[Retour en Ozuie.] Dans sa poche, quand il était gamin, il avait une photo de Pearl White. (Je croyais être parti, mais j'étais encore là.) Elle jouait jusqu'au début des années 20 dans des serials très populaires, the perils of Pauline, the exploits of Elaine (les mystères de New York)... Actrice américaine de charme et cascadeuse (ça fait envie) qui entre autres disait : "En fait, j'ai réellement appris à aimer la peur." (Robert Desnos : "Pearl White fut le symbole des désirs sensuels de toute une génération que la guerre sevrait de joies légitimes et nécessaires, je parle de la génération de 1900... Pearl White multipliée à l'infini régnait sur le monde. Elle hantait toutes ces cervelles neuves, elle agitait ces sens en fusion.") Hélas, tout a disparu. On sait qu'elle était de santé fragile et arrêta le cinéma au début des années 20, en pleine gloire, se retira en France, où elle vécut jusqu'en 1938. (Peut-être qu'un jour Pathé aura la bonne idée de remonter tout ça de ses caves et de le restaurer, si ça existe encore.) De Pearl White, il ne reste que de rares photos. (Dans l'index de la parade est passée, de Kevin Brownlow, elle n'apparaît que brièvement, anecdotiquement, vaguement, dans deux chapitres consacrés aux décors et aux cascades.) C'est dommage. En même temps, ça fait rêver. L'aventurière. La femme moderne. Rayon Décors & Cascades. Une clarté, peut-être aussi, qui émanerait au moins de son nom. (Non?) J'aimerais tant la voir s'animer. En attendant, je vais retourner voir Musidora, née la même année, pour me consoler de la disparition de Pearl White. J'avais commencé à regarder les vampires, de Feuillade, il y a quelques années, mais à l'époque j'avais des voisins tellement bruyants que je n'avais pu goûter sereinement la chose, même au plus profond de la nuit. Quelque chose me dit que Pearl White était la face lumineuse, quand Musidora était l'obscure. Le soleil et la lune. Mais c'est peut-être bien n'importe quoi. En tout cas, quand il était gamin, dans sa poche, il n'avait pas une photo de Musidora, mais une photo de Pearl White.
mercredi 29 février 2012
lundi 27 février 2012
De toutes façons, tout le monde s'en fout. Croyez-le bien. De moi comme du monde. Tout ceci a lieu à peu près nulle part. Vous imaginez qu'une Autre vient se vautrer dans ce que vous croyez être chez moi, où elle se sentirait chez elle. Mais ce n'est pas chez moi. Je n'y suis même pas locataire. Et encore moins chez elle. Et il n'y a pas d'Autre. Dans cet à peu près nulle part, tout le monde cherche un miroir, c'est tout, et personne n'en trouve vraiment, ou alors tout le monde trouve le miroir qu'il mérite. Certains aussi sans doute y cultivent une certaine nostalgie, ou une curiosité vaine, croient retrouver quelque chose ou quelqu'un mais ne trouvent en fin de compte que leur solitude, leur misérable petit être dans un pauvre miroir. Moi aussi, pareil, je ne suis pas différent, je cherche aussi parfois un miroir et n'en trouve jamais vraiment, ou alors seulement le miroir que je mérite, misérable et vain. Du vide. En fait, dans cet à peu près nulle part, il n'y a presque personne et presque rien. Il n'y a que des gens. Et les gens ne sont rien. Des atomes, dans l'espace ou l'à peu près vide de cet à peu près nulle part. Ils vont et viennent comme dans les couloirs du métro, sans regarder, pressés par on ne sait quoi, mais investis de leur mission. Des atomes. Programmés. Ils viennent et reviennent toujours à la même heure aux mêmes endroits. Ils ne disent rien, même s'ils parlent. Ils ne font rien, même s'ils ont l'air d'agir. Ils ne font que circuler. On pourrait les mettre en équations, déterminer exactement leurs trajectoires et leurs destins. Ils aiment se retrouver entre eux et croire même souvent qu'ils existent ensemble, en réseaux, dans cet à peu près nulle part. Laissons-les croire ce qu'ils veulent. En tout cas, il ne faut pas y rester trop longtemps, dans cet à peu près nulle part, et surtout pas croire que c'est le monde. Je n'existe pas plus ici qu'ailleurs et j'aurais même tendance à penser que j'existe infiniment plus ailleurs qu'ici, même si je n'y existe peut-être pas non plus énormément. Je viens ici pour faire ma petite crotte, c'est tout. Je pourrais la faire ailleurs. Mais je viens la faire ici. Me dire que je la fais en public doit sans doute m'amuser. Là, j'ai été un peu malade, une dizaine de jours, ne suis pas trop sorti, rien de bien grave, une bonne crève, suis donc resté chez moi, ai donc été tenté plus souvent de faire ma petite crotte à domicile dans cet à peu près nulle part. Parce que c'est commode. C'est un peu comme un pot de chambre, vous voyez, quand on est malade, sous le lit. Un jour, je me dis, il faudra bien le vider.
dimanche 26 février 2012
[Retour en Ozuie.] C'est peut-être le bon moment pour m'en aller, je me dis. C'est juste un tout petit peu déchirant. Je repartirai avec l'image d'un train qui passe, d'une fille qui court dans la même direction que le train sur la plage. Ce n'est pas si terrible. Le bruit du train, le bruit des vagues. Et le vent qui soulève brusquement les cheveux, quand le train passe, la brise qui les soulève plus légèrement, continûment, au bord de l'eau. Le train passe puis disparaît. La fille court sur la plage puis disparaît. Mais il fait bon. C'est comme ça, dans été précoce. C'est juste un tout petit peu déchirant. A un moment, se succèdent deux travellings très courts, sans rien dedans, vides. On cherche le sens. Il n'y en a peut-être pas. Ou bien : Regardez, ça ne sert à rien, ça ne veut rien dire du tout, c'est un effet de style, un truc pour réveiller le spectateur qui s'endort. Il se fout de notre gueule, peut-être seulement, gentiment. Il y en a aussi quelques autres, qui font un drôle d'effet. Mais les deux qui se succèdent, vides, sont vraiment très bizarres. On s'en souvient longtemps. Même s'ils ne contiennent rien. Bientôt, il n'y en aura plus du tout, des travellings. Pour quoi faire? Pour quoi dire? Pour aller où? On s'en fout. Il fait bon. L'histoire, c'est toujours la même, finalement. Sauf que parfois, elle est un peu plus douce, juste un tout petit peu déchirante. C'est une question de saison, peut-être seulement. Il fait bon. Les insectes stridulent. Les oiseaux chantent ce qu'ils ont à chanter. Ça adoucit la peine, quand elle survient. On a du temps encore avant l'automne. C'est tout. En Ozuie, quand on y fait attention, il y a quatre saisons. Il y a printemps tardif, été précoce, printemps précoce, puis fin d'automne. Et l'hiver alors? on se demande. L'hiver, c'est la mort, c'est rien du tout, on n'a donc rien à en dire ni rien à en montrer. Et là, on est en été et même plutôt à la fin du printemps, puisque l'été est précoce. Ce n'est pas encore la canicule, même si, à la fin, quand même, on la sent un petit peu, comme légèrement assommés. Mais presque tout du long on est bien. Parce qu'il fait bon. Il y a même parfois pas mal d'insouciance. On rigole, aussi. Faire caca! répond le gamin quand on lui demande où il va. C'est le bon moment pour s'en aller. Je resterais bien encore un peu, mais quelque chose me dit que j'aurai plus de mal à repartir si je tarde trop. Là, c'est juste un tout petit peu déchirant. Parce qu'il fait bon. Parce qu'on est bien, mine de rien, même si à la fin on est un petit peu assommés. Ce serait dommage d'attendre trop et de repartir avec des images bien plus sombres. Et où vais-je aller maintenant?... Faire caca!
