dimanche 6 octobre 2013

Ah... Andrei Roublev... L'Archange St Michel... L'Épée... le Dragon... — Oui... Toute petite, l'épée, et tout petit, le dragon, genre de limace bleue sur son aile, du même bleu que son bandeau dans les cheveux... Et le temps... qui a usé tout ça... — 7 ans... 7 ans quand même passés dans cet internat catholique : St Michel... Ça laisse forcément des traces... — Oui... Je me souviens du premier soir, quand on m'y avait abandonné, avec un mouchoir propre dans ma poche, bien repassé... (Ça n'annonçait jamais rien de bon, quand on vous glissait un mouchoir propre et bien repassé dans la poche... J'ai tant d'histoires de mouchoirs propres et bien repassés glissés dans une poche...) On nous avait fait monter dans la chapelle, pour la prière... Il y avait une fresque, à dominante bleue, avec l'Archange St Michel... — Forcément... Et tu avais prié?... — Non, j'étais bien trop malheureux... Et je ne priais plus, déjà, en ce temps-là... Parfois, quand même, je l'engueulais, Le Grand Pouilleux, comme avait dit la prostituée à Cioran... J'avais tout bien fait — ou presque — comme il fallait et Il ne m'avait envoyé que des calamités... Pour ce que ça m'avait apporté, de prier... — Et là, alors, dans la chapelle?... — J'avais juste trouvé ça très moche, très déprimant, et le curé avait une gueule de salaud... — C'en était un?... — Oui, même un sacré salaud... Je ne l'ai jamais aimé, celui-là, c'était le directeur... D'emblée il vous faisait comprendre que vous alliez en baver et même jusqu'à votre majorité et qu'il ne serait jamais chaleureux... Les coups de règles sur les doigts... Les trousseaux de clés qui volaient... Le mince sourire sadique en coin... Mais surtout le mépris... Il ne daignait jamais vous regarder et vous parler franchement, celui-là — je crois bien qu'en 7 ans il ne m'a pas adressé la parole une seule fois — vous n'étiez qu'une petite merde, au mieux un petit chiot à dresser... Et il sentait mauvais... D'ailleurs ils sentaient presque tous mauvais, dans leurs blouses grises... Et leur haleine était fétide... Leurs cheveux gras... Et leurs regards étaient faux... Leurs voix amères... Il y avait une nonne, aussi, très vicieuse, qui enseignait le français... Elle m'avait pris sous son aile noire, au début, parce que j'étais très mauvais, très attardé, en français... Elle m'avait même pris en affection... Me trouvait un air angélique... — Et toi?... Tu l'avais prise aussi en affection?... — Non, pas moi... Elle sentait la rose fanée, l'amidon et la poussière... Elle me faisait juste un peu peur, au début... Elle semblait tellement douce, maternelle, une sainte, mais soudain un rictus froid, cruel, venait déformer et trahir ce pourtant si doux visage... — Tu es devenu bon en français?... — Jamais... — Mais ce premier soir, dans la chapelle... avec la fresque de l'Archange St Michel... — Oui, l'Archange St Michel... psychostase et psychopompe... ce n'est pas rien... — Psychorigide, peut-être aussi... — Peut-être bien... Celui qui tue le Dragon, dans l'apocalypse de St Jean... Mi... Cha... El... Semblable à Dieu, à ce qu'on raconte, pas n'importe qui, donc, le chef de tous les anges... — Et le Cavalier Blanc, alors, dans l'apocalypse de St Jean?... — Certains disent que c'est le Verbe, la Parole de Dieu, celui qui mène la guerre de conquête, la Croisade, le Jihad, plus tard combat la Bête, même si pour moi les deux cavaliers blancs sont distincts... D'autres disent que c'est l'Antéchrist... Ils ne sont pas tous d'accord... — Ça n'annonce rien de bon, dans tous les cas... — En effet... Après le Blanc, qui a une couronne et un arc, vient le Rouge, avec son épée, la guerre civile, après celle des nations, puis le Noir, avec sa balance, la famine, la misère, puis enfin le Vert ou plutôt le Verdâtre, la pourriture... qu'on appelle aussi la Mort... avec sa faux... — Bon Dieu... Ça fout la trouille, tes cavaliers... C'est pas riant... — Non... À un moment, fini de rigoler... C'est bien ce que j'avais compris, ce premier soir, dans la chapelle de l'Archange St Michel... — Puis vous étiez allés dans la salle d'étude... — Oui, dans la salle d'étude, une salle immense et froide, grisâtre, humide, on avait l'impression qu'y flottait un brouillard permanent... le curé était dans sa chaire, là-haut, comme à l'église, un vautour nous guettant... nous autres en bas, à nos pupitres... — Et c'est là que tu t'es mis à étudier l'apocalypse de St Jean... — Non, j'étais bien trop malheureux, pour étudier quoi que ce soit... Je suis passé de premier de la classe sans rien faire à pas loin de dernier avec beaucoup d'efforts... Soudain comme un mur, entre l'école et moi... Je me sentais perdu, dans cette grande salle d'étude où le moindre son résonnait longtemps en échos... J'osais à peine tousser... Ne pas attirer sur moi l'œil du vautour... C'était déjà l'automne... Ça sentait la vieille encre séchée dans les encriers, le papier pisseux, le bois détrempé et la peinture verdâtre s'écaillant des pupitres, l'abandon... Mes cahiers tout neufs, mon stypen qui me coulait sur les doigts, mes vêtements trop neufs, trop bien repassés, mon sous-pull trop chaud qui me serrait et me grattait, dans ma blouse bleu marine en nylon dont la fermeture éclair se coinçait, ma coupe de cheveux trop fraîche qui me cuisait encore un peu la nuque, mes oreilles décollées qui avaient froid... À quatre heures, c'était l'heure du goûter, on se retrouvait tout morveux dans la cour à faire la queue pour une barre de chocolat un peu rance et un bout de pain rassis... On pouvait aussi à ce moment acheter avec nos quelques sous quelques bricoles chez le fourrier... Tout le monde voulait son agrafeuse, des lacets et des punaises pour faire tenir debout le pupitre quand on l'ouvrait, aménager alors son domaine, chacun à son goût, le petit pot de colle Cléopâtre qui parfumait l'intérieur... Deux pitons, un cadenas... Home, sweet home... Le soir tombait... Le néon bégayait un moment avant de s'allumer... Puis c'était l'heure d'aller au réfectoire... Plus on s'en approchait, en rangs, par deux, naviguant dans les feuilles de platanes comme un triste brise-glace, plus la puanteur du hachis parmentier, notre destination, se précisait et me donnait la nausée...

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