : mon sang est redevenu très bien. Un cœur de sportif, on me dit même. 56 battements par minutes. Quelle plaisanterie. Parce que je m'appauvris, je me dis, globalement je mange moins. Je perds mon gras. Un kilo par an en moins. Bientôt je retrouverai mon poids de 30 ans, puis celui de 20, puis celui de 10... Mais comme les journées passent vite. Je n'ai rien le temps de faire. Aujourd'hui, j'ai couru après mes maigres sous, puis la paperasse, j'ai recousu deux boutons de ma veste en cuir, sans me piquer les doigts, j'ai lu deux pages d'un livre. Et le soir déjà tombe. Je me dis qu'il serait temps de m'organiser. J'ai tout mon temps. Il me faudrait découper mon temps. Commencer dès le petit déjeuner par une heure ou deux de musique, histoire de se vider, même si on est déjà vide, surtout si on est déjà vide. Une heure ou deux dehors ensuite à juste baguenauder. Une heure ou deux ensuite à écrire n'importe quoi, ce qui vient, tirer le fil. Une heure ou deux à faire la sieste. Une heure ou deux à écouter de la musique ou regarder un film ou lire un livre, en buvant du thé. Une heure ou deux à faire la cuisine et l'engloutir. Puis le néant douillet du soir. Un film ou deux, ou trois... une lampée ou deux, ou trois de whisky... J'ai parfois l'impression de m'anéantir dans le cinéma. Il est peut-être là le problème : je passe parfois 7 ou 8 heures par jour à regarder des films. Pas que des chefs-d'œuvre. Plein de grosses merdes aussi. Parce que j'aime bien, les grosses merdes, aussi, m'abrutir pour de bon. Parce qu'il y a une sorte de bonheur, à s'abrutir, à se vautrer dans la médiocrité, voire la nullité, pour moi en tout cas, ma façon peut-être de faire partie de l'humanité, à ne plus rien penser finalement, ni ressentir, à se couler dans la masse de merde, à disparaître même dedans, à être un gros con finalement comme un autre. Parce qu'autrement je ne suis pas un gros con comme un autre? Bonne question. Peu importe. Comme gros con, en tout cas, je n'ai plus besoin depuis longtemps de me mesurer à tel ou tel gros con pour évaluer mon degré de connerie. La différence, si différence il y a, c'est que je décide sciemment de m'y vautrer, un certain temps plus ou moins long, en solitaire, peut-être juste pour m'oublier, pour être en vacance de moi. Pour aussi me baigner dans l'air du temps, je me dis, communier avec mes semblables, faire ainsi partie de l'humanité, dans la masse d'abrutis. Mais peut-être que quand j'en sors, de ce bain, ruisselant de connerie semblable, je n'en suis pas moins un gros con, je me dis et même peut-être un pire gros con. Parce que j'en vois beaucoup, des gros cons, autour de moi, pas juste à la télé ou sur internet. Comment moi serais-je différent? Je regarde tout ça comme un immense cirque, un entremêlement de milliards de fictions toutes très semblables finalement et pathétiques, la mienne y comprise, mais je me laisse parfois attendrir, par la mienne y comprise. Pauvres humains... Les gens m'ennuient, férocement. Je n'accepte de communier avec eux qu'en solitaire. Mais tout ça importe tellement peu. Mon problème : il faudrait que je m'organise. Je n'ai jamais su m'organiser. La musique, ça me manque tellement. À une époque, je ne passais pas une journée sans avoir soufflé une heure ou deux voire trois dans mon saxophone ou ma clarinette — plus ou moins gros sifflets — et je crois que globalement ma vie était bien plus satisfaisante. Je n'avais pas de télé, à l'époque, pas de cinémathèque, je n'avais pas non plus d'internet, il n'y avait que la musique... Chaque jour avait son air... Je soufflais, sifflais des volutes de Lester Young, des bribes de Coltrane, de Parker, des bizarreries monkiennes et même des airs à moi, surtout des airs à moi... Il n'y avait que le Son... la vibration de l'anche... Un monde sans paroles, le meilleur des mondes, comme le cinéma avant qu'il se mette à parler... Un copain m'a dit, il y a quelques semaines : Je vais me mettre à la cigarette électronique, pour arrêter de fumer... Et j'ai répliqué, du tac au tac, que moi j'allais me mettre à la vie électronique, pour arrêter de vivre... Je me rends compte alors que ça fait tellement longtemps que je me vautre là-dedans, du matin au soir... un gouffre... que ça n'est pas innocent... que ça ne peut pas être innocent... que c'est un puissant, très puissant anesthésiant, annihilant... — mais n'est-ce pas nous perdre, disparaître, que nous cherchons?... — que je me suis laissé engluer, absorber dans cette toile électronique qu'un simple orage magnétique un jour grillera, anéantira et moi, ce qu'il en restera, avec... que peut-être même je suis mort depuis déjà longtemps... et qu'alors ici, nulle part, je ne suis peut-être bien qu'un vague écho de qui je fus, ou de qui je crus être, une suite éphémère, banale, de uns et de zéros...

