Le mieux, quand on est sur un chemin, c'est de tomber sur un cul-de-sac. Le chemin s'arrête. On ne peut pas aller plus loin. C'est fini. Parce que la plupart des chemins ne mènent nulle part, il est bon de tomber sur un cul-de-sac. Une petite cabane en planches, un refuge, une tanière, qu'espérer de mieux? On s'arrête. On pousse la porte qui grince, lâche son sac dans un coin dans un nuage de poussière, s'allonge sur une paillasse les mains derrière la nuque, des petits oiseaux sifflent dans les branchages, on pousse alors un petit roupillon. Relâché. En paix. On ne peut pas aller plus loin. Mais pourquoi irait-on plus loin? Parce que pour beaucoup la vie est dans le mouvement et que le bonheur se poursuit. Ils courent du matin au soir et de la naissance au tombeau après une petite lueur qui n'est que très rarement dans leurs yeux. C'est triste. Certains passent me voir, de temps en temps, me disent que j'ai de la chance, même si je sens qu'ils me trouvent misérable, arrêté, déjà mort. Et tu fais quoi pour les vacances? Eh bien, ma chère, mon cher, j'ai décidé depuis longtemps d'être toujours en vacance, c'est à dire de ne pas être là. Comment pourrais-je avoir besoin ou même seulement envie d'aller ailleurs si j'y suis déjà? Je n'ai alors rien à fuir. Et tout me semble alors exotique. Je trimballe ma cabane avec moi comme un brave escargot. Depuis tout gamin, il faut dire, je suis passionné de cabanes. J'en faisais, jadis, dans les bois, me préparant déjà à l'exil. J'avais un couteau, de la ficelle, des clous, des allumettes, de quoi aller à la pêche, tout ce qu'il faut, en somme. C'était mon apprentissage, mon initiation. Maintenant je n'ai plus besoin de couteau, de ficelle, de clous ou d'allumettes. Ma cabane me suit là où je vais. C'est à dire que même dans le mouvement, j'ai fini par être statique, en quelques sortes, toujours dans ma cabane à plus ou moins roupiller, ou parfois aux alentours à éclaircir un peu la nature qui sinon m'étoufferait.
jeudi 18 décembre 2014
mercredi 17 décembre 2014
Tu vois? Je suis passé par là, un jour. Je pourrais même te dire le jour et même l'heure et même la minute et la seconde de cet instantané. Peut-être même la géolocalisation, latitude, longitude, tout... Mais tu t'en ficherais pas mal, non? Et tu aurais bien raison. On ne peut plus rien faire, aujourd'hui, sans que tout soit précisément enregistré, fixé. Chaque regard à la fois capte et est capté. Tout ça vient nourrir une mémoire inutile qui ne cesse de grossir, sans discernement. Grossira-t-elle comme ça infiniment? On pourrait ainsi cartographier une vie, suivre presque pas à pas un cheminement, un destin. Ça a quelque chose de fascinant et en même temps de complètement déprimant. C'est triste. Ce monde est triste. Cette volonté de tout vouloir garder, noter, classer, cartographier, est triste. Parce que la vie nous fuit, nous traverse fugacement sans jamais vraiment nous emplir. Parce que le Temps. Bientôt il ne restera plus rien de moi. Mes joies, mes peines, mes petites misères très banales, tout alors disparaîtra. Puisque je disparaîtrai. Plus rien non plus de ce monde, qui n'est pas plus éternel que moi, ne restera. Mais cet instant, cet instantané, je m'y arrête, je décide alors d'en effacer toute trace temporelle ou géographique, d'en faire un cliché à l'ancienne, si on veut. Tu vois? Je suis passé par là, un jour, je ne me souviens plus quand, je ne me souviens plus où. Quelle importance... Un petit chemin au bord de l'eau... C'est mon chemin... Tu vois, cette lueur, au bout?... Évidemment, en avançant, tout se dissipe, et disparaît la lueur... C'est pourquoi il est bon de s'arrêter, de se leurrer, figer le moment et la scène comme si le cheminement n'avait jamais eu lieu et qu'il n'y avait alors que le chemin... Tout n'est que déception, au bout, forcément, c'est pourquoi il est bon de s'arrêter, pour contempler le chemin, rêvasser... Il faudrait savoir alors ne plus avancer...
