lundi 20 février 2012

 [Retour en Ozuie.] Le grand mystère du changement imperceptible de cadre dans la même scène. Un objet, à droite, apparaît. Entre les deux plans, il y a eu des gros plans du père et de la fille. On est revenu au cadre du début, croit-on. Sauf qu'on ne peut pas revenir au cadre du début, car imperceptiblement le monde a changé. Ça ne se voit pas à l'œil nu, à moins d'avoir un œil photographique. On pourrait dire que c'est le même cadre, grosso modo. Sauf que ce n'est pas le même cadre. Parce que grosso modo, pour Ozu, ça ne se peut pas. Le monde a changé, c'est tout, même si on ne le voit pas. Le cadre a glissé très légèrement sur la droite tout en contre-plongeant encore plus légèrement. Sensation infime d'éloignement. On ne retrouvera jamais le cadre, ni le moment, il faut en faire le deuil. On croit que tout est figé, quand tout se déplace imperceptiblement. Dans printemps tardif, le père et la fille sont partis en voyage à Kyoto. Ce sera leur dernier voyage tous les deux. Ils le savent. C'est donc un voyage d'adieu. Ils regrettent de ne pas avoir voyagé plus souvent ensemble. Ils s'entendent tellement bien. Le père est malin. Il a fait croire à la fille qu'il se remarierait bientôt et qu'il n'aurait donc plus besoin d'elle. Il veut qu'elle se marie, qu'elle fasse sa vie. Elle a passé trop d'années à s'occuper de lui. Il a été égoïste. Il se fait vieux. Elle a toute la vie devant elle. Elle lui dit qu'elle l'aime. C'est peut-être la première fois de sa vie qu'elle lui dit qu'elle l'aime, car elle est très pudique, tout comme son père est très pudique. Ne pourrait-elle pas rester même s'il se remarie? Elle se ferait toute petite dans un coin. Elle ne demande pas grand chose. Juste être avec lui. Assise, comme maintenant.  Ça lui suffit. Ça comble même sa vie. Elle n'aspire à rien d'autre, n'imagine pas bonheur plus grand. Et qui lui repassera ses chemises quand elle ne sera plus là? Qui lui préparera à manger? Pensera-t-il encore à se raser?... Alors, le père hausse un peu le ton. Il entend bien lui faire un peu la leçon. Il est temps pour toi, ma fille, de te marier. Tu as déjà vingt-sept ans. Bientôt, tu seras trop vieille et il sera trop tard. C'est dans le cours des choses. C'est ainsi que les hommes vivent. Tu ne peux pas rester avec moi. Le mariage, au début, ce n'est pas toujours rigolo. Ta mère, pendant des années, a pleuré tous les soirs. Et puis, peu à peu... L'amour, ça se construit, tu comprends... Tu vas alors te marier... Sois heureuse... Tout en disant ça, il se dit que son plus grand bonheur a sans doute toujours été d'être avec sa fille, que même avec sa femme il n'était pas si parfaitement heureux... Et puis, de toutes façons, lui rappelle-t-il, il va lui-même bientôt se remarier, il n'y aura alors plus de place pour elle... Ils rentrent bientôt à Tokyo. Elle se marie. (Les mariages, chez Ozu, sont bien souvent plus funèbres que les enterrements.) Lui, évidemment, ne se remariera pas. Parce que l'idée choquait sa fille. Parce qu'aussi il n'en avait pas envie. Parce qu'être avec sa fille était son plus grand bonheur, tout comme être avec le père était le plus grand bonheur de la fille. Parce qu'aussi il se trouve déjà bien trop vieux. Après le mariage il se saoule un peu au saké avec une amie de sa fille qui le trouve formidable de ne pas se remarier, car ç'aurait choqué sa fille. Elle lui promet qu'elle viendra le voir souvent. Puis il rentre chez lui, tout seul, vacillant. Maintenant, c'est juste chez lui. Une grande maison vide. C'est comme après un enterrement. Un grand silence. Il s'assoit, dans la pénombre, se met à peler une pomme, lentement, consciencieusement, une seule longue épluchure, qui finit par tomber par terre. On entend presque l'épluchure tomber par terre. Lui, en tout cas, il l'entend, l'épluchure qui tombe par terre, il est arrivé au bout de l'épluchure et se courbe alors un peu plus sur sa chaise.

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