dimanche 27 octobre 2013

Je ne comprends pas. Je me lève, me dirige sans nerf les yeux crotteux vers la cuisine pour y préparer et prendre mon petit déjeuner, c'est là que je vois cette flaque. Catastrophé je regarde vite au plafond, en inspecte chaque centimètre carré, croyant être une nouvelle fois inondé par le voisin du dessus, mon gros lourdaud de voisin du dessus qui m'avait une fois déjà amené le déluge, il pleuvait littéralement chez moi des seaux et le plâtre s'effondrait par plaques, qui m'a réveillé prématurément ce matin vers les onze heures en traînant son mobilier de long en large et en faisant tout trembler à chacun de ses pas. Mais le plafond est sec, je monte même sur le fauteuil pour m'en assurer tactilement. Il déménage bientôt, m'a-t-il informé, l'autre jour, venant sonner à ma porte, me présentant par la même occasion sa compagne, que je n'avais jamais vue mais dont je connaissais le pas lourd et les cris porcins quand le sommier se met à couiner frénétiquement, heureusement ça ne dure jamais très longtemps et lui aussi il crie, alors, je n'ai jamais compris qu'on puisse crier comme ça aussi fort, je me dis que peut-être elle crie parce qu'il crie et vice versa, pour ne pas être en reste, ne pas vexer, montrer à l'autre qu'on est dans le même moment d'extase, parfaitement synchrone dans l'orgasme, à hurler, en harmonie, en communion, parce qu'ils s'aiment, parce que c'est beau, l'amour, surtout quand on jouit à l'unisson comme une seule bête, ou alors il lui met tout un bras, peut-être, et vice versa. Une blonde, assez fade, molle, comme lui, et lourde, avec un peu de ventre, comme lui, le regard bovin, un peu, comme lui. Enchanté, ai-je dit, hypocritement, prenant aussi une mine vaguement désolée — pas trop en faire non plus, ça ferait louche — en apprenant leur départ, soupirant ensuite de soulagement une fois la porte refermée. Mais sur quoi vais-je tomber ensuite?... L'inquiétude, quand même, car j'en ai connu, des lourdauds, des envahisseurs... Mais cette flaque... Je me retrouve devant, je regarde au plafond : rien... La fenêtre était fermée et de toute façon il n'a pas plu... Je ne comprends pas... Je l'enjambe, pour aller à la cuisine, pendant une bonne heure m'interroge... Cette flaque... Il doit y avoir une explication... De la condensation?... Je reviens vers la flaque, avec mon bol de thé et ma cigarette, reste longtemps à la regarder en me grattant la tête sous la tignasse... Une femme fontaine?... Après ma douche, je reviens vers la flaque... Je ne passerai pas la serpillère avant d'avoir percé ce mystère... En y songeant, ce n'est pas la première fois que je me retrouve confronté à ce phénomène de flaque spontanée... On passe la serpillère, on n'y pense plus, on oublie, c'est comme pour tout... Mais là, je reste planté devant... J'ai besoin de savoir... Une manifestation ectoplasmique?...

lundi 14 octobre 2013

Je pourrais passer ma vie dans les films de Bergman. Voyageant d'un film l'autre. Surtout quand je suis malade, momentanément au bout du rouleau, emmitouflé dans ma vieille couverture pleine de trous. Comme Ingrid Thulin, dans le silence. Par deux fois elle verra passer la charrette fantôme. (La troisième fois, ce sera un nain.) Esther est malheureuse. Elle boit beaucoup. Elle fume beaucoup. Elle est malade. Croit qu'elle va mourir. Elle est seule, terriblement seule. Parfois elle se masturbe, mais sans plaisir. Anna est sensuelle, fait l'amour aussi souvent qu'elle le peut, avec des étrangers, là où ça la prend. N'en est pas moins désespérée. Elle en veut à sa sœur. Se sent méprisée par son intellectuelle frigide de sœur, sans cesse observée, jugée. Se venge. Depuis toujours. (Le père avait sans doute sa préférée.) Et Johann, le gamin, entre sa mère torride et sa tante mourante. (Johann, c'est peut-être bien Bergman, le fils du pasteur.) Il erre dans les couloirs de l'hôtel, découvre le monde. Ce monde étrange où personne ne parle sa langue. Il lave le dos de sa mère, quand elle est dans son bain, lui caresse la peau, lui embrasse les épaules et la nuque, fait la sieste avec sa mère toute nue, regarde les pieds de sa mère, les seins de sa mère, se plonge dans les jupes de sa mère dès qu'il en a l'occasion pour s'étourdir de son parfum. Sa tante, traductrice, lui apprend des mots. Il est peut-être plus souvent avec elle qu'avec sa mère nymphomane. Mais elle n'a pas le droit de le câliner comme sa mère. Ses regards sont doux et tristes. Il l'aime autrement. Tout ça est très étrange, pour lui. Les femmes... Il ne juge pas. Il ne comprend d'ailleurs rien. (Et moi d'ailleurs non plus je ne comprends rien.) Juste des émotions. Il faut naviguer avec précaution parmi les fantômes et les souvenirs... dit Esther, vers la fin, tandis qu'elle agonise. Le silence de qui? ou de quoi? je me demande à la fin. On entend à plusieurs moments le tictac d'une montre, entêtant, peut-être la montre sans aiguilles des fraises sauvages... Le silence... Âme, prononce le gamin à la fois dans la langue mystérieuse et traduit dans sa langue, dans le train qui l'éloigne avec sa mère de sa tante laissée seule dans la chambre d'hôtel de ce pays étranger, lisant la lettre qu'elle lui a écrite, les quelques mots promis dans cette langue mystérieuse. Il continue de lire mais on n'entend plus rien, car sa mère à ouvert la vitre du train pour se rafraîchir, fouettée par la pluie, les yeux fermés, car elle brûle.
Ah... Bibi Andersson... Les fraises sauvages... — Comme dans le septième sceau, c'est elle qui cueille les fraises sauvages... — Et Max Von Sydow, il est toujours chevalier?... — Non non... il est devenu pompiste... à peine plus qu'un figurant... — Un chevalier des temps modernes?... — Peut-être bien... — Mais il y a toujours les fraises sauvages... et Bibi qui cueille les fraises sauvages... — Oui... et Victor Sjöström qui se souvient... — De Bibi?... — Oui, de Bibi... Ce sont un peu ses madeleines, les fraises sauvages... La Mort approche, se précise... Il fait alors le bilan, son examen de conscience et d'inconscience... — Et alors?... — Une vie de merde... — Le même Sjöström qui a fait la charrette fantôme et le vent?... — Oui, le même... D'ailleurs, on pourrait mettre en parallèle les deux personnages qu'il joue dans la charrette fantôme et les fraises sauvages... Attends que mon âme soit arrivée à maturité pour venir la cueillir... — Un peu comme les fraises sauvages... — Oui... — Et les fraises sauvages, c'est quoi?... — La jeunesse... L'insouciance... Les regrets... — Elle ne l'aimait pas, Bibi, quand ils étaient jeunes... — Non, elle préfèrait son frère... — C'est son drame... — Ce ne serait pas celui-ci, ce serait peut-être un autre... Cette histoire de montre sans aiguilles, aussi... dans son rêve... — Celle de son père... — Oui, il me semble... — Il a raté sa vie... — Au contraire, il l'a réussie... Mais ça ne pèse rien, par rapport aux fraises sauvages et à la montre sans aiguilles... avec le regard — sévère — du père, peut-être... qui l'avait déjà jugé... avait peut-être aussi préféré son frère... — Ah... s'il avait eu Bibi... — S'il avait eu Bibi, il lui aurait sans doute pourri la vie... — Mais peut-être pas... — Peut-être pas... On ne saura jamais... Dans sa rêverie, elle lui tend un miroir : Regarde-toi... Il ne veut pas... Il a peur de se voir... De voir ce qu'il sait mais se cache à lui-même, qu'il n'est pas le type bien, aimable et désirable qu'il croyait et mettait en scène jusque dans ses souvenirs, mais un monstre de froideur et d'égoïsme... — Et la charrette fantôme vient le chercher à la fin?... — Non... il est juste dans son lit, tout seul, un vieillard, avec ses souvenirs, ses regrets, sa tête de con, sa vie de merde... Et c'est alors qu'on se met peut-être enfin à l'aimer, dans cette sorte de déchéance ordinaire... On a pitié...