mardi 16 décembre 2014
Tu te souviens? Non, je ne crois pas. D'ailleurs je me demande pourquoi je te pose cette question puisque je sais que tu ne l'entends pas et que si tu l'entendais tu ne la comprendrais pas. Parce que tu n'es pas là. Parce que même si tu étais là, tu ne serais pas là. Parce que tout bonnement tu n'es nulle part. C'est d'ailleurs pourquoi je ne te pose pas la question et que je me la pose alors plutôt à moi, histoire de me causer, surtout, parce que je me cause. De quoi te souviendrais-tu? D'ailleurs, autrefois, tu n'étais pas là non plus. Je croyais que tu étais là, ou plutôt je ne me posais pas la question de ta présence, car il y avait une évidence, je croyais, ou plutôt je ne croyais pas, car il n'était jamais question de croire ou de ne pas croire, c'était une évidence, ta présence, tu étais là, il n'y avait pas de raison d'en douter ou de n'en pas douter, car tu étais là, même si tu n'étais pas là. Où étais-tu alors si tu n'étais pas là? Là aussi je pose une question que tu ne peux pas entendre. Non seulement là, maintenant, tu ne peux pas l'entendre, mais à l'époque, non plus, tu n'aurais pas pu l'entendre, puisque tu n'étais pas là. Et où es-tu maintenant? Tu me regardes. Tu ne comprends pas. Tu fronces ton joli front. Sauf que je ne suis pas là. Tu crois m'entendre et me voir, mais je ne suis pas là. Et pourtant, je suis bien plus ici qu'ailleurs. C'est même ici que je suis le plus moi. Là tu comprends encore moins. Mais comme tu ne comprenais déjà rien, comprendre moins que rien ne doit pas changer grand chose à ton incompréhension. C'est juste que je me cause. Tu crois peut-être que je te cause, mais en fait c'est juste à moi que je cause, parce que je me cause, c'est comme ça, depuis toujours je me cause, parfois je me leurre en faisant mine de causer à d'autres mais c'est bien toujours à moi-même que je cause, parce que je crois être le seul confident valable et même possible, le seul à vraiment entendre que tout ça n'est que du vent, un chuchotement sur le vent, voilà, et que ça ne dure que le temps que dure le vent.
lundi 1 décembre 2014
Tandis que Slow Joe s'épuise lentement à tenter d'ouvrir son parapluie automatique, je m'interroge quant à moi vainement sur le sens de ma vie, sur le sens de cette journée à l'image de ma vie, sur le sens de tout ça, de Slow Joe, des parapluies automatiques qui sont censés vous simplifier la vie mais finalement ne vous apportent que des tracas, des petits tracas, plus d'autres petits tracas, puis encore d'autres petits tracas qui s'agglomèrent ça finit par faire une vie, une petite vie ou une grande vie c'est selon, une petite grande vie ou une grande petite vie, je me dis aussi que bientôt je ne verrai plus Slow Joe, qu'il n'y aura donc plus de Slow Joe, non pas que Slow Joe va déménager ou disparaître, il va poursuivre sa routine de Slow Joe, que je commence à bien connaître, il est habitué d'une gargote Place Sathonay qui doit lui rappeler les bouibouis de Bombay et chaque matin il donne la main pour installer les chaises, il va donc continuer et c'est moi qui vais disparaître, au moins un certain temps, il n'y aura plus de cinéma fantôme, plus donc non plus de projectionniste ou de caissier fantôme, de guetteur, car il y a un nouveau patron, du genre très dynamique, très médiatique, un genre de Roi Soleil qui aurait déclaré : Le Cinéma, à Lyon, c'est Moi!... et alors ils vont ravaler la façade, au moins changer l'ampoule de l'enseigne grillée depuis au moins quinze ans, tout remettre aux normes comme on dit, ça prendra donc un certain temps et rien ne dit que je reviendrai plus tard à cette même place, avec ce même état d'esprit, cette tranquillité mine de rien dans le naufrage, mon naufrage dans ce naufrage, car ce sera sans doute plus difficile de me ravaler la mienne de façade et de me remettre aux normes et tout ça qui devrait me rassurer, la remise à flot d'un cinéma qui n'en finissait plus de couler, finalement me désole, tant je me sentais à ma place dans cette interminable agonie.
vendredi 7 novembre 2014
S'il n'y avait que des humains de ma sorte, l'espèce s'éteindrait à coup sûr. En dormant. Et ce ne serait pas si mal, je me dis, ce serait même un grand soulagement pour tout le monde. Enfin... soupirerait l'humanité en exhalant sa dernière poumonée... Je comprends de moins en moins ce besoin de se reproduire, de continuer, de penser que ça sera mieux après, de se croire élus de l'Évolution ou d'un dieu alors qu'on n'est bons qu'à chier partout, à faire souffrir atrocement sous prétexte d'exister tout ce qui est, à tout saloper, vraiment tout saloper... Je ne sais même pas si c'est moi, sur la photo. Mais c'est le plus probable. Les autres, sur la photo, sont encore moins ressemblants, alors ça doit être moi. Moi. Oui. Je n'ai pas cette tête, normalement, je crois. Là, je me pinçais les lèvres. Mais c'est moi. Ma mère m'a longtemps