samedi 25 février 2012
[Retour en Ozuie.] Il y a aussi les ruines. C'est souvent émouvant de visiter les ruines. Il n'en reste pas grand chose. Juste des petits bouts. On imagine comment c'était avant, à partir des petits bouts, des ruines. Alors, ça a commencé comme ça, on se dit. Au début, était le mais... C'est même la genèse d'Ozuie... C'est pas rien... C'est un mais tout petit, presque timide, qui nous invite, bien gentiment, en souriant, qui nous fait voir l'autre côté... Il ne force jamais rien, ne fait jamais le malin... Il n'a rien à prouver... Il y a des trous. Il y a des vides. Il y a même beaucoup plus de trous et de vides que de tout autre chose. Ce n'est pas Ozu, qui a décidé qu'il en serait ainsi. C'est le Temps. Et la négligence des hommes. Si on avait su conserver la chose, ce ne serait pas une ruine, elle serait là tout entière, avec ses propres trous, ses propres vides déjà. Peut-être qu'un jour on retrouvera d'autres bouts et qu'on pourra les coller à ce qu'on a déjà. En attendant, on se contente de ce qu'on a, de ces ruines. Et on les trouve tellement belles, tellement émouvantes. C'est même peut-être bien plus beau et émouvant que si on avait tout conservé. Ça nous dit l'impermanence de tout, y compris celle de l'œuvre. Celle de l'humain, celle des sentiments, celle du monde. Les instants qui ne reviendront plus jamais. Ça nous dit la disparition. La mémoire s'érode. Il n'y a plus que quelques atolls vacillants léchés par la mer du Néant. Bientôt, l'Oubli. Il n'y a pas lieu de s'en inquiéter, encore moins de s'en révolter. C'est comme ça. Peut-être, à la rigueur, y a-t-il seulement lieu de s'y préparer. Même si ce n'est peut-être pas non plus une obligation, pas forcément nécessaire. C'est une question de tempérament. Soit on s'y prépare. Soit on ne s'y prépare pas. De toutes façons, l'issue sera la même. Ça raconte ce qu'on veut que ça raconte. Ça raconte même peut-être seulement ce qu'on est. C'est à dire pas grand chose. Il reste l'émotion. C'est un train qui s'en va. On le regarde s'en aller. Puis disparaître. C'est de la joie. C'est de la peine. C'est de la joie mêlée de peine. C'est ce qu'il y a de plus précieux. Et ça disparaîtra aussi, comme tout le reste. C'est le train. C'est tout. Et avant la disparition, on aura vécu ce qu'on aura vécu. On aura, dans sa jeunesse, été diplômé, mais... on n'aura pas trouvé de boulot, parce que 1929, c'est la Crise... et puis aussi peut-être parce qu'on n'avait pas tellement envie... On aura un peu angoissé, mais... pas trop non plus... On n'aura pas trouvé de boulot, mais... on se sera bien amusé, car c'était tous les jours dimanche, il y avait quelque chose de tellement bon dans ces moments de flottement ou rien encore n'était déterminé... Puis, on aura enfin trouvé un boulot et même un bon boulot, mais... on aura alors dû prendre le train, pour aller au boulot, dans ce monde soudain si clairement déterminé, et s'éloigner alors de sa jolie fiancée...
vendredi 24 février 2012
[Retour en Ozuie.] Il n'y en a pas beaucoup, des œuvres qui sont à la fois des pays, des pays même où on va et où on peut rester le temps qu'on veut à regarder le monde. (Après, c'est décidé, j'irai me promener un peu en Ramuzie. Je m'y sens tellement chez moi aussi, en Ramuzie. En plus, c'est juste à côté. Un bon moment que je n'y suis pas retourné...) Je me dis que je pourrais un jour dessiner une carte de mon monde, avec tous ses pays. Il y aurait aussi mon île, l'île de la déception, où je me retrouve quand je ne suis pas en voyage. Elle y serait aussi, mon île, sur la carte, même si ce n'est pas une œuvre. C'est une vraie île, qui figure sur les cartes officielles. C'est chez moi. Là où je vis. Un des rares endroits sur la Terre encore à mon goût fréquentable. Des vaguelettes d'intrus bruyants et malodorants ont essayé parfois de s'y établir, mais ont toujours été rejetées, heureusement, voire anéanties, par l'île rendue furieuse par de telles pollutions. On pourrait croire que c'est une contrée hostile et désolée quand elle n'est pas hostile, mais pour qui sait voir et apprécier, elle prodigue bien des trésors. J'en parlerai, un jour. Peut-être. (Il y aurait aussi Lyon, capitale de la quenelle.) En attendant, je reste encore un peu en Ozuie. Comme en vacance. Arrêtons-nous un moment dans une auberge à Tokyo. C'est la Crise, encore, en 1935. Le père et ses deux gamins sont sur la route. Il est tourneur. Toutes les usines le rejettent. Il n'y a pas de boulot. On part alors à la chasse au chien enragé. C'est la misère. Le plus important, c'est la bouffe. Après, avoir un toit. Mais d'abord, bouffer. Peut-être aussi et même avant, laisser rêver un peu les gamins. Que deviendraient des gamins qui n'auraient pas eu d'enfance? Le grand a acheté la casquette dont il rêvait, alors qu'avec l'argent on aurait pu bouffer. Pas si grave. On fera semblant, en mastiquant du vent, et on boira des bolées de soleil, ce sera même un festin sans pareil. L'essentiel, c'est d'être ensemble, d'être vivants et bien vivants. Et puis on se dit aussi qu'en Ozuie, il faut toujours finir ses phrases par mais... C'est la misère, mais... Il y a donc toujours un certain optimisme. Plus tard, ça ira bien mieux, si on est encore vivants. Effectivement, les choses s'arrangent. On fait des rencontres. On se serre les coudes, quand c'est la Crise. La famille s'agrandit. Des bouts errants se soudent comme des aimants. On a bientôt de nouveau un toit et même un sacrément bon toit. Sauf qu'en Ozuie, on finit toujours ses phrases par mais... Tout va désormais pour le mieux, mais... Il y a donc toujours un certain pessimisme... En Ozuie, on finit toujours par pleurer en souriant, ou par sourire en pleurant... (C'est même dans ce pays qu'on pleure et qu'on sourit le mieux...)