samedi 12 octobre 2013

Ah... Max Von Sydow... Bengt Ekerot... Le septième sceau... — Antonious Block joue aux échecs contre la Mort... — Le chevalier revenu des croisades, le cœur et l'âme vides, anéanti... — Oui... — Le septième sceau, c'est la Mort?... — Non non... La Mort, la pourriture, la pestilence, sur son cheval verdâtre — blême disent certains — arrive à l'ouverture du quatrième sceau... Le septième, c'est les trompettes, les sept anges trompettistes... — Dieu, en plus d'être un fumeur de havanes, serait donc mélomane?... — Ne t'attends quand même pas à entendre Chet Baker ou Miles Davis ou Tony Fruscella... Ce sont les trompettes de sa colère... rien que des calamités de plus en plus abominables... L'Horreur... — Il est en colère... — Oui... et même depuis le début... car tout est planifié... Si ton nom n'est pas inscrit dans le Livre de Vie, dès le début, tu vas salement déguster... Et s'il est inscrit dans le Livre, tu risques de souffrir encore plus, en attendant le Jugement... — Alors pourquoi toutes ces misères si, depuis le début, il sait déjà tout... — Pour s'occuper, j'imagine... — Fumer ne lui suffit pas... — Il faut croire que non... — Et le chevalier Antonious Block, c'est le Cavalier Blanc du premier sceau? Celui qui part en Croisade?... — Un cavalier blanc de seconde classe peut-être... — Et il joue aux échecs avec la Mort... — Oui... — Parce qu'elle joue aux échecs, la Mort... — Oui, elle est même imbattable... — Comme les ordinateurs... — Oui, comme les ordinateurs... — Les échecs seraient donc un jeu de Mort... — Oui, peut-être bien... — Et il le sait, que la Mort est imbattable?... — Oui, je crois qu'il le sait, que même avec les noirs, elle est imbattable... — Pourquoi alors lui propose-t-il une partie en insinuant qu'il pourrait la battre?... — Pour avoir un sursis, au début... Pour aussi lui faire croire, à la Mort, qu'il est vaniteux... La mettre sur une fausse piste... — Et il y arrive?... — Oui, il y arrive, je crois... — Et il a toujours son épée... — Oui... — Et toi tu n'essayerais pas aussi de faire croire à la Mort que tu t'entraînes au sabre et que tu l'attends au bord du gouffre, alors que tu es ailleurs et ne dégaineras jamais?... — Qui sait... — Tu cherches à l'embrouiller... — Qui sait... — En tout cas, Antonious Block, lui, y arrive, à l'embrouiller... — Oui... — Dans quel but?... — Il est joueur... Les échecs ne sont pas le but, mais le moyen... Il est très curieux aussi, veut savoir ce que sait la Mort... — Et que sait-elle la Mort?... — Rien... Absolument rien... — Elle est juste imbattable aux échecs... comme un ordinateur... — Oui... Et quand il sait enfin vraiment qu'il n'y a rien à savoir, il se met à jouer un autre jeu... — Tromper la Mort... — Oui... L'embrouiller... Lui faire croire qu'on s'intéresse vraiment aux échecs et qu'on veut gagner et sauver sa peau alors qu'on est tout entier absorbé à sauver autre chose... — La face?... — Non non... La grâce simple... la poésie vivante... l'enfance cul nu... — Oui... Elle est belle, cette scène, quand ils mangent des fraises sauvages... Et Bibi Andersson... quelle belle fille... saine... radieuse... — Oui, il y a toujours des filles magnifiques, chez Bergman, il ne pensait qu'à ça... — Et l'acteur visionnaire, acrobate, musicien et poète, à la fin, qui voit sur la colline la farandole menée par la Mort, avec le chevalier juste derrière la Mort et en fin de cortège le musicien avec son luth... — Oui, sauf que le musicien n'y est pas, dans la farandole, puisqu'il a réussi à s'enfuir et que c'est lui qui voit et raconte... — Alors, il nous ment... — Non... Ou alors oui... Peu importe... Il y est, tout en n'y étant pas...