reproché de ne pas avoir de photo de moi en uniforme. Les mères, souvent, aiment bien avoir une photo de leur fils en uniforme, on se demande bien pourquoi. J'avais vingt ans, un peu plus, vingt-trois, on m'avait tondu le crâne, donné un uniforme. Tout ça est tellement loin. J'avais péniblement joué le jeu pendant un an. Mon meilleur souvenir : un soir que j'étais garde-chiourme, car j'étais très souvent désigné volontaire pour ce genre de corvée quand les autres partaient en permission, surtout depuis qu'ils m'avaient mis sur la veste un petit grade, chef de poste alors j'étais, chef de poste pour ceci, chef de poste pour cela, planton à l'occasion, un capitaine était passé faire sa revue et n'avait pas trouvé la clé du cachot, merde... on avait cherché, longtemps, il s'était énervé... finalement avait trouvé la clé, qui était dans la serrure de la porte du cachot, pas verrouillée en plus... Car j'avais dîné avec le prisonnier dans sa cellule car malgré peut-être les apparences je suis quelqu'un de chaleureux et le prisonnier, qu'on avait attrapé avec une barrette de shit, pleurnichait dans sa cellule et je lui avais dit c'est pas si grave allez... qu'est-ce qu'on en a à foutre, un peu de shit, merde... c'est pas grand chose... et on avait fini par en rigoler, dans la cellule... Sauf que pour les autres, les militaires, c'était une grosse affaire, de la drogue, ce n'est pas rien et le type a ensuite été transféré dans une vraie prison militaire, pour y purger sa peine, bon... et moi je me suis fait salement engueuler parce que j'avais laissé la clé dans la serrure, pas verrouillée en plus, le capitaine m'a même déclaré passible du trou mais en fin de compte je n'y suis pas allé... J'ai pris tout ça très gravement même si j'avais furieusement en même temps envie de rigoler... D'ailleurs je pourrais dire ça d'à peu près tous les moments graves ou non de ma vie : j'ai pris ça très gravement même si j'avais en même temps furieusement envie de rigoler... Et je n'ai jamais su fermer une porte à clé... D'ailleurs, sur la photo, si je me pince les lèvres, c'est peut-être pour ne pas rigoler et maintenant je me reconnais parfaitement... Ça devait se voir un peu, mon côté narquois, si tu savais comme je t'emmerde, car j'ai toujours été privé de permissions, même si j'étais le meilleur troufion du régiment, celui qui avait fini premier au grand concours inter-bataillons, le soldat increvable, celui qui continuait de marcher même avec les pieds en sang juste pour emmerder le sergent instructeur qui pensait pouvoir me mater et que j'ai fini par semer, ce con, ce pauvre con, comme tous les autres, la nuit, dans l'est, il faisait froid, j'avais sommeil et j'étais pressé d'aller me recoucher... Celui qui tirait dans le mille même en étant myope, le truc zen de ne pas regarder la cible, avec ou sans lunettes, de l'œil gauche ou du droit je dégommais pareillement et c'était parfois un problème car je ne savais jamais de quel côté j'avais remonté la tête de mickey dans la culasse et de quel côté la douille alors jaillirait... Et super habile de mes mains quand il fallait manipuler les armes... Vif à distinguer les amis, les ennemis... Ami!... Ennemi!... L'autre meilleur souvenir c'est quand je suis parti, tout seul, un mois avant tout le monde, car on m'avait refusé pendant un an toute permission, évitant ainsi tous ces lourds rituels de fin de service militaire, la quille, les cuites, braillements, tout ça... de la même façon que j'étais arrivé tout seul, le premier jour, ignorant le camion militaire qui attendait à la sortie de la gare le train de garnison et y allant à pied, tranquillement, libre, avec tous mes cheveux, demandant parfois mon chemin, arrivant en retard et me faisant engueuler par un abruti très quelconque prenant tout ça très au sérieux... Le camion? Ah mais... je ne l'ai pas vu... J'en ai rêvé longtemps, après, de l'armée, ça m'a donc sans doute plus marqué que je le crois... C'est la guerre, on est au front, je suis brigadier-chef, comme autrefois, j'ai donc une poignée d'hommes sous mes ordres... En avant!... Sans doute à cause des films de guerre... J'ai toujours adoré les films de guerre... Ah... Samuel Fuller... La peur, la fatigue, les marches interminables, la fraternité, l'ennemi invisible, la mort qui frappe sans prévenir, tout ça... Et du camion, aussi, j'ai encore rêvé, il n'y a pas longtemps, celui qui attendait le train de garnison, de ce moment, quand j'ai décidé ne ne pas le voir, c'était un sacrément bon moment... Quelques rares fois dans ma vie, ainsi, je me suis senti vraiment libre... Ce camion, personne n'était obligé de le prendre, même si tout le monde ou presque s'y est pressé, comme pour hâter sa fin, un troupeau que j'ai vu se ruer en bêlant... Même si, au bout du compte, c'est vrai, on finit tous de la même façon, misérables, humiliés, tondus... Mais le chemin est différent, voilà...
