lundi 7 octobre 2013

Alors, tu avais cette tête-là, quand tu es arrivé chez les curés... — Il faut croire... — Et la blouse bleu marine en nylon alors?... Et le sous-pull?... — Effectivement... La blouse, ça devait être avant, à la campagne... Et le sous-pull après... Là c'était mon pull fétiche, à rayures rouges et bleues, avec une fermeture éclair, que ma mère m'avait tricoté, que je portais aussi quand j'allais dans les bois... Et puis là, sur la photo, c'était plutôt l'hiver, pas comme le premier jour quand je suis arrivé... — Et les platanes, alors?... — C'est vrai, il n'y en avait pas, quand on allait au réfectoire... C'était pour les besoins de la fiction, l'image, le son... Cette école, en fait, manquait cruellement de platanes... Goudron et béton, c'était... quelques résineux aussi, soyons justes... — En fait, tu nous embrouilles... — Non non... C'était bien comme j'ai dit... Le mouchoir propre tout bien repassé dans la poche... La chapelle... L'Archange St Michel... La salle d'étude... Les curés en blouses grises... Le vautour... La bonne sœur... Les pupitres... Le goûter... Le néon... Le hachis parmentier... Tout... Le mur en était crépi, de hachis parmentier, tellement c'était à dégueuler... On ouvrait la fenêtre, quand le curé ne regardait pas... On se nourrissait essentiellement de pain avec dessus de la sauce vinaigrette, la seule denrée à peu près comestible... — Et les curés, je suis sûr qu'ils n'étaient pas si terribles... Le directeur, par exemple... — C'est vrai, le directeur, il ne lançait pas son trousseau de clés, ni ne tapait avec sa règle sur les doigts, ça c'était un autre, et même deux autres... Lui, il était juste dépressif peut-être, pas causant, ce qui lui donnait cet air méprisant, renfermé, sinistre... Il n'avait pas de blouse grise, lui, mais un costume gris, avec la croix sur le revers, un sous-pull dessous bleu ciel souvent... Pour être honnête, il y en avait même des biens, des curés, un vieux par exemple, prof de latin, à moitié sénile et sourd comme un pot... Comme on a pu se foutre de sa gueule... Et moi j'aimais bien le Catcheur, même s'il était dangereux, il était franc, au moins, droit... Lui aussi m'aimait bien d'ailleurs... Il était prof d'allemand, ma meilleure note au bac... Herr Frei, il m'appelait... Monsieur Libre... On m'appelait alors Frei, en ce temps-là, à l'internat, même si je ne l'étais pas tellement... — Et tu n'étais pas un ange... — Non, je n'étais pas un ange... Mais ça ne m'empêchait pas de sangloter sous mon drap, le soir, dans mon lit, au début... — Et puis tu as fait pas mal de conneries, aussi, les 400 coups... — Oh... pas tant que ça... je craignais quand même les conséquences... — Tu faisais le mur... Tu fumais en cachette... Une fois, tu as même razzié avec tes compères un camion... — Oui oui... des cagettes de fraises surtout... et de cerises... rien de bien méchant... Eux y sont retournés, dans la nuit, pas rassasiés ou juste pour le sport, reprendre des cagettes dans le camion, sont revenus aussi avec quelques autoradios, d'autres babioles... Au retour, le Catcheur, qui avait repéré le manège, les attendait à la porte... Et moi, leur chuchotant, derrière la porte de l'issue de secours, celle qu'on prenait pour faire le mur, par l'escalier métallique en colimaçon, que le Catcheur, qui avait déjà les noms — il lui avait suffit de regarder quels lits étaient vides — avait interdit qu'on leur ouvre : Balancez les cagettes!... Balancez tout!... Ils rigolaient, au début, ils ne comprenaient pas... Ils avaient été donc ensuite obligés de faire le tour, mais heureusement les mains vides et le Catcheur les avait accueillis comme il se devait, avec quelques clés et quelques beignes... — Et tu étais malin... Tu avais de l'instinct... Tu ne te faisais jamais attraper... Ton air innocent... — C'est vrai... Ils ne m'ont jamais coincé... Juste une fois, quelques mois plus tard, embarqué par les policiers dans le panier à salade qui étaient même venus nous cueillir à l'école en plein cours, devant tous les autres gamins, externes ou demi-pensionnaires bien proprets, qui devaient nous prendre pour une espèce à part, renfermée, inquiétante, d'orphelins, avec nos airs farouches ou misérables... Le Catcheur, qui les accompagnait, lisant sa liste — on n'a jamais su qui nous avait dénoncés — avait donné à chacun une gifle derrière la tête au fur et à mesure qu'on sortait de la classe, la tête basse, à moi bien plus forte qu'aux autres et j'avais été propulsé violemment contre un radiateur...  Parce qu'il m'estimait tellement... En garde-à-vue, au commissariat, tout l'après-midi, à 13 ans...  Mais j'étais innocent... le seul à être sorti libre, lavé de tout soupçon, moi qui avais su me contenter de quelques fraises... À mon retour, le soir, le Catcheur était venu me voir, honteux, un géant, une brute épaisse de ring, avec son nez tout rond de moine, sa tonsure luisante, rongé par le remords, dans sa blouse grise de curé, m'avait demandé pardon en me tendant la main... Il s'en voulait tellement... Je n'aurais jamais dû douter de vous, Herr Frei... (Parce qu'on se vouvoyait...) Je l'aurais serré dans mes bras... — Tu ne lui en as jamais voulu?... — Jamais... — Même pas quand il t'a balancé contre le radiateur?... — Même pas... — Et le week-end, quand tu rentrais, tu retournais vite dans les bois... — Oui, dans les bois, pour aller fumer, faire des cabanes, sentir la rosée sur mes mollets quand je marchais dans les herbes, les oiseaux dans les sous-bois, le chuchotement de la rivière... je revivais... — Et tu n'étais pas devenu si mauvais, à l'école... — Au début, si... Puis j'ai remonté la pente... Au moins pour ne pas redoubler, ne pas passer là-bas une ou plusieurs années de plus... Je ne m'y sentais quand même pas très à mon aise... Beaucoup de promiscuité... Et puis c'était une école pour les gosses de riches... les bourgeois de Haute-Savoie... et moi j'étais plutôt un bouseux de la campagne, fils de simple gendarme... Et puis ce truc catholique, mièvre, de faux-jetons, les retraites, les messes, les chansons... À un moment, je l'ai même trop remontée, la pente, alors je l'ai ensuite un peu redescendue, doucement, pour me caler à mi-pente, là où on est le mieux, le plus tranquille, sans rien faire... — Et tu avais des copains... — Plutôt des camarades de détention... — Souvent les pires... — Oui... Certains, à 13 ans, sont partis en maison de correction... On se saoulait parfois à la limite du coma éthylique à 11 ans... On fumait des joints à 12 ou 13 ans... On se piquait à 15... On crevait parfois à 18... — Mais pas toi... — Non, pas moi... Les drogues dures, ça n'était pas mon truc, jamais même eu envie d'essayer... Fumer, ça me suffisait... — Des joints... — Pas tellement... Juste pour accompagner, de temps en temps... L'odeur m'a toujours un peu écœuré... Du tabac, moi, surtout...

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