jeudi 23 février 2012
[Retour en Ozuie.] Difficile d'en repartir, d'Ozuie, une fois qu'on s'y est de nouveau installé. Il faudra bien à un moment ou à un autre savoir s'en aller, je me dis. Mais pour aller où? Ailleurs... En attendant, j'y reste encore un peu, comme en vacance... Chœur de Tokyo, 1931, c'est la Crise. Le père se retrouve au chômage. Il avait promis un vélo à son fils. Il reviendra seulement avec une trottinette. Le fils fera sa crise. Papa ne m'a pas acheté mon vélo. Papa est un menteur!... Alors le père lui ramènera un vélo, même si c'est la Crise, ils se serreront un peu la ceinture, ce n'est pas si grave, il ne veut pas manquer à sa parole, ni être un père indigne, le fiston aura son vélo. La petite fille (la sublime Hideko Takamine à sept huit ans) mange une brioche avariée et n'est pas loin de trépasser. Heureusement, elle guérit. La misère n'est pas loin, mais l'essentiel est sauf. Errant, le père chômeur rencontre son ancien professeur d'éducation physique, qui lui propose de venir l'aider dans le bistrot de quartier qu'il vient d'ouvrir, en attendant de retrouver un vrai emploi. C'est la Crise. On se serre les coudes. Le plus important c'est quand même d'avoir un toit, de quoi manger. Il a un peu honte, au début, surtout quand il doit faire l'homme sandwich pour promouvoir le bistrot et que sa femme et ses enfants l'aperçoivent de la fenêtre du tramway. Bientôt, toute la famille se retrouve à travailler dans le bistrot avec l'ancien professeur et sa femme. On y est tellement bien, dans ce bistrot. Tout le monde est heureux. C'est même une grande famille. On se dit alors que c'est drôlement bien, la Crise. Sans la Crise, il n'y aurait eu que les soucis habituels de la vie, le train-train au bureau, la fille dans quelques années à marier, les enfants qui s'en vont, bientôt la vieillesse, la solitude, l'abandon. On n'est jamais autant heureux qu'en temps de crise, quand on a quelque chose dans son assiette, un toit et qu'on se serre les coudes. A la fin, le professeur organise une grande soirée avec ses anciens étudiants. Ils sont tous en costard. Sauf lui qui a revêtu son kimono de cérémonie. Il profite de l'occasion pour annoncer à son protégé qu'il lui a trouvé un vrai emploi, professeur d'anglais dans un lycée de filles. Il est content. La Crise, pour lui, c'est fini... Mais... c'est loin de Tokyo. Il devra donc, un certain temps, se séparer de sa famille. Un jour ou l'autre, tu pourras revenir, lui dit sa femme. Il baisse la tête. Il est maintenant dévasté. Les étudiants lèvent leur verre et se mettent à chanter. Il lui faut un certain temps pour imprimer sur son visage un sourire et se mettre lui aussi à chanter.
mercredi 22 février 2012
[Retour en Ozuie.] Au début d'histoire d'herbes flottantes, le père et le fils vont à la pêche. (Ozu reprendra la scène quelques années plus tard dans il était un père, peaufinant le motif, comme si pendant toutes ces années il l'avait médité. Allait-il à la pêche avec son père? Moi, je me souviens, gamin, j'avais essayé souvent d'y emmener mon père. J'aurais tellement aimé qu'on aille à la pêche ensemble, mon père et moi, tranquilles, les pieds dans la rivière, dans le chant des oiseaux, le bruissement de l'eau, un truc de garçons j'imaginais, la pêche, on se tait mais se comprend, on communie dans la nature, on peut se dire alors des choses profondes et simples. On n'y est allés qu'une fois, il me semble, à la pêche. J'avais tellement insisté qu'il avait fini par céder. Il s'était forcé. Ça ne lui plaisait pas tellement, d'être les pieds dans l'eau. Il était un peu maladroit, se piquait souvent les doigts à l'hameçon, faisait du bruit, fuir le poisson, semblait trouver le temps long. Moi, j'étais content d'être avec mon père, à la pêche, mais j'étais en même temps un peu triste de sentir que lui n'était pas aussi content que moi, qu'il s'était forcé et aurait peut-être préféré rester devant sa télé. Quelque temps plus tard, je lui avais demandé : Et si on y retournait, hein?... Devant sa télé, il avait soufflé en levant les yeux en l'air... Je suis allé à la pêche avec mon père, mais... comme aurait pu dire Ozu.) Sauf que le fils ne sait pas que c'est son père, croit que c'est son oncle. Il est acteur itinérant. Il s'arrête parfois dans le village avec sa troupe, en profite pour rendre visite à son fils ainsi qu'à la mère de son fils. Il aimerait qu'il réussisse dans la vie, fasse des études, devienne quelqu'un. Selon lui, un acteur itinérant n'est qu'un vulgaire va-nu-pieds, pas digne d'être un père. Alors il préfère être un oncle. Mieux vaut être un oncle original qu'un père indigne. Le fils croit que son père est mort depuis longtemps. Il aime bien être avec son oncle. Ils font des trucs ensemble. Ils rigolent bien. C'est cool, d'avoir un oncle acteur itinérant. Il a grandi, le fils, pas loin d'être un adulte, il serait peut-être temps de lui dire la vérité... Non, mieux vaut la taire... Tout marche très bien ainsi... Jusqu'au jour où le fils tombe amoureux d'une jeune actrice de la troupe. Le père se met en colère. Son fils? Avec une vulgaire actrice? Pluie de gifles, d'abord sur la fille, puis sur le fils. Lequel se rebiffe. Il apprend alors que son oncle est son père. Ça le remue beaucoup et il le rejette violemment, le jugeant indigne, non par sa condition d'acteur itinérant, mais par son absence pendant toutes ces années. Le père doublement indigne s'en va piteusement. Il retrouve à la gare sa compagne actrice à qui il pardonne d'avoir foutu la merde. (Jalouse de la mère du fils de son compagnon, elle avait alors poussé la jeunette dans les bras du fiston.) Ils décident ensemble de monter une nouvelle troupe, car la précédente avait sombré dans la tourmente. Cette fois, il deviendra un grand acteur, rêve-t-il tout haut, son fils pourra alors être fier de lui. Au même moment, le fils, encore très bouleversé, demande à sa mère où est passé son oncle... Ton père, tu veux dire?... Puis le train disparaît dans la nuit...