lundi 20 octobre 2014
Mon père. Sa dernière cigarette, c'est moi qui la lui ai offerte. Je m'en souviens comme si c'était hier. Enfin non, pas exactement, c'est même très lointain, très brumeux. Un de nos meilleurs moments, cette cigarette, dans le hall d'un hôpital, je veux bien me souvenir, à l'époque où on pouvait fumer où on voulait, où on fumait beaucoup, sans trop se soucier des conséquences, comme dans les films de Sautet. Une heure plus tard, l'hôpital appelait, c'est moi qui décrochais : une angine de poitrine, avait dit la dame à l'autre bout du fil. Quelques années plus tard, cancer du poumon, je me souviens sur la radio on aurait dit des araignées, noires mais en fait blanches sur la radio en négatif, et bientôt la boîte en sapin capitonnée de velours violet, papa en survêtement adidas et chaussettes jaunes allongé bien raide dedans, façon sardine, les mains jointes comme il se doit, le teint un peu cireux, l'air un peu trop sérieux. Mais sa dernière cigarette, elle sortait de mon paquet, ça je me souviens très bien. Tu ne m'offrirais pas une cigarette? Bien sûr que si... Tellement content, d'offrir une cigarette à mon père, enfin, et qu'on fume, tranquilles, notre cibiche, enfin complices. De quoi? Complices de quoi? Mais de rien. Complices de Rien, même, avec un grand R. Un bon moment. Un très bon moment. Parfait, même. Sa dernière cigarette... Moi je n'ai pas attendu l'infarctus ni le cancer pour arrêter de fumer, même si je ne
suis à l'abri de rien et je peux bien même crever demain ou dans sept
ans d'un cancer ça ne changera rien à ça : je n'ai pas attendu d'être malade
pour arrêter, moi. J'étais juste fatigué de ça. Et pourtant c'est ce que j'ai préféré dans la vie et de loin, fumer, je me disais même que je fumerais jusqu'à la mort. C'est comme si j'avais trahi. Mais je commençais à me sentir fatigué, très fatigué. Et ça commençait à me rappeler un peu trop mon père, qui lui aussi était très fatigué. Et moi, ma dernière cigarette, pourtant pas très ancienne, je ne m'en souviens déjà plus... Elle n'avait rien de solennel il faut dire, pas plus ni moins qu'une autre et personne ne me l'a offerte, c'est peut-être aussi pour ça. Je l'ai fumée, voilà tout, il y a quelques mois, je ne sais pas combien, je pourrais compter sur mes doigts, savoir à peu près, mais je n'en ai pas envie. Il n'y a pas de date. Il n'y a plus de dates. Je suis comme hors du temps. Peut-être aussi que toute cigarette était la dernière cigarette, celle du condamné, un sursis, une fraction d'éternité, ce n'est pas rien. Et puis alors j'ai fait mon deuil de toutes mes cigarettes qui étaient ma dernière cigarette. J'ai fait aussi mon deuil de mon père. J'ai fait aussi mon deuil de mes pathétiques amours. J'ai fait aussi mon deuil de mes rêves discrets de grandeur. De moi, peut-être aussi un peu. J'ai fait mon deuil de tout. Tout en même temps. En un seul lot. Le lot du Perdant. On ne retrouve pas ce qu'on a perdu. C'est ainsi.
jeudi 25 septembre 2014
La petite Roumaine ne veut pas que je la prenne en photo. Elle est un peu comme les Indiens peut-être, elle craint que je lui dérobe son âme. Ou alors autre chose. Peur d'être fichée, peut-être. Alors, quand je veux la faire fuir, je sors mon appareil photo. Parce qu'au bout d'un moment, j'en ai marre qu'elle soit là, à lorgner sur la caisse, et puis toutes ses questions, et puis elle est collante... Et ça c'est quoi? Tu me donnes?... C'est l'heure du goûter, alors je lui fais une tartine avec de la confiture de châtaignes, je m'en fais une aussi, on mange notre tartine. C'est bon? Hum... elle me fait, la bouche toute barbouillée de confiture de châtaignes. On se sourit en mastiquant. Elle est jolie, malicieuse, elle a réussi une fois à me chiper dans la caisse une pièce de deux euros alors je me méfie un peu quand elle se met à tout vouloir toucher très vite, la souris de l'ordinateur, les stylos dans le pot, mes affaires que j'ai sorties du sac et qu'elle inventorie, avant de s'employer soudain à ranger les pièces bien comme il faut dans le monnayeur comme si elle jouait à la marchande, attirant mon attention ici, quand elle est déjà là... Des yeux noirs luisants, vifs. Et tu dors où? Là-bas... elle me fait, en tendant vaguement le bras. Dans une caravane?... Non... Une toile de tente?... Non non... Dehors, elle me fait, soudain fière, par terre... Même l'hiver?... Même l'hiver... Tu en veux une autre?... Hum... On se fait alors une autre tartine... On a de l'appétit... Et tu vas à l'école?... Hum, elle me fait... Et tu viens de quel pays?... De Roumanie, elle me fait... Et c'est comment là-bas?... Elle fait un peu la grimace et je comprends alors que ce n'était pas terrible, là-bas. Elle finit sa tartine... Et pour mon papa? elle me fait... Ah non hein je ne vais quand même pas nourrir toute la famille!... Ça la fait rire... Puis elle s'en va en courant, pleine de vie, joyeuse à sa façon... Fais attention à toi, n'ai-je jamais le temps de lui dire, même si je sais qu'elle est bien plus douée que le commun pour la survie...