jeudi 10 octobre 2013

Parce que la Mort rôde... — Verdâtre, avec sa faux... — On croit qu'elle vient d'un coup... Mais elle rôdait depuis un bon moment déjà... On croyait que ce n'était qu'une idée, qu'on pouvait la chasser comme une simple idée noire, ou plutôt une simple idée verdâtre... — La remplaçant par une autre idée?... — Peut-être... Mais elle était toujours là... Elle a d'ailleurs peut-être toujours été là, dès la naissance, assise dans un coin dans la salle d'accouchement, ou juste derrière soi, bientôt, à flairer vos cheveux... Alors on croit pouvoir la chasser comme une idée, la remplaçant par une autre idée, mais elle est toujours là... Elle fait partie de la famille, on ne la chasse pas comme ça... Même chassée, même reniée, refoulée, scotomisée, tout ce qu'on voudra, de toute façon, elle sera toujours là, dans un coin... — Tu pensais, à un moment, que c'était toi, peut-être, qui l'avais rendue malade à ce point, que c'était peut-être à cause de toi, que tu faisais se faner les jolies fleurs, que c'était peut-être même toi qui l'avais poussée au suicide, la jeune fille et la mort... Un soir de fin d'automne, en regardant ta fenêtre, tu avais senti la Mort près d'elle... Peut-être six mois plus tard, au printemps, elle t'avait dit qu'elle avait essayé de se suicider six mois auparavant... — Oui... Un appel au secours, elle avait dit, comme tout le monde dit, comme on dit à la télé, dans les magazines, dans les mauvais romans... Pas grand chose, elle avait dit, presque en riant, un acte désespéré, mais elle ne voulait pas vraiment en finir, elle avait dit... Qu'on la remarque, surtout, qu'on s'occupe d'elle, en baissant les yeux, elle avait dit... — Peut-être alors qu'elle t'appelait... — Peut-être... — Et quelque part, tu l'as entendue... — Peut-être... Ou alors c'était une coïncidence... J'ai pensé et même senti qu'elle se suicidait alors qu'elle se suicidait... — Et tu ne l'as pas rappelée... — Je n'avais plus son numéro... Elle m'avait une fois de plus banni de sa vie... — Tu as peut-être l'oreille, pour la Mort... — Peut-être... — C'est peut-être même toi, le Verdâtre... — On est peut-être tous le Verdâtre de quelqu'un... — Et toi, tu la chasses, la Mort, comme une idée?... — Non... Moi je l'attends, avec mon sabre... Je m'entraîne... Et puis ce n'est pas qu'une idée... Je la sens, parfois, dans la nuit... Je meurs un peu, dans la nuit, souvent, je frôle la Mort, ou alors c'est elle qui me frôle... Elle me serre le cœur, parfois, pour voir ce que ça fait, quel genre de client je suis... Elle s'entraîne, elle aussi, se prépare... Je suis même mort déjà tant de fois... Comme des répétitions, avant la première, ou plutôt avant la dernière... — Sabre contre faux... — Oui... On verra bien... — Tu te prépares... — Oui... Comme le père qui avait fait la vaisselle et ses besoins et sa toilette avant d'aller finalement se recoucher... Comme le pépé qui était remonté traviolant de l'hôpital avec un couteau dans son poing... — Parce que la Mort se précise... — Oui... Quelques mois... Quelques années... Je ne sais pas trop... — Voilà pourquoi tu es devenu tant bavard... — Oui, peut-être... À un moment, on se prépare vraiment... — Tu mets de l'ordre dans tes affaires... Tu t'entraînes aussi au sabre... — Oui, peut-être bien... — Depuis quand?... — Depuis toujours peut-être... Mais la mort de Mouchette peut-être a déclenché quelque chose... — Que de peut-être... — Je me souviens, elle s'est redressée brusquement sur ses pattes, quand on lui a fait la première piqûre... alors qu'elle était paralysée... — L'instinct de vie... — Oui... — Elle nous manque... — Oh oui... — Mais ne pas hâter sa fin... — Certainement pas... — Chaque souffle compte... — Oui... — Et tu crois que tu vas vaincre, avec ton sabre?... — Quelle importance... Seul le geste compte... Seul le geste comptera... Dégainer, couper, il n'y a que ça... Le son de lame qui fend l'air... le petit vent...

mercredi 9 octobre 2013

Ah... John Wayne... Gail Russell... angel and the badman... — Pas aussi bien que le souvenir qu'on en avait... — C'est vrai... Mais quand même, le charme de Gail Russell... le charme de John Wayne... la mélancolie... — Oui... Pas si mal et même plutôt bien quand on y repense... C'est un film plutôt moyen sur le coup mais qui se bonifie en y repensant... Je pense souvent à angel and the badman et pourtant quand je le revois je trouve toujours ça assez moyen... — C'est étrange... On le regarde pour pouvoir s'en souvenir... — C'est le charme, qui n'opère vraiment qu'une fois que le rideau est refermé... Sur le coup, pas grand chose... Puis... — Ça s'insinue... — Oui... Comme ils se regardent... — Je te sens soudain triste... — On dirait le Paradis... elle m'a alors dit... — La fille du gouverneur?... — Non non... La fille du prisonnier... — Ah... la fille du prisonnier... — Oui... — On n'ose pas tellement en parler... — C'est vrai... C'est délicat... Mais quelle belle sieste c'était... — Oui, c'est délicat... Tu saccagerais tout, si tu te mettais à en parler, tu voudrais parler de tout, ça deviendrait vite odieux... — Oui, même si tout a déjà été saccagé... Mais quelle jolie fille... Exactement dans la même position que John Wayne et Gail Russell sur la photo... Sauf qu'on était tout nus... — Non non... là c'était au milieu de le première nuit, à la bougie, quand elle t'avait dit que si elle avait su dessiner elle t'aurait dessiné... — Je sais bien... C'était pour l'image... En fait, elle était juste couchée à plat ventre sur moi, pendant la sieste, quand elle a parlé de Paradis... Il faisait chaud, on sommeillait... — Oui... Et tu lui as dit quoi alors?... — Ben ouais, je lui ai dit... — Mais ça a vite dégénéré, le Paradis... — Oui... — En même temps, c'était toujours le bordel... — C'est vrai... — Mais on était bien, parfois... — Oui... sacrément bien... parfois... — La fille du prisonnier, c'était quelqu'un... Et avec le fils du gendarme, ça avait de l'allure... — C'est vrai... Une sacrée fille... La plus drôle et la plus désespérée... La plus dangereuse aussi... Peut-être la plus proche... Et quelle voix... — Elle était bien jeunette... Tu y penses souvent... — Parfois, quand même... — Et à la fin, elle lui prend son pistolet... — Oui, ça fait un drôle d'effet... Elle le garde longtemps dans sa main... Puis elle le jette dans la poussière... Ils partent alors sur le chariot des quakers... — Parce que c'est la fille du quaker... — Oui... — Et il n'est plus le badman, alors... Il n'a plus son pistolet... — Non, il ne l'a plus... — Un cow-boy sans son pistolet... Ça laisse un drôle de goût, la fin... — Oui, il n'est plus le badman... — Partira-t-il encore à l'aventure?... Chevauchera-t-il encore libre comme le vent?... — Ça m'étonnerait... — Si encore elle lui avait laissé son pistolet... — Bien tendrement, elle a posé sa main dessus, en le regardant dans les yeux, l'a tenu longtemps dans sa main... puis l'a jeté dans la poussière... — Un happy end... — Oui, un happy end... Dust to dust... en commençant par le pistolet...