mardi 21 février 2012
[Retour en Ozuie.] Dernier film en noir et blanc. Dernier film. (Après, Ozu renaîtra, en couleurs.) Peut-être le plus complexe, le plus sombre, le plus dur de tous ses films. Plastiquement, une merveille. Dans crépuscule à Tokyo, à la fin, la mère indigne quitte Tokyo pour toujours. Elle n'en peut plus, de Tokyo. Trop de peine, beaucoup trop de peine accumulée. Tokyo, c'est la ville de sa peine. Si elle restait, elle mourrait à petit feu, à l'étouffée. Il faut savoir s'éloigner de sa peine, quand elle est trop grande. Elle ne reviendra plus, cette fois. Car elle était revenue, une fois, après être partie longtemps, se disant que peut-être la peine se serait dissipée comme la brume du matin, au moins adoucie, que la vie pourrait reprendre gentiment, au crépuscule de sa vie. Mais elle était toujours là, à peine assoupie et elle est même revenue bientôt en force, la peine, plus brutale que jamais, comme si ça n'avait pas suffi, comme si elle n'en avait pas eu assez de peine, de trop avoir aimé l'amour et la vie... Son train va partir. Elle se penche par la fenêtre. Elle aimerait tellement que quelqu'un vienne lui dire au revoir, que tout ne soit pas mort. Elle espère. Peut-être que quelqu'un va surgir, sur le quai... En même temps, elle sait bien que personne ne va surgir, sur le quai... Mais elle aimerait tellement... Ça lui ferait tellement du bien... Il n'y a même que ça qui pourrait lui faire du bien... Jusqu'au dernier moment, elle guette... Et puis le train s'en va... Je me revois alors, indigne moi aussi, fuyant ma peine moi aussi, guetter ainsi par le hublot d'un avion avant le décollage... Longtemps... Jusqu'au dernier moment... J'aurais tellement aimé que quelqu'un surgisse sur le tarmac pour me dire au revoir, que tout n'était pas mort, ou au loin agite un mouchoir... J'espérais tellement, tout en sachant que personne ne surgirait pour moi, tellement indigne, ni agiterait de mouchoir... Mais je ne pouvais m'empêcher de guetter... Jusqu'au dernier moment... Et puis l'avion a décollé... Et j'ai guetté encore, au décollage, et encore après, longtemps, au dessus des nuages...
lundi 20 février 2012
[Retour en Ozuie.] Le grand mystère du changement imperceptible de cadre dans la même scène. Un objet, à droite, apparaît. Entre les deux plans, il y a eu des gros plans du père et de la fille. On est revenu au cadre du début, croit-on. Sauf qu'on ne peut pas revenir au cadre du début, car imperceptiblement le monde a changé. Ça ne se voit pas à l'œil nu, à moins d'avoir un œil photographique. On pourrait dire que c'est le même cadre, grosso modo. Sauf que ce n'est pas le même cadre. Parce que grosso modo, pour Ozu, ça ne se peut pas. Le monde a changé, c'est tout, même si on ne le voit pas. Le cadre a glissé très légèrement sur la droite tout en contre-plongeant encore plus légèrement. Sensation infime d'éloignement. On ne retrouvera jamais le cadre, ni le moment, il faut en faire le deuil. On croit que tout est figé, quand tout se déplace imperceptiblement. Dans printemps tardif, le père et la fille sont partis en voyage à Kyoto. Ce sera leur dernier voyage tous les deux. Ils le savent. C'est donc un voyage d'adieu. Ils regrettent de ne pas avoir voyagé plus souvent ensemble. Ils s'entendent tellement bien. Le père est malin. Il a fait croire à la fille qu'il se remarierait bientôt et qu'il n'aurait donc plus besoin d'elle. Il veut qu'elle se marie, qu'elle fasse sa vie. Elle a passé trop d'années à s'occuper de lui. Il a été égoïste. Il se fait vieux. Elle a toute la vie devant elle. Elle lui dit qu'elle l'aime. C'est peut-être la première fois de sa vie qu'elle lui dit qu'elle l'aime, car elle est très pudique, tout comme son père est très pudique. Ne pourrait-elle pas rester même s'il se remarie? Elle se ferait toute petite dans un coin. Elle ne demande pas grand chose. Juste être avec lui. Assise, comme maintenant. Ça lui suffit. Ça comble même sa vie. Elle n'aspire à rien d'autre, n'imagine pas bonheur plus grand. Et qui lui repassera ses chemises quand elle ne sera plus là? Qui lui préparera à manger? Pensera-t-il encore à se raser?... Alors, le père hausse un peu le ton. Il entend bien lui faire un peu la leçon. Il est temps pour toi, ma fille, de te marier. Tu as déjà vingt-sept ans. Bientôt, tu seras trop vieille et il sera trop tard. C'est dans le cours des choses. C'est ainsi que les hommes vivent. Tu ne peux pas rester avec moi. Le mariage, au début, ce n'est pas toujours rigolo. Ta mère, pendant des années, a pleuré tous les soirs. Et puis, peu à peu... L'amour, ça se construit, tu comprends... Tu vas alors te marier... Sois heureuse... Tout en disant ça, il se dit que son plus grand bonheur a sans doute toujours été d'être avec sa fille, que même avec sa femme il n'était pas si parfaitement heureux... Et puis, de toutes façons, lui rappelle-t-il, il va lui-même bientôt se remarier, il n'y aura alors plus de place pour elle... Ils rentrent bientôt à Tokyo. Elle se marie. (Les mariages, chez Ozu, sont bien souvent plus funèbres que les enterrements.) Lui, évidemment, ne se remariera pas. Parce que l'idée choquait sa fille. Parce qu'aussi il n'en avait pas envie. Parce qu'être avec sa fille était son plus grand bonheur, tout comme être avec le père était le plus grand bonheur de la fille. Parce qu'aussi il se trouve déjà bien trop vieux. Après le mariage il se saoule un peu au saké avec une amie de sa fille qui le trouve formidable de ne pas se remarier, car ç'aurait choqué sa fille. Elle lui promet qu'elle viendra le voir souvent. Puis il rentre chez lui, tout seul, vacillant. Maintenant, c'est juste chez lui. Une grande maison vide. C'est comme après un enterrement. Un grand silence. Il s'assoit, dans la pénombre, se met à peler une pomme, lentement, consciencieusement, une seule longue épluchure, qui finit par tomber par terre. On entend presque l'épluchure tomber par terre. Lui, en tout cas, il l'entend, l'épluchure qui tombe par terre, il est arrivé au bout de l'épluchure et se courbe alors un peu plus sur sa chaise.