mercredi 24 septembre 2014
En attendant Slow Joe, j'ai beaucoup réfléchi. Me suis un peu perdu. Dissous, plutôt. (Vaporisé?) J'ai failli le louper, du coup, Slow Joe, quand mon seul objectif de la journée était de l'immortaliser. En attendant Slow Joe, je suis moi-même un peu devenu Slow Joe peut-être. Ça fait un moment que je l'observe, il faut dire. Parce qu'il habite juste en face, la porte rouge à côté de la boutique de chaussures où il y a la créature que je ne regarde presque plus, il faut dire qu'elle a vieilli, depuis le temps, qu'elle n'est plus du tout torride comme avant, une vieille marchande de chaussures maintenant, déjà vieille peau qui continue de se mirer et de se tortiller comme si elle avait toujours vingt ans. Mais elle n'a plus vingt ans. Et moi non plus, je n'ai plus vingt ans. Et Slow Joe encore moins. Alors, je l'observe, depuis que je sais que c'est lui. Avant, je l'observais beaucoup moins, même s'il m'intriguait un peu tout de même car il me rappelait quelqu'un et quelle lenteur, Slow Joe, il ne s'appelle pas Slow Joe pour rien, on dirait quand il apparaît qu'il marche au ralenti, qu'il fait tout au ralenti, et puis au bout d'un moment on ne trouve plus du tout qu'il est au ralenti, on a juste l'impression que c'est le monde, autour, qui est en accéléré, qui va trop vite, beaucoup trop vite et qu'il n'y en a qu'un qui a gardé le bon tempo : Slow Joe. Le soir, je le vois sortir, rester immobile sur le trottoir, hésiter longtemps... longtemps... entre aller à gauche, ou à droite... Pourquoi aller à droite plutôt qu'à gauche? Que trouvera-t-il à droite qu'il ne trouverait pas à gauche? Un soir, il pleuvait, il est bien resté une heure, abrité au bord du cinéma, immobile à regarder la pluie tomber, ou autre chose. (Moi aussi, j'étais immobile, mais assis, dans ma guérite, à regarder la pluie tomber.) Les questions doivent se bousculer lentement dans sa tête. Alors il traverse la rue, toujours un peu vacillant, au moins un peu vacillant, parfois il rentre chez lui avec une bouteille dans un sac en plastique. On a dû lui louer un gourbi, sous les toits, pour qu'il ne soit pas à la rue, quand même, parce que ce n'est pas lui qui a demandé à venir, on est venu le chercher, en Inde, Slow Joe, où il était plus ou moins à la rue. Il doit se demander ce qu'il fait là. J'imagine qu'il est du genre à toujours dire oui d'un haussement d'épaules. Ça te dirait de venir en France?... — ... Alors il a dû faire un disque... Reconnaissance tardive... Il a l'air d'être seul, d'être paumé, d'avoir froid...
mardi 26 août 2014
Tandis que Lech dort, la ville s'affaire. Quand elle estime que c'est l'heure, elle donne le signal et tout le monde soudain trouve quelque chose à faire, s'agite, bruite, s'échevelle. L'éboueur se met alors à ébouer. L'Arabe du kebab à regarder tourner sa pièce de viande dégoulinante de graisse. La fille en rouge à rougeoyer, prête à bondir vers on ne sait qui ou quoi, son destin... Et Lech dort, donc. Parce qu'il s'en fout, Lech, de la ville qui s'agite et même du monde et même du temps et même de tout, et qu'il n'a pas de destin, lui, ou plus de destin peut-être, car il en a peut-être eu un à une époque, de destin, ça on ne sait pas trop, mais le destin, maintenant, qu'est-ce que ça peut bien lui faire... Tout ce qu'il sait, au plus profond de lui-même, c'est qu'il a une cigarette dans sa poche de chemise et qu'il pourra la fumer quand il se réveillera, pour supporter tout ça, pour rendre tout ça tolérable, toute cette saleté, toute cette puanteur, toute cette agitation, tout ce bruit... Certains diront qu'il a perdu toute dignité, à dormir dans la rue comme ça étendu dans la crasse, mais ceux-là ne voient que l'image, ne vivent que par l'image, ne s'imagineraient pas dormir ainsi en plein jour aux yeux de tous sans avoir au préalable perdu toute dignité, parce que ce n'est pas du tout une image qu'ils aimeraient donner, qu'ils supporteraient de donner, ça, une image de la déchéance, pour eux, le contraire de ce qu'ils sont, de ce qu'ils s'efforcent en tout cas de donner comme image, ceux qui s'agitent et bruitent dans la ville quand celle-ci les réveille, leur ordonne, braves petites fourmis ouvrières ou guerrières, et fiers d'être là, d'avoir cette image-là quand ils marchent dans la rue, cette tenue, ce visage, ce regard, mais quand ils rentrent chez eux, qu'ils se retrouvent seuls, pour ceux qui vivent seuls... et pour les autres c'est peut-être encore pire, pour ceux qui ne sont pas seuls, qui ne savent pas être seuls, qui ont tellement peur d'être seuls... Ce qui distingue Lech, c'est qu'il n'a pas d'image particulière à donner au monde, qu'il dormirait pareillement dans un lit, avec la même expression, les mêmes rêves, parce qu'il s'en fout, parce qu'être là ou ailleurs est égal... Il ne trompe personne, Lech, peut-être même qu'il ne se trompe pas lui-même, qu'il a compris quelque chose que très peu d'humains dans cette ville et même dans ce monde ont compris, et que très peu de penseurs aussi qu'ils soient philosophes ou poètes ou tout juste penseurs dans leurs têtes ont compris, et il ne s'en vante pas, Lech, n'ayant aucune image à soigner, lui, il n'en a peut-être même pas conscience, de ce savoir, en tout cas il s'en fout...