lundi 7 octobre 2013

Alors, tu avais cette tête-là, quand tu es arrivé chez les curés... — Il faut croire... — Et la blouse bleu marine en nylon alors?... Et le sous-pull?... — Effectivement... La blouse, ça devait être avant, à la campagne... Et le sous-pull après... Là c'était mon pull fétiche, à rayures rouges et bleues, avec une fermeture éclair, que ma mère m'avait tricoté, que je portais aussi quand j'allais dans les bois... Et puis là, sur la photo, c'était plutôt l'hiver, pas comme le premier jour quand je suis arrivé... — Et les platanes, alors?... — C'est vrai, il n'y en avait pas, quand on allait au réfectoire... C'était pour les besoins de la fiction, l'image, le son... Cette école, en fait, manquait cruellement de platanes... Goudron et béton, c'était... quelques résineux aussi, soyons justes... — En fait, tu nous embrouilles... — Non non... C'était bien comme j'ai dit... Le mouchoir propre tout bien repassé dans la poche... La chapelle... L'Archange St Michel... La salle d'étude... Les curés en blouses grises... Le vautour... La bonne sœur... Les pupitres... Le goûter... Le néon... Le hachis parmentier... Tout... Le mur en était crépi, de hachis parmentier, tellement c'était à dégueuler... On ouvrait la fenêtre, quand le curé ne regardait pas... On se nourrissait essentiellement de pain avec dessus de la sauce vinaigrette, la seule denrée à peu près comestible... — Et les curés, je suis sûr qu'ils n'étaient pas si terribles... Le directeur, par exemple... — C'est vrai, le directeur, il ne lançait pas son trousseau de clés, ni ne tapait avec sa règle sur les doigts, ça c'était un autre, et même deux autres... Lui, il était juste dépressif peut-être, pas causant, ce qui lui donnait cet air méprisant, renfermé, sinistre... Il n'avait pas de blouse grise, lui, mais un costume gris, avec la croix sur le revers, un sous-pull dessous bleu ciel souvent... Pour être honnête, il y en avait même des biens, des curés, un vieux par exemple, prof de latin, à moitié sénile et sourd comme un pot... Comme on a pu se foutre de sa gueule... Et moi j'aimais bien le Catcheur, même s'il était dangereux, il était franc, au moins, droit... Lui aussi m'aimait bien d'ailleurs... Il était prof d'allemand, ma meilleure note au bac... Herr Frei, il m'appelait... Monsieur Libre... On m'appelait alors Frei, en ce temps-là, à l'internat, même si je ne l'étais pas tellement... — Et tu n'étais pas un ange... — Non, je n'étais pas un ange... Mais ça ne m'empêchait pas de sangloter sous mon drap, le soir, dans mon lit, au début... — Et puis tu as fait pas mal de conneries, aussi, les 400 coups... — Oh... pas tant que ça... je craignais quand même les conséquences... — Tu faisais le mur... Tu fumais en cachette... Une fois, tu as même razzié avec tes compères un camion... — Oui oui... des cagettes de fraises surtout... et de cerises... rien de bien méchant... Eux y sont retournés, dans la nuit, pas rassasiés ou juste pour le sport, reprendre des cagettes dans le camion, sont revenus aussi avec quelques autoradios, d'autres babioles... Au retour, le Catcheur, qui avait repéré le manège, les attendait à la porte... Et moi, leur chuchotant, derrière la porte de l'issue de secours, celle qu'on prenait pour faire le mur, par l'escalier métallique en colimaçon, que le Catcheur, qui avait déjà les noms — il lui avait suffit de regarder quels lits étaient vides — avait interdit qu'on leur ouvre : Balancez les cagettes!... Balancez tout!... Ils rigolaient, au début, ils ne comprenaient pas... Ils avaient été donc ensuite obligés de faire le tour, mais heureusement les mains vides et le Catcheur les avait accueillis comme il se devait, avec quelques clés et quelques beignes... — Et tu étais malin... Tu avais de l'instinct... Tu ne te faisais jamais attraper... Ton air innocent... — C'est vrai... Ils ne m'ont jamais coincé... Juste une fois, quelques mois plus tard, embarqué par les policiers dans le panier à salade qui étaient même venus nous cueillir à l'école en plein cours, devant tous les autres gamins, externes ou demi-pensionnaires bien proprets, qui devaient nous prendre pour une espèce à part, renfermée, inquiétante, d'orphelins, avec nos airs farouches ou misérables... Le Catcheur, qui les accompagnait, lisant sa liste — on n'a jamais su qui nous avait dénoncés — avait donné à chacun une gifle derrière la tête au fur et à mesure qu'on sortait de la classe, la tête basse, à moi bien plus forte qu'aux autres et j'avais été propulsé violemment contre un radiateur...  Parce qu'il m'estimait tellement... En garde-à-vue, au commissariat, tout l'après-midi, à 13 ans...  Mais j'étais innocent... le seul à être sorti libre, lavé de tout soupçon, moi qui avais su me contenter de quelques fraises... À mon retour, le soir, le Catcheur était venu me voir, honteux, un géant, une brute épaisse de ring, avec son nez tout rond de moine, sa tonsure luisante, rongé par le remords, dans sa blouse grise de curé, m'avait demandé pardon en me tendant la main... Il s'en voulait tellement... Je n'aurais jamais dû douter de vous, Herr Frei... (Parce qu'on se vouvoyait...) Je l'aurais serré dans mes bras... — Tu ne lui en as jamais voulu?... — Jamais... — Même pas quand il t'a balancé contre le radiateur?... — Même pas... — Et le week-end, quand tu rentrais, tu retournais vite dans les bois... — Oui, dans les bois, pour aller fumer, faire des cabanes, sentir la rosée sur mes mollets quand je marchais dans les herbes, les oiseaux dans les sous-bois, le chuchotement de la rivière... je revivais... — Et tu n'étais pas devenu si mauvais, à l'école... — Au début, si... Puis j'ai remonté la pente... Au moins pour ne pas redoubler, ne pas passer là-bas une ou plusieurs années de plus... Je ne m'y sentais quand même pas très à mon aise... Beaucoup de promiscuité... Et puis c'était une école pour les gosses de riches... les bourgeois de Haute-Savoie... et moi j'étais plutôt un bouseux de la campagne, fils de simple gendarme... Et puis ce truc catholique, mièvre, de faux-jetons, les retraites, les messes, les chansons... À un moment, je l'ai même trop remontée, la pente, alors je l'ai ensuite un peu redescendue, doucement, pour me caler à mi-pente, là où on est le mieux, le plus tranquille, sans rien faire... — Et tu avais des copains... — Plutôt des camarades de détention... — Souvent les pires... — Oui... Certains, à 13 ans, sont partis en maison de correction... On se saoulait parfois à la limite du coma éthylique à 11 ans... On fumait des joints à 12 ou 13 ans... On se piquait à 15... On crevait parfois à 18... — Mais pas toi... — Non, pas moi... Les drogues dures, ça n'était pas mon truc, jamais même eu envie d'essayer... Fumer, ça me suffisait... — Des joints... — Pas tellement... Juste pour accompagner, de temps en temps... L'odeur m'a toujours un peu écœuré... Du tabac, moi, surtout...