dimanche 19 février 2012
[Retour en Ozuie.] Dans récit d'un propriétaire, une dame au seuil de la vieillesse recueille un gamin égaré. Au début, elle n'est pas trop contente, on lui a forcé un peu la main, elle était bien tranquille toute seule, son petit train-train, sa vieille copine, ses réunions de voisins, pas besoin d'un morveux plein de puces. En plus, il pisse au lit et même abondamment, comme un cheval. Elle voudrait s'en débarrasser. Elle le houspille sans arrêt. Lui fait les gros yeux, comme pour éloigner un chien errant qui lui renifle les mollets. Puis, peu à peu... Il s'est mis à l'appeler tata... (Mémé, elle voulait pas... Pas si vieille, tout de même...) Là, ils sont chez le photographe. Elle lui maintient par derrière sur la tête sa casquette un peu trop grande. Parce qu'elle s'est dit que sa tête allait grossir et que c'était mieux alors de lui acheter en prévision une casquette un peu plus grande. Ils se sont faits beaux, pour l'occasion. Alors, d'un coup, ils se retrouvent la tête en bas. On dirait des chauve-souris. Ça dure un certain temps. Le temps pour le photographe de cadrer, dans le miroir. Il faut ce qu'il faut. Le photographe demande à la dame de fermer la bouche... Elle n'arrêtait pas de rectifier des détails sur le gamin quand en fait c'était elle qui se tenait mal... Maintenant, ne plus bouger, surtout... Alors, il y a un long plan noir. Le miroir s'est escamoté. Ça dure un certain temps. Il faut ce qu'il faut. Le temps d'impressionner la plaque. On se demande si les chauve-souris se sont envolées. On entend bientôt des voix, dans le noir. On a le temps de penser. On se dit que ce n'est pas seulement le temps d'impression de la plaque. Ce n'est pas la nuit. Il n'y a vraiment plus rien. La lumière a disparu quand le miroir s'est escamoté pour impressionner la plaque. On est comme piégés dans un espace privé totalement de lumière, hermétique. Puis la lumière revient, enfin. (Ça ne durera pas longtemps, le bonheur... Le père du gamin, depuis une semaine, était à sa recherche et finira par le retrouver...)
jeudi 16 février 2012
Où sont les rêves de jeunesse? Je reviens toujours chez Ozu, un jour ou l'autre. Je m'y sens entièrement chez moi. Je suis parti longtemps. Ça fait bien plaisir de revenir, de retrouver tout ça. Je suis allé ailleurs, longtemps, même si ça en valait rarement vraiment la peine. Et je le savais. Des années sans revenir chez Ozu tout en y pensant sans arrêt. J'ai comme voyagé partout dans le monde, dans l'espace et le temps, tout en me disant souvent que j'étais bien mieux chez moi. Parce que je m'y sens chez moi, chez Ozu. En même temps, si je n'allais pas voir ailleurs, explorer un petit peu le monde, je ne saurais peut-être pas aussi nettement que c'est chez moi. Alors, je reviens, un jour ou l'autre. C'est bon, de revenir. Même si personne ne m'attend, ne m'accueille à la porte. Les choses sont là, c'est tout, à leur place. Et je repartirai. Et j'aurai encore souvent le mal du pays, quand je serai loin du pays. Ozu, c'est le pays, le Style. C'est tellement émouvant de voir que tout était là déjà au début, au temps du muet. Tout était là mais il restait encore à gommer. Ensuite, il a gommé, Ozu. Jusqu'à la fin, il a gommé. Les effets, il a gommé, les artifices, les intentions. Il n'a gardé que l'essentiel. Le temps qui goutte. Les petites joies. La peine, qui est toujours la même. Les liens qui finissent par se rompre, ce qu'on a de plus précieux, c'est dans le cours des choses et on se retrouve bientôt tout seul avec soi-même à peler sa pomme dans une grande maison vide. Jusqu'à la fin. Et à la fin, il n'y a rien, plus rien que le rien, un rien qu'on aura déjà goûté souvent plus ou moins consciemment car il était déjà partout. Plus on avance, plus son espace s'agrandit. Il était dans les interstices. Un plan vide. Une absence tellement familière. Savoir se détacher, à un moment, s'effacer, glisser sans bruit dedans. Où sont les rêves de jeunesse? (C'est tellement émouvant aussi de voir Kinuyo Tanaka très jeune, avant de devenir la grande héroïne des plus beaux films de Mizoguchi.)
mercredi 15 février 2012
Il y a eu alors un grand flash aveuglant en même temps qu'un genre de bruit — pop! — comme le filament d'une lampe gigantesque qui claque en même temps qu'un genre de souffle gigantesque qui a semblé me vider les poumons ou alors une aspiration gigantesque je n'ai pas bien su, les deux à la fois peut-être et j'ai cru alors que l'immeuble allait s'envoler, ou imploser. Une ou deux secondes, pas plus, ça a duré. Heureusement, j'avais tiré les rideaux. Puis, un grand silence immobile, enfin, s'est installé. Je faisais la sieste sur ma méridienne, emmitouflé dans la couverture en patchwork pleine de trous dans laquelle on m'enroulait déjà quand j'étais tout petit. Sur le coup mes yeux se sont écarquillés à la limite de gicler des orbites et mes doigts se sont tendus au point que j'ai cru qu'ils allaient décoller de mes mains comme des fusées ainsi que d'autres bouts de ma personne. Puis c'est retombé. Bizarre. Je me suis pincé le nez et ai soufflé pour me déboucher les oreilles. Encore un peu vaseux de ma sieste je suis allé à la fenêtre. Dehors, tout n'était plus que cendre. Toute la ville semblait être tombée en cendres grises, à perte de vue, je n'avais jamais eu de ma fenêtre un si vaste et dégagé horizon. Le ciel était tout gris aussi, du même gris sale et l'air aussi était tout gris, comme neigeux de débris de peaux mortes. Seule mon aile d'immeuble semblait être restée debout, solitaire et branlante comme l'unique dent jaune dans la gencive d'un vieux. C'est justement parce qu'elle n'était pas très solide, un peu branlante, qu'elle avait si bien tenu, je me suis dit. Moins bien plantée que les autres, mais bien plus souple. Je me suis allumé une cigarette et l'ai fumée en contemplant le désastre que je trouvais en même temps très reposant. Plus rien, dehors, que de la cendre. Ça a l'air tellement solide, une ville, comme plantée pour toujours, et pourtant un seul grand flash aveuglant et tout n'est plus que cendre. Ça laisse songeur. Je me suis félicité d'avoir jointé les fenêtres qui sinon prenaient l'eau sans même parler de l'air. Je me suis félicité d'avoir fait un bon stock de boîtes de sardines, de thé, de café et de tabac. Il y avait encore de l'eau au robinet. Pas pour longtemps je me suis dit et j'en ai tiré le plus possible, plus les cent litres du ballon d'eau chaude, je me suis dit... Me suis fait du thé, l'eau ébullie à la bougie chauffe-plat. Suis retourné me vautrer sur ma méridienne dans ma couverture pleine de trous. On réfléchit mieux, allongé. Mais c'est qu'il est bon ce thé... Tiens, si j'appelais ma mère... Coucou, m'man... Ça va?... Oui oui, moi aussi, impeccable... sauf que tu vois, pendant que je faisais ma sieste... Sauf que le téléphone était coupé... C'est con, elle a l'esprit pratique, m'aurait donné des bonnes idées... A peu près sûr que dans sa ville, ce trou, il n'y a pas eu de grand flash aveuglant... Quelle idée d'aller vivre dans ce trou... En même temps, moi, j'ai l'air malin, maintenant, dans ma grande ville de cendres... [pop! (à suivre... peut-être... peut-être pas...)]