dimanche 3 août 2014
Des ronds dans l'eau, ça s'appelait, au début. Puis j'avais appris que le titre était déjà pris et j'avais rebaptisé le truc Mariner. C'était moins bien. Je ne trouvais rien de mieux. C'était déjà foutu. On m'avait dit que ça évoquait une marque de slips, Mariner, on prononçait même Marinerf, ça faisait rigoler. Ce n'était plus qu'une plaisanterie. Mais le vrai titre, au fond de moi, était toujours Des ronds dans l'eau. Je ne me souviens plus du tout de ce que ça racontait. Ou je préfère ne pas me souvenir, ce qui est parfois bien commode. Mariner, ou Marinerf si on préfère, mon troisième et dernier (bref) roman, ça ne ressemblait à rien. Les deux autres non plus, d'ailleurs, dont je ne me souviens même pas du titre, même s'ils sont quelque part, dans un carton, avec toutes sortes de merdes que j'ai conservées de ma jeunesse. Si... le premier... À reculons ça s'appelait... Mais le deuxième, alors... c'est à se demander même s'il y a eu un deuxième, si je ne suis pas passé directement au troisième, sachant d'instinct que le deuxième ne serait vraiment pas mémorable... Des cacas de jeunesse, alors, on dira. Je l'ai envoyé à dix éditeurs, même si je n'y croyais déjà plus. (Avec le vrai titre, j'y aurais peut-être cru.) J'ai tendu l'oreille un moment. Rien. Ça leur aura peut-être aussi évoqué la marque de slips, je me suis dit. (Juste un, qui a répondu, me disant qu'il attendait confiant le suivant, qu'il y avait un truc, là-dedans... Il est mort l'an passé, j'ai appris, à la télé, d'un cancer...) C'était un peu du bâclé, du torché en trois semaines, il faut reconnaître, et pas tellement dans l'air du temps, pour la bonne raison qu'à l'époque j'aspirais rien moins qu'à l'intemporalité, gommant naïvement tout ce qui pouvait me rattacher à mon époque, pour dire que j'étais sacrément ambitieux, me projetant déjà en classique, hors du Temps. Voilà comment s'est terminée ma fulgurante carrière de romancier, il y a plus de 20 ans, en slip. (Ça aurait fait un bien meilleur titre, En slip...) Et aujourd'hui je découvre enfin la chanson de Françoise Hardy, qui m'a piqué mon titre et ruiné ma carrière, dès 1967. Le pire, c'est que c'est exactement la même histoire, la même chanson, tout pareil, maintenant que ça me revient... Si j'avais su plus tôt, je ne me serais pas donné tant de mal, même si je ne m'en suis pas donné tant que ça... Chouette chanson, en tout cas... non?... Ça me rappelle quand j'étais à Paris, quelques années plus tard, quand je n'étais déjà plus romancier, je la croisais souvent, au café tabac vers Denfert-Rochereau, Françoise Hardy, car on était un peu voisins, mais c'est une autre histoire... Belle femme, vraiment, hors du temps, je ne lui en ai jamais voulu, on se souriait légèrement en se croisant, au bout d'un certain temps...
jeudi 17 juillet 2014
Lech dort... Que faire d'autre?... Je regarde ses mains. Sont-ce des mains d'honnête homme? Sont-ce des mains de salaud?... Comment savoir... Dort-il du sommeil du juste? Ou alors de celui du salaud? Parce qu'on dit dormir du sommeil du juste... Mais pourquoi pas du sommeil du salaud?... Le sommeil du juste serait de meilleure qualité que le sommeil du salaud?... En tout cas, honnête homme ou salaud, Lech dort, depuis un bon bout de temps déjà, les mains sur le ventre comme un mort. Sauf qu'il n'est pas mort. Mais il serait mort, ce serait pareil, on lui placerait pareillement les mains sur le ventre, c'est comme ça qu'on procède avec les morts, on les met sur le dos, les mains sur le ventre, voilà, alors Lech peut-être se prépare, au cas où la mort le prendrait dans son sommeil, ne pas être pris au dépourvu, être déjà dans la bonne position, impeccable. Comme il y a la position du tireur couché il y a la position du mort digne... Quand on est saoul, ce n'est pas une bonne idée de se coucher ainsi sur le dos, on prend le risque de s'étouffer dans son vomi, c'est peut-être ce qu'il s'est dit, Lech, en s'endormant : prenons la bonne position, au cas où... Il aurait pu se coucher en chien de fusil... Sauf qu'en chien de fusil, sur le dur, on a vite mal aux os...