dimanche 6 octobre 2013

Ah... Andrei Roublev... L'Archange St Michel... L'Épée... le Dragon... — Oui... Toute petite, l'épée, et tout petit, le dragon, genre de limace bleue sur son aile, du même bleu que son bandeau dans les cheveux... Et le temps... qui a usé tout ça... — 7 ans... 7 ans quand même passés dans cet internat catholique : St Michel... Ça laisse forcément des traces... — Oui... Je me souviens du premier soir, quand on m'y avait abandonné, avec un mouchoir propre dans ma poche, bien repassé... (Ça n'annonçait jamais rien de bon, quand on vous glissait un mouchoir propre et bien repassé dans la poche... J'ai tant d'histoires de mouchoirs propres et bien repassés glissés dans une poche...) On nous avait fait monter dans la chapelle, pour la prière... Il y avait une fresque, à dominante bleue, avec l'Archange St Michel... — Forcément... Et tu avais prié?... — Non, j'étais bien trop malheureux... Et je ne priais plus, déjà, en ce temps-là... Parfois, quand même, je l'engueulais, Le Grand Pouilleux, comme avait dit la prostituée à Cioran... J'avais tout bien fait — ou presque — comme il fallait et Il ne m'avait envoyé que des calamités... Pour ce que ça m'avait apporté, de prier... — Et là, alors, dans la chapelle?... — J'avais juste trouvé ça très moche, très déprimant, et le curé avait une gueule de salaud... — C'en était un?... — Oui, même un sacré salaud... Je ne l'ai jamais aimé, celui-là, c'était le directeur... D'emblée il vous faisait comprendre que vous alliez en baver et même jusqu'à votre majorité et qu'il ne serait jamais chaleureux... Les coups de règles sur les doigts... Les trousseaux de clés qui volaient... Le mince sourire sadique en coin... Mais surtout le mépris... Il ne daignait jamais vous regarder et vous parler franchement, celui-là — je crois bien qu'en 7 ans il ne m'a pas adressé la parole une seule fois — vous n'étiez qu'une petite merde, au mieux un petit chiot à dresser... Et il sentait mauvais... D'ailleurs ils sentaient presque tous mauvais, dans leurs blouses grises... Et leur haleine était fétide... Leurs cheveux gras... Et leurs regards étaient faux... Leurs voix amères... Il y avait une nonne, aussi, très vicieuse, qui enseignait le français... Elle m'avait pris sous son aile noire, au début, parce que j'étais très mauvais, très attardé, en français... Elle m'avait même pris en affection... Me trouvait un air angélique... — Et toi?... Tu l'avais prise aussi en affection?... — Non, pas moi... Elle sentait la rose fanée, l'amidon et la poussière... Elle me faisait juste un peu peur, au début... Elle semblait tellement douce, maternelle, une sainte, mais soudain un rictus froid, cruel, venait déformer et trahir ce pourtant si doux visage... — Tu es devenu bon en français?... — Jamais... — Mais ce premier soir, dans la chapelle... avec la fresque de l'Archange St Michel... — Oui, l'Archange St Michel... psychostase et psychopompe... ce n'est pas rien... — Psychorigide, peut-être aussi... — Peut-être bien... Celui qui tue le Dragon, dans l'apocalypse de St Jean... Mi... Cha... El... Semblable à Dieu, à ce qu'on raconte, pas n'importe qui, donc, le chef de tous les anges... — Et le Cavalier Blanc, alors, dans l'apocalypse de St Jean?... — Certains disent que c'est le Verbe, la Parole de Dieu, celui qui mène la guerre de conquête, la Croisade, le Jihad, plus tard combat la Bête, même si pour moi les deux cavaliers blancs sont distincts... D'autres disent que c'est l'Antéchrist... Ils ne sont pas tous d'accord... — Ça n'annonce rien de bon, dans tous les cas... — En effet... Après le Blanc, qui a une couronne et un arc, vient le Rouge, avec son épée, la guerre civile, après celle des nations, puis le Noir, avec sa balance, la famine, la misère, puis enfin le Vert ou plutôt le Verdâtre, la pourriture... qu'on appelle aussi la Mort... avec sa faux... — Bon Dieu... Ça fout la trouille, tes cavaliers... C'est pas riant... — Non... À un moment, fini de rigoler... C'est bien ce que j'avais compris, ce premier soir, dans la chapelle de l'Archange St Michel... — Puis vous étiez allés dans la salle d'étude... — Oui, dans la salle d'étude, une salle immense et froide, grisâtre, humide, on avait l'impression qu'y flottait un brouillard permanent... le curé était dans sa chaire, là-haut, comme à l'église, un vautour nous guettant... nous autres en bas, à nos pupitres... — Et c'est là que tu t'es mis à étudier l'apocalypse de St Jean... — Non, j'étais bien trop malheureux, pour étudier quoi que ce soit... Je suis passé de premier de la classe sans rien faire à pas loin de dernier avec beaucoup d'efforts... Soudain comme un mur, entre l'école et moi... Je me sentais perdu, dans cette grande salle d'étude où le moindre son résonnait longtemps en échos... J'osais à peine tousser... Ne pas attirer sur moi l'œil du vautour... C'était déjà l'automne... Ça sentait la vieille encre séchée dans les encriers, le papier pisseux, le bois détrempé et la peinture verdâtre s'écaillant des pupitres, l'abandon... Mes cahiers tout neufs, mon stypen qui me coulait sur les doigts, mes vêtements trop neufs, trop bien repassés, mon sous-pull trop chaud qui me serrait et me grattait, dans ma blouse bleu marine en nylon dont la fermeture éclair se coinçait, ma coupe de cheveux trop fraîche qui me cuisait encore un peu la nuque, mes oreilles décollées qui avaient froid... À quatre heures, c'était l'heure du goûter, on se retrouvait tout morveux dans la cour à faire la queue pour une barre de chocolat un peu rance et un bout de pain rassis... On pouvait aussi à ce moment acheter avec nos quelques sous quelques bricoles chez le fourrier... Tout le monde voulait son agrafeuse, des lacets et des punaises pour faire tenir debout le pupitre quand on l'ouvrait, aménager alors son domaine, chacun à son goût, le petit pot de colle Cléopâtre qui parfumait l'intérieur... Deux pitons, un cadenas... Home, sweet home... Le soir tombait... Le néon bégayait un moment avant de s'allumer... Puis c'était l'heure d'aller au réfectoire... Plus on s'en approchait, en rangs, par deux, naviguant dans les feuilles de platanes comme un triste brise-glace, plus la puanteur du hachis parmentier, notre destination, se précisait et me donnait la nausée...