lundi 13 février 2012
Pour Raffaello Matarazzo, le mama, la madone, c'est Yvonne. Il en est même le bourreau, de la Sanson. Il faut qu'elle souffre. Le martyre tant qu'à faire. Dans le fils de personne, elle se fait nonne, croyant avoir perdu son fils et son amour. Elle devient alors Sœur Addolorata, une véritable sainte. Elle trouve la paix intérieure. Jusqu'au jour où elle apprend que son fils n'était pas mort et elle a juste le temps de le voir un dernier instant, sur son lit de souffrance, héroïquement blessé à 12 ans dans une carrière de marbre où il trimait comme un damné et dont le patron était son père sans qu'aucun des deux ne sache, où il meurt une seconde fois et cette fois pour de bon. Elle le perd donc une seconde fois. Dans la femme aux deux visages (l'angelo bianco), qui commence là où s'était terminé le fils de personne, Guido, l'amoureux de Luisa devenue Sœur Addolorata, qu'il a toujours aimée et aimera toujours, en deuil d'un fils dont il venait lui aussi juste d'apprendre l'existence, perd dans la foulée la petite fille qu'il avait eue d'un autre lit, d'un genre de matrone que sa matrone de mère lui avait jetée dans les bras et qu'il avait épousée quand il avait cru Luisa disparue à jamais. (La madone et la matrone.) Il est anéanti. Jusqu'au jour où il rencontre, dans un train, le sosie parfait de son amour de toujours, Lina, la même en beaucoup plus olé olé on dira, artiste de cabaret plus ou moins acoquinée avec un genre de marlou gominé lanceur de couteaux. Jusqu'aux deux grains de beauté sur le menton, copie conforme. Sauf qu'elle fait un peu vulgaire, à côté, limite un peu pute, elle rit fort, elle est très sensuelle, très consciente d'être un sacré brûloir à phéromones. Lui, il ne pense qu'à l'autre, à l'originale. Il est parfois sans le vouloir méprisant. Ça ne l'empêche pas de coucher avec et même de lui glisser en loucedé un polichinelle dans le tiroir, exactement comme il avait fait avec l'autre, en dehors des sacrements du mariage. Elle se retrouve bientôt embastillée, injustement évidemment, à cause du marlou gominé qui avait laissé dans sa turne une valise pansue de faux talbins. C'est d'ailleurs au violon qu'elle réalise qu'il y a du lardon dans l'omelette. Fin de grossesse difficile. C'est ou elle ou le petit. Sacrifice. (La maman et la putain.) Sur son lit de douleur, transfigurée, elle demande à voir Sœur Addolorata, qu'elle savait être son originale, elle simple copie, genre faux talbin. (La madone, la maman et la putain.) Bientôt Guido à son tour débarque, apprend qu'il est (encore) papa, décide alors d'épouser sur le champ la mourante finalement madonisée qui trépasse comblée juste ensuite, car elle l'aimait, Guido, depuis le début, même si elle se savait une médiocre copie. Au même moment, la jolie et teigneuse Flora, meneuse des détenues, enlève le nouveau né pour s'en servir de bouclier dans une tentative d'évasion collective. Survient Sœur Addolorata, d'abord dans l'ombre, qui vient saintement récupérer le chérubin. Flora refuse d'abord hargneusement de restituer le sésame, puis, quand la madone resplendit enfin dans la lumière, prise de frayeur mystique, elle fond en larmes, croyant voir Lina transfigurée, qui était aussi sa souffre-douleur. On se retrouve alors comme au tout début du fils de personne, Luisa devenue Sœur Addolorata, Guido demeuré Guido... et le fils mort deux fois enfin ressuscité. Chez Matarazzo, tôt ou tard, d'une façon ou d'une autre, tout finit par s'arranger.
vendredi 10 février 2012
Il aimait bien faire pleurer les filles, Raffaello Matarazzo, particulièrement Yvonne Sanson, ici dans tormento. On imagine que déjà tout petit, dans la cour de récré, il devait s'entraîner. Une fille, il faut que ça pleure, que ça souffre, longtemps, même si elle n'a rien fait de mal, surtout si elle n'a rien fait de mal. Alors, dans tormento, le mari est en prison pour un crime qu'il n'a pas commis. Elle est bientôt forcée d'entrer au couvent pour sauver sa petite fille de la misère voire d'une mort imminente. Elle ne la reverra plus, sa petite fille, c'est le prix à payer. La vie au couvent et tout le saint-frusquin elle ne s'y fait pas du tout. Si encore elle avait quelque chose à expier... Heureusement, ça finit toujours bien, parce que Raffaello, s'il aimait faire pleurer les filles, le bourreau de la Sanson, à un moment quand même il se disait ça a assez duré, elle a assez pleuré comme ça, rendons-lui ce qu'on lui avait enlevé, on ne va quand même pas la faire mourir, cette petite, ça ne voudrait plus rien dire, faisons comme Dieu avec Job. Sauf que là c'est une fille. C'est beau, une fille qui pleure. Jusqu'à l'épuisement si possible. Pour voir... Quoi de mieux que faire pleurer une fille? La faire rire, c'est facile... La faire pleurer... tout un art... Après, on peut la consoler, au moins... Je me souviens en avoir fait pleurer une, mais sans larmes, bruyamment, à sec, du coup je m'étais dit qu'elle me faisait du cinéma, qu'elle faisait un peu l'actrice elle qui en plus avait voulu être actrice et je n'y avais pas vraiment cru... Une autre, après une scène, revenant des toilettes où elle était partie très longtemps, m'avait dit sans la moindre émotion y avoir pleuré très très fort, sauf que ses yeux étaient restés tout secs et son visage sans stigmates et là non plus je n'y avais pas vraiment cru... Plus tard, je m'étais dit que dans les deux cas j'aurais dû les faire pleurer vraiment et même qu'elles le désiraient profondément et que c'était même pour ça qu'elles m'avaient fait ces scènes de pleurs factices, parce que j'avais été incapable de les faire pleurer vraiment, parce que ça faisait partie du rituel, de la mise en scène, l'orgasme lacrymal... On se sent un peu minable, dans ces cas-là, comme jouissant médiocrement dans une femme qui simule... En tout cas, je n'y ai pas cru... Si j'y avais cru, ça aurait peut-être bien tout changé... Que de frustration, de part et d'autre... C'est peut-être le drame de ma vie, n'avoir jamais su ni même voulu faire pleurer une fille, même pas dans la cour de récré... en tout cas n'y avoir jamais vraiment cru...