samedi 28 juin 2014
Lech dort... Tu croyais que j'étais mort? Hein? C'est ça? Que je ne reviendrais plus?... Eh bien non, je suis encore vivant, un peu, au moins un peu, peut-être même un peu plus qu'un peu, et je suis là, en somme... En somme de quoi?... En somme, comme Lech, ce jour-là, en somme... Lech?... Mais peut-être pas Lech... Qu'est-ce que j'en sais, moi... Scarface... Mais pas du tout terrible comme l'autre... Un scarface endormi... Il cuvait, oui, sans doute... L'ai revu, l'autre jour, titubant, dans la rue, pas du tout terrible comme l'autre, gentil plutôt même, gentil abruti, souriant, paisible, il me salue en passant, bon voisin, Lech, en somme... ou pas Lech... Polonais, pas polonais, qu'est-ce que j'en sais moi... Il aurait été français, je l'aurais appelé Jean, parce que Lech c'est un peu comme Jean, là-bas, en Pologne, non?... un prénom très courant... si on peut dire... Mon père s'appelait Jean, c'est peut-être pour ça aussi que je l'appelle Lech, l'autre, je me dis, Scarface, parce que mon père aussi il en avait une, de cicatrice, mais sous le nez, lui, une chute de vélo, quand il était jeune et gravissait et dévalait les cols en souriant, parce qu'il avait été jeune et avait gravi et dévalé moultes cols, en souriant, mon père, Jean, quand il était insouciant, jeune abruti, Scarface lui aussi... Lech, lui, plutôt un coup de couteau, je me dis, mais peut-être pas... en se rasant peut-être seulement, et peut-être pas Lech d'ailleurs, ni encore moins polonais... Tu sais, toi?... Moi, je ne sais rien... Lech... Jean... Scarface... Je le revois, dans la rue, titubant, arrachant le cellophane d'un paquet neuf de cigarettes américaines, son luxe à lui, peut-être son seul luxe... Dans le pire des marasmes, on s'en grille une, ça va tout de suite beaucoup mieux, même avant de monter à l'échafaud, c'est un sursis, avec le petit gorgeon, une petite déchirure dans l'espace-temps dans laquelle se blottir, par laquelle s'évader un moment, l'éternité peut-être, j'ai bien connu ça... autrefois... et maintenant je suis peut-être mort, alors, quelque part, ou au moins je n'ai plus cet élan, cet élan que j'avais... vers la prochaine cigarette... ce qui me tenait... me faisait avancer... vers la prochaine cigarette... Fumer, c'était toute ma vie... J'ai même écrit un livre, un gros, très raté, mais sans aucune rature, en laissant toutes les fautes, toute la faute, d'un trait, autrefois, au crépuscule de ma triste jeunesse : Apologie de la fumée... Et maintenant, alors, je vais où? Et pourquoi? Et comment?... Je n'ai plus de sursis... Plus vraiment de refuge ni d'espoir ni de rêves... Alors oui, je respire beaucoup mieux, je suis même en très grande forme, grosso modo, mais pour quoi faire?
lundi 19 mai 2014
Mon père me regarde. Ma sœur aussi me regarde. Ma mère et moi, on regarde ailleurs, là-bas. La mer? On snobe le photographe. Un étranger? Une connaissance? Dieu? On ne pose pas, nous. Ou alors, on pose vraiment. Mais mon père me regarde. Et alors je regarde mon père. Sa tête. Il avait cette tête-là. Même à la fin, il avait cette tête-là. Et ces pieds. Je regardais ses pieds. Je regarde toujours ses pieds. Mon regard attiré par ses pieds. Ses pieds étaient étranges. Me fascinaient. Des ongles de gros orteils démesurés. Comme des télés. Des drôles de pieds. Même à la fin, il avait ces pieds-là et je continuais d'être fasciné par ses pieds. Même mort, il avait encore ces pieds-là et je fixais encore ses pieds, quand il n'était plus qu'une sorte de bête empaillée grisâtre... jaunâtre... je ne sais plus... sur le lit... Des ongles de gros orteils comme des télés. Des pieds vraiment étranges. Je n'en ai jamais vu de pareils. Ni même de comparables. Ses pieds. C'étaient ses pieds à lui, rien qu'à lui. À mon père. C'était lui, ses pieds. Sa tête, ses pieds, voilà ce qu'il me reste, surtout. Les pieds de ma mère, à côté, semblaient mous, sans nerfs, sans âme. Ceux de mon père étaient noueux comme des branches d'olivier, avec des ongles comme des télés. Mais c'étaient de bons pieds, je me disais, je me dis encore, des pieds d'honnête homme, de gentil. J'aimais les pieds d'honnête homme de mon père, noueux, torturés comme des branches d'olivier avec au bout des télés. J'ai dû jouer longtemps à les lui tirer, pincer, chatouiller et ça le faisait râler gentiment, parce qu'il n'aimait pas qu'on lui touche les pieds, mon père, ses pieds noueux, comme si ça lui faisait mal, comme s'il avait concentré toutes ses souffrances dans ses pieds, on n'imagine pas la souffrance d'un olivier et je ne peux pas me souvenir de mon père sans me souvenir de ses pieds, sans revoir exactement ses pieds, ce qu'exprimaient ses pieds. Et puis sa tête. Sa bonne tête. Des souvenirs me remontent. Il me regarde. Il est venu me chercher, tard le soir, vers les minuit, en voiture, à la gare, je suis en permission, il me regarde alors pour la première fois comme un homme, même si je suis toujours son gamin, on peut enfin partager quelque chose de vraiment viril : l'armée, je n'ai d'ailleurs peut-être fait l'armée que pour ça, pour me rapprocher un peu de mon père, pour vivre cet unique moment : descendre tondu d'un train à minuit et le voir sur le quai à m'attendre, peut-être était-ce aussi un peu pour ça que je me suis mis à fumer, très jeune, pour me rapprocher un peu de mon père, cet étranger tellement familier, je suis content de le retrouver, de le voir sur le quai à m'attendre — ma mère, elle, m'attendait plutôt dans la voiture devant la gare — depuis le temps que j'étais coincé à la caserne, toujours plus ou moins consigné, on se sourit de loin, on est émus, c'est le meilleur moment, quand on s'aperçoit et se rapproche, un sourire qu'on a du mal à enlever tellement on est contents de se revoir, depuis le temps...