samedi 5 octobre 2013

On ne tue finalement que ce qu'on aime... — Peut-être bien, oui... — Le reste, ça n'en vaut pas la peine... — Peut-être bien... La peine, ça se paye cher... — Tatsuya Nakadaï, dans le sabre du mal, il fout la trouille... — Oui, sacrément... Il pratique la garde silencieuse... — C'est vicieux, ça... — Oui, très vicieux, il s'ouvre, se met entièrement à la merci de l'adversaire... Il est alors sans forme, comme on dit chez les Chinois... Déjà en pensée exactement à l'endroit où sera l'adversaire, qui arrivera à bout de souffle, épuisé... Il n'aura plus qu'à l'achever... — C'est ce que tu apprends, aussi, en quelque sorte, la garde silencieuse, et aussi ce qu'il t'arrive d'enseigner... — Oui... La garde silencieuse... Le guerrier immobile... — Ça conduit à la démence... comme dans le film?... — Pas forcément... Âme perverse, sabre pervers, est-il dit dans le sabre du mal... — Et le tien, de sabre, alors, il est comment?... — Je n'en sais encore rien... Trop jeune encore dans l'art du sabre... On le sait vers la fin, peut-être, ou peut-être même pas... — C'est l'âme du samouraï, alors, le sabre?... — Oui, l'âme... Tu te rends compte, à certains moments cruciaux, que c'est le sabre qui décide... Toi, bien souvent, tu aurais pris un autre chemin... — Le sabre... Et quand tu n'as pas ton sabre alors?... — J'ai toujours mon sabre, même quand je n'ai pas mon sabre... — Et quand tu enseignes, tu as des élèves?... — Si on veut, quelques uns... — Tous?... — Non non, juste ceux que j'ai choisis... Un éternel adolescent qui ne lit que des bédés... Un pédopsychiatre renommé... Un type aussi qui a été longtemps aveugle et a retrouvé plus ou moins la vue après une greffe de cornées... Une jeune fille, dernièrement, gracieuse, souple, fraîche comme la rosée, au regard vif... — Et les autres?... — Je les regarde moins, je sens aussi qu'ils m'entendent moins, je perdrais mon temps et eux le leur... — Tu es un maître, alors... — Non non, juste un vieux croûton, un ancien, comme on dit, sempaï, un suppléant... — Et ils t'écoutent... — Oui, ils m'écoutent, je crois, parfois... — Et tu leur dis quoi?... — De se détendre... De rester droit... D'avoir le regard vague... De respirer... De sentir leur propre poids... D'anticiper leur propre chute... D'être sans force... De se déplacer le moins possible... D'être sans but prédéfini... De ne plus réfléchir... Des choses simples... — Et le sabre?... — Et le sabre saura où aller... — Et la garde silencieuse alors, être sans forme, se trouver en pensée à l'endroit où sera l'adversaire... — Au bord du gouffre... On s'y retrouve toujours, au bord du gouffre, fatalement, qu'on prenne n'importe quel chemin... L'attendre alors, l'adversaire, tranquillement, au bord du gouffre... — Juste en pensée?... — Totalement en pensée, c'est à dire entièrement car le corps suit son maître et donc pas juste en pensée, ce qui ne voudrait rien dire... Apprendre à lire les trajectoires, les cheminements, jusqu'à la chute... C'est toujours un peu la même histoire, la même histoire pathétique... Tu le vois soudain foncer tête baissée comme un petit taureau, il est déjà inerte dans la flaque de son sang, même s'il ne le sait pas encore... — Et c'est qui l'adversaire?... — Juste soi-même, au bout du compte, il semblerait... — D'un seul coup de sabre alors se pourfendre soi-même?... — Il y a un peu de ça... Soi-même ou alors son double... L'Autre... L'Adversaire... Le petit taureau... — Juste pour finir en beauté?... — Peut-être bien... — Et le chemin jonché de cadavres... — Les cadavres, c'est le Chemin, il faut passer par là...