jeudi 9 février 2012
Dans le mensonge d'une mère (catene) de Raffaello Matarazzo, Yvonne Sanson a fait sa vie, s'est mariée à un homme pas très fin mais bien costaud, honnête, gentil, solide, sécurisant. Ils ont eu deux enfants, un garçon et une fille. Tout va pour le mieux. Les affaires marchent plutôt bien. Une vie sans histoires. Jusqu'au jour où réapparaît son amour de jeunesse, un énergumène qui a parcouru le monde, a fait cent métiers pas toujours très honnêtes et a porté cent noms. De quoi être troublée. Il a de l'allure, il faut dire, toujours aussi fringant. C'est sa jeunesse. Le mari jaloux finira par tuer l'amoureux d'autrefois. La femme, qui n'avait pourtant pas trompé son mari, juste été troublée par cet amour revenant qui était encore dans son cœur, deviendra une traînée aux yeux de tous. Sa faute, finalement, aura été d'être troublée, d'avoir gardé cet amour ancien dans le secret de son cœur. Pour sauver son mari de la prison, elle s'accusera ensuite d'adultère, rachetant ainsi par un mensonge qui lui vaudra l'opprobe sa faute d'avoir été troublée. Tout le monde croira son mensonge, quand personne ne la croyait quand elle clamait son innocence. A la fin, après tellement de larmes et de malheur, tout s'arrange, le mari pas très fin finit par comprendre, preuves à l'appui, le sacrifice de sa femme, même si au fond il ne comprend rien et ne comprendra jamais rien, il ne comprend que la surface : sa femme n'a pas couché avec l'intrus revenant. Tout redevient alors comme avant. Leur petite vie tranquille, sans histoires, peut reprendre son cours, sans heurt cette fois on espère jusqu'au tombeau. Sauf que l'amour est mort, cette fois, pour de bon, dans le secret de son cœur.
Je passais souvent devant l'échoppe du tatoueur, rue de la charité. Il y avait souvent un type, tatoué des pieds à la tête, un bras coupé au dessus du coude, qui fumait sa cigarette devant l'échoppe. C'était d'ailleurs peut-être le tatoueur. Le tatoueur manchot. Il avait aussi toutes sortes d'anneaux, de perles et de barres d'acier incrustés dans le corps. Je n'osais pas trop le regarder, à cause de son bras coupé. S'il n'y avait pas eu son bras coupé, je l'aurais sans doute mieux regardé, car il m'intriguait. Intégralement tatoué, visage et crâne tondu inclus, façon guerrier maori pour la tête. D'autres influences sans doute sur d'autres parties de son corps, j'imaginais. Même son moignon était tatoué. Je passais devant. Il avait l'air triste. Peut-être parce que personne n'osait le regarder. Il m'est arrivé de me dire que peut-être il s'était lui-même amputé, dans l'échoppe, pour parfaire son œuvre, que c'était un genre de manifeste, ou une signature. Ou bien il avait raté le tatouage sur son bras et avait décidé de l'amputer pour ne pas gâcher l'ensemble, comme on froisse et jette à la poubelle le chapitre inutile d'un roman. La peau. J'avais vu, une fois, à une exposition d'art contemporain, une peau de légionnaire. A la fin, il avait légué sa peau. Ou peut-être l'avait-il vendue? En tout cas, sa peau s'était retrouvée exposée comme de l'art contemporain, alors qu'elle n'avait rien de contemporain. C'était comme un livre, sa peau, ou une carte au trésor. On y suivait ses amours, ses deuils, ses voyages.
mardi 7 février 2012
Un peu plus tôt, dans la ville déserte et glacée, j'ai croisé deux créatures élancées qui semblaient chercher leur chemin. J'ai voulu les renseigner mais leurs oreilles ne m'entendaient pas et leurs yeux ne me voyaient pas on aurait dit, comme si on ne faisait pas partie du même monde. Ou alors, flairant l'importun, elles ont fait comme si je n'existais pas. Je les ai laissées se débrouiller. Tant pis pour elles. En repassant, plus tard, revenant du supermarché avec mes sacs de courses, elles étaient toujours là, dans la même rue. Cette fois je ne les ai pas même regardées. Qu'elles se débrouillent. Qu'elles restent dans leur monde. Je voulais juste être gentil. Je n'avais aucune arrière-pensée. Elles auraient pu être vieilles et moches je me serais pareillement inquiété de leur sort. Au supermarché, la caissière, tout en scannant mes code-barres, avait pris son talkie pour prévenir l'agent de sécurité qu'une famille entière de Roumains venait d'entrer. Elle avait fait une description très détaillée du papa, avait-elle-dit, le papa, taille moyenne, porte une veste rouge, a les cheveux mi-longs, une moustache... Puis, son devoir accompli, elle m'avait regardé avec complicité, comme si on avait fait partie du même monde, à ce moment-là, mais moi je ne l'avais pas regardée du tout avec complicité, je m'étais même dit alors que soit je n'existais pas, soit j'étais complice et que c'était souvent parce que je ne voulais pas être complice que je n'existais pas, parce que j'aurais préféré encore être Roumain plutôt qu'être complice...
lundi 6 février 2012
Un peu plus tard, frigorifié, je me suis retrouvé à la boulangerie à faire la queue derrière une rousse sublime. J'ai eu envie soudain d'enfouir mon visage et mes mains dans son ample chevelure de feu. Sa peau était parfaite, blanche comme le lait. Elle était très élégante, un manteau gris clair très cintré qui soulignait la courbure de ses hanches, des bottines marron à lacets la finesse de sa cheville, une écharpe en laine à grosses mailles olive verte, finement gantée de cuir vert Véronèse. Elle a acheté un petit pain au chocolat noir, c'est tout. Je n'ai jamais pu voir la couleur de ses yeux, ai imaginé qu'ils étaient verts, ni son visage tout entier. Un joli nez. Sa voix, quand elle a commandé son petit pain au chocolat noir, était chaude et même brûlante tout comme sa chevelure. J'aurais donné ma vie, à cet instant, pour me plonger en elle, pour l'avoir tout entière pour moi ne serait-ce qu'à cet instant, me plonger en elle et y être englouti, m'y lover tout entier, bien au chaud, dans ce feu, enfin, ne plus bouger et que tout se termine ainsi ou continue dans cet instant éternellement. Mais elle ne m'a pas remarqué, juste derrière elle, les yeux mi-clos, respirant lentement, profondément son ample chevelure de feu. Elle est repartie avec son petit pain au chocolat noir, s'est évaporée dans la ville déserte et glacée.
Moi est une tasse fêlée. Moi était la tasse de Mouchette. Au moins deux fois par jour je lui changeais son eau pour qu'elle soit toujours bien claire, bien fraîche. Mouchette n'était pas difficile. Sauf pour l'eau. Il fallait qu'elle soit toujours bien claire et fraîche. Pendant plusieurs semaines, après sa mort, j'ai continué à lui changer son eau dans Moi. Elle était encore un peu là et lui changer son eau à chaque fois ou presque que je passais à côté de Moi s'était inscrit en moi, depuis quinze ans que je m'y appliquais. Puis, quand j'ai senti qu'elle n'était plus là, ou juste à peine, j'ai rangé Moi avec les autres tasses sur l'étagère. Ça ne m'a pas empêché pendant plusieurs mois de me baisser à l'endroit où autrefois était Moi à chaque fois ou presque que je passais devant, pour lui changer son eau, car il fallait toujours qu'elle soit bien claire et fraîche, son eau dans Moi. Je la regardais boire. Elle était jolie, quand elle buvait son eau dans Moi. Parfois, assise devant Moi, la tête tournée vers moi, elle me regardait fixement, sans boire, je m'approchais, il y avait un poil sur l'eau dans Moi, ou un insecte, ou une croquette au fond qui brouillait l'eau, je lui changeais alors son eau, parce qu'elle devait toujours être bien claire et fraîche, son eau dans Moi.
samedi 4 février 2012
J'ai eu du mal à sortir de sous ma couette. Toujours ce moment, plus ou moins long, au réveil, où je me demande où je suis, où je me demande même quand et qui je suis. A un moment, j'accepte la fiction la plus évidente, ou plutôt elle s'impose à moi, conscient qu'il y en a tellement d'autres possibles, presqu'à regret et honteux j'accepte à ce moment crucial d'être moi, quel manque de fantaisie, je me dis alors, car je sais que je pourrais alors en choisir une autre, n'importe quelle autre et que si je choisis d'accepter la plus évidente, c'est avant tout parce que j'ai peur de me noyer, m'agrippe alors à mon petit moi comme à un bout d'épave après naufrage dans le vieil océan. Il me fallait du tabac, c'est tout. Alors, aller au bureau de tabac. En sortant, serré jusqu'au col dans mon caban breton, une lame de froid m'a entaillé vicieusement sous la fesse gauche. Encore un djinn usé jusqu'à la trame qui se déchire de partout. Là, c'est mon djinn de paresseux, celui que j'enfile quand je reste chez moi. Ce n'est pas le travail qui l'a usé, celui-là, c'est la paresse. Une seconde peau. Alors, je suis allé au bureau de tabac. C'est fait. Mon effort de la journée. Il m'a fallu du temps pour me décider. (Une expédition. C'est bien au moins à cinquante mètres de chez moi.) J'ai pris du pain aussi, en passant, comme ça demain je n'aurai pas à sortir je me suis dit. Du pain et du tabac. De quoi apaiser la faim du corps et celle de l'âme. Je n'ai besoin de rien d'autre. Et mon djinn de paresseux qui est maintenant déchiré sous la fesse gauche. Je prends ça avec philosophie. C'est la fin d'une époque. Mon costume de paresseux qui s'étiole. Bien dix ans que je l'avais. Il s'est usé leeentement... En rentrant, je me suis fait du thé, emmitouflé dans ma vieille couverture pleine de trous qui s'use grosso modo depuis autant d'années que moi qui suis aussi sans doute alors plein de trous, de plus en plus vastes et un jour ou l'autre il n'y aura plus que du trou, c'est ainsi, il faut s'y faire, être comme une couverture qui peu à peu se troue et les trous sont de plus en plus vastes, on passe au début un orteil à travers, puis un pied, un jour ou l'autre on passe tout entier à travers, c'est ainsi, il faut s'y faire, ai profité un peu du soleil, car chez moi il y a du soleil, quand la rue est dans l'ombre. Je suis vite rentré prendre le soleil, en somme. Puis le soleil s'est couché, derrière les toits et la ville entière alors s'est retrouvée dans l'ombre.
jeudi 2 février 2012
Parfois encore heureusement on tombe sur un film contemporain qui valait la peine d'être tourné. Essential killing est une hybridation réussie de... disons... Tarkovski et Rambo... Sauf que là, Rambo, c'est un moujahidin, c'est la grande différence et qu'il meurt à la fin... Il avait une femme, une très belle femme même, avec un beau voile bleu qu'elle enlevait parfois rien que pour lui. Il aimait mordre à pleines dents dans un fruit. Le soleil... Les paysages désertiques... Les choses simples... C'était son monde, sa vie... Il avait bien le droit, non? Quand des blanc-becs armés jusqu'aux dents, avec des hélicoptères et des tanks, envahissent son pays et lui enlèvent tout ce pour quoi il vivait et aimait vivre il devrait dire thank you? Il n'emmerdait personne et personne ne l'emmerdait. C'était même un homme bon. Et puis ensuite... hein... de fil en aiguille... Il ne s'est pas laissé faire... Question de survie... Moujahidin ou pas, croyant ou pas croyant, des mecs en veulent à votre peau après vous avoir enlevé tout ce qui faisait votre vie, vous avoir traqué, balancé des roquettes sur la gueule quand vous n'aviez plus que votre gueule et vos jambes pour courir, capturé, torturé, traité comme une méchante bête, déporté dans un pays tout froid et hostile... Des militaires américains ou français se sont fait tuer en Afghanistan?... Bien fait pour leur gueule, je dis... Et puis la guerre, c'est leur métier, non?... On s'étonne que des militaires se fassent tuer... Z'avaient qu'à faire postiers, ou boulangers... Ceux qui les tuent sont même de dangereux terroristes, voire même des lâches... Pour les nazis aussi les résistants étaient des terroristes... Z'avaient qu'à pas s'engager, ces cons... Le combat pour la démocratie?... Quelle plaisanterie... Alors lui, le moujahidin, ce n'est pas du tout son métier, la guerre... Il est tout seul... comme une bête... dans les bois... Et Allah dans tout ça?... On s'en fout un peu d'Allah... Il pourrait être athée, ce serait la même histoire, ou animiste, ou ce qu'on voudra... Il n'y a que survivre, dans la nature belle et hostile... des meutes de chiens féroces reniflant votre sang qui vous suivent à la trace...