jeudi 3 octobre 2013

Ah... John Wayne... Gail Russell... Le réveil de la sorcière rouge... Ça, c'était beau... — Oui... Sacrément... — Ceux qui méprisent John Wayne sont vraiment des cons... — Bien d'accord... — Les pires, ceux qui se proclament cinéphiles... — Les cinéphiles, de toutes façons, sont des cons... — Tous?... — La plupart... — Tu ne les aimes pas... — Sale engeance... Sérieux comme des papes... Ennuyeux à mourir... N'ont jamais compris que c'est du rêve, rien que du rêve, le cinéma... C'est comme la vie, de la fumée... Sinon ça ne vaut rien... Ils en tirent des idées, des conclusions, des minables petites fiches... N'ont jamais rien ressenti, ni rien vécu, ni même rien dit... Ce ne sont même pas leurs idées, en plus, la plupart du temps... Ces cons... Des charognards péteux... Ils veulent juste faire partie d'un club, d'un ciné-club... Ils prennent des airs inspirés... Moi je les mettrais tous dans une grande salle de cinéma et j'y foutrais le feu... — Comme au Bazar de la Charité... — Parfaitement... — Mais on s'en fout, des cinéphiles... — C'est vrai, on s'en fout... — John Wayne... Gail Russell... Le réveil de la sorcière rouge... Ça me rappelle toujours un peu reap the wild wind... — À moi aussi... Moissonne le vent sauvage... C'était sacrément beau, aussi... — C'était une autre époque... L'époque où on rêvait... Et puis l'Amour... — Oui, l'Amour... l'Aventure... les mers du Sud... — Je te sens tout chagrin, subitement... — Juste ça, m'a-t-elle dit, quand je l'ai serrée pour la dernière fois dans mes bras... — Et tu devais avoir alors la même gueule que John Wayne dans le réveil de la sorcière rouge... — Ça se pourrait bien... — C'était dans les mers du Sud aussi?... — Oui, parfaitement, dans les mers du Sud... — Il y avait un bateau aussi?... — Oui, il y avait un bateau, aussi... — Et elle avait la même gueule que Gail Russell dans le réveil de la sorcière rouge quand tu l'as serrée pour la dernière fois dans tes bras?... — J'en sais rien... Je me suis toujours demandé... Je me demande encore... Je me demanderai sans doute encore demain... — Elle était sacrément belle, Gail Russell... — Oui... Sacrément triste aussi... — L'Amour, ça rend triste... — Oui... Elle était malheureuse... John Wayne a bien essayé de la sauver, plusieurs fois... Angel and the badman, c'était sacrément beau ça aussi... Mais il n'a rien pu... contre la mélancolie... Elle s'était mise à boire beaucoup, Gail... Elle a dû aussi lui dire, à un moment : Juste ça... — C'est triste... Mais c'était un sacré bonhomme, ce John Wayne... On n'en fait plus, des comme ça... — C'est vrai... — Et pas que chez Ford... — Pas que chez Ford, non... — Et la sorcière rouge, alors, c'était Gail Russell?... Un peu façon Sorcière à l'Océan Dormant?... — Pas du tout, c'est le bateau, la Sorcière Rouge, un fier trois mâts... — Et alors?... — Et alors il le saborde... — Son bateau?... — Oui oui... Et pourtant il y tenait tellement... Sa maison, son univers, sa liberté, il dit, à un moment... C'était toute sa vie... Les cales étaient pleines d'or... — Mammon... Pour l'argent alors... Il est cupide... — Pas exactement... À cause de l'Amour surtout... Il devient alors un genre de tyran, un peu comme dans le loup des mers... Celui qui n'a jamais osé aimer, quand il se met enfin à oser, c'est avec une majuscule... — On ne devrait jamais mettre de majuscule... — Bien d'accord avec toi... — Il se fait crucifier, aussi, à un moment... — Oui oui... dans l'eau... avec tout autour des requins... — Et ils se rencontrent comment avec la fille?... — C'est la fille du gouverneur d'une île du Pacifique... Il l'entend jouer une nocturne de Chopin, il voit dans ses yeux, sa mélancolie, il plonge tout entier dans ses yeux... et vice versa... — Ça fait les meilleures amoureuses et les meilleurs amoureux, la mélancolie... — C'est vrai... Et les pires... Elle sera toujours pour lui une nocturne de Chopin... — Mais il y a son père... — Oui, son père... — Il ne veut pas d'un aventurier pour sa fille... — Non, il n'en veut pas... Il lui réserve un homme riche et puissant... — Il devient fou, alors... — Oui, de douleur... — L'épousera-t-elle, l'homme riche et puissant?... — Oui... — Il est comment?... — Toujours un peu le même, riche et puissant, tu vois bien, pas très intéressant, banal, plutôt laid, un notable sans la moindre fantaisie, mais riche et puissant, il lui fera même un lardon... Elle acceptera son destin, celui que lui a dicté son père, même s'il est mort... — Pas drôle... — Non, ça ne le fait pas rire du tout, John Wayne... Il faut dire que c'est lui, qui a tué le père, en légitime défense, mais quand même... — Alors, elle le maudit et épouse le notable... — Oui... mais elle ne peut pas le maudire complètement... — Il lui a quand même tué son père... — Oui, un vieux salaud, son père... mais elle l'aimait, comme une fille aime son père... — Et dans l'île alors?... — Dans l'île, il est le fils de Taro Tato, pour les indigènes, le fils des dieux, celui qui a défié la Pieuvre, dans la Grotte Sacrée... Ça se finit dans un grand nuage d'encre... — L'encre, toujours... — Oui... — Et ils se retrouvent, à la fin?... — Si on veut... Mais non, ils ne se retrouvent pas... Lui, il reste coincé dans l'épave de la Sorcière Rouge, qui l'entraîne dans l'Abîme... Un marin dit alors : Elle s'est vengée... — La fille?... — Non non... La Sorcière Rouge... — De quoi?... — Tu deviens pénible, avec tes questions... Elle s'est vengée... de tout... D'avoir été sabordée. D'avoir été délaissée. Qu'on l'ait sacrifiée à l'Amour, avec un grand A... Jalouse, comme une mère tyrannique, la liberté... Elle se réveille pour se venger, la Sorcière Rouge, pour l'emporter dans ses entrailles, dans le Néant... — Et elle?... La fille?... — Elle, elle était déjà morte depuis un bon moment, d'une maladie quelconque, j'ai oublié... — De mélancolie?... — Peut-être bien... — Et toi, ton bateau, tu l'avais sabordé, aussi?... — Évidemment... — Et la fille, c'était aussi la fille du gouverneur de l'île?... — En quelque sorte...