mercredi 14 mai 2014
Lech dort. Je l'appelle Lech, même s'il ne s'appelle sans doute pas Lech, car je suppose qu'il est polonais, même si je ne suis pas certain qu'il soit polonais, parce que je me dis qu'il lui faut un nom et que Lech, pour un Polonais, ça sonne bien polonais, un peu comme Jean pour un Français, Lech, donc je l'appelle Lech, un Polonais, mais peut-être pas un Polonais, mais peut-être que si, en tout cas c'est ce que je me suis dit quand je l'ai vu : un Polonais, et j'ai eu besoin alors de lui donner un nom, un nom de Polonais : Lech, pour qu'il ait un nom, qu'il ne soit pas juste un Polonais, s'il s'agit bien d'un Polonais, ou un clodo. Et donc, Lech dort. On l'a trouvé comme ça en arrivant. On s'est demandé au début si vraiment il dormait, s'il n'était pas plutôt mort. Mais non, tu vois bien, j'ai dit à mon collègue, il ne serait pas comme ça, s'il était mort. Mais je me suis quand même approché pour voir s'il respirait. En effet, il respirait, et même paisiblement, il dormait. On n'a pas osé ouvrir la grille, de peur de le réveiller. De toute façon, personne ne vient, dans ce cinéma. On a donc laissé la grille fermée et Lech, appelons-le Lech, a pu ainsi continuer à dormir. Parce que le jour, c'est souvent mieux, pour dormir. On est plus en sécurité, le jour, on risque moins de se faire tabasser et dépouiller quand on dort. La nuit a sans doute été longue, pour Lech. Il cuve, peut-être? Peut-être. Alors on a fait comme d'habitude, c'est à dire pas grand chose. (Deux ou trois spectateurs se sont quand même faufilés.) Dans l'après-midi, on s'est rendu compte que Lech n'était plus là. Alors on a ouvert la grille.
mercredi 7 mai 2014
Je suis confus. Toutes mes élucubrations tombent à l'eau. Évidemment, je pourrais faire comme si de rien n'était. Et ça vaudrait peut-être mieux. Parce que l'idée me plaisait bien, que ma mère cadrait bien les photos et que mon père, lui, le pauvre, ne savait pas, était même désarmé, voire même qu'une sorte de frayeur biblique l'inondait quand il fallait prendre une photo, parce que les photos, c'était l'affaire des femmes, il fallait des fleurs, c'était à chaque fois un peu le jardin primordial, et caetera... Et pourquoi pas des pommes?... Oui... Parce que tout reposait sur cette photo, que j'attribuais à mon père... C'était même ma plus grande découverte, cette photo, dans la boîte de diapos, dans la cave de ma mère, 45 ans plus tard... Ma mère, en maillot de bain, sur la plage, en 69, année érotique... Son corps... Rien que son corps... Enfin un regard un peu sexuel, je m'étais dit, de mon père pour ma mère, moi qui de toute ma vie ne les avais jamais entendus ni vus ni même imaginés faire quoi que ce soit de sexuel, même pas une petite langue, une petite main, un petit doigt, rien... Enfin, cet obscur objet du désir, je m'étais dit, sacré papa... C'était d'autant plus troublant qu'il lui avait coupé le visage, ne gardant que la bouche... Pas non plus de mains, et juste un pied... façon statue antique... Il n'avait gardé donc que l'essentiel... le Sexe... Quelque chose de maladroit, de spontané, de sincère, m'émouvait terriblement là-dedans... Jusqu'au moment où j'ai vu que derrière ma sœur, à la tête également coupée, se tenait un autre personnage, un genou et un bras que je n'avais pas remarqués tout d'abord... mon père... qui ne pouvait donc plus être l'auteur de la photo, puisqu'il était partiellement dessus... Mais alors... qui?... Il suffit évidemment de chercher celui qui n'est pas sur la photo... Alors, donc... Peut-être ma première photo, alors, à l'âge de trois ans... Je coupais déjà les têtes... J'ai toujours coupé les têtes il faut dire... Encore dernièrement — mais j'y reviendrai, une autre fois — il était question d'une tête coupée... Comme si le coupage de têtes avait toujours été ma préoccupation, mon grand intérêt dans la vie et peut-être même ma passion... (J'entends encore Fernandel : Tout condamné à mort aura la tête tranchée...) Sauf que là, les têtes, c'étaient celles de mes parents, de ma sœur... la famille... ma famille... Est-on, à trois ans, conscient de couper des têtes?... Peut-être ma première photo, donc, peut-être aussi ma meilleure. Par la suite, je n'ai peut-être jamais cessé de vouloir reproduire cette image primordiale.
vendredi 2 mai 2014
La seule beauté qui compte est celle qui ne se sait pas. Les choses sont parfois très simples. Il faut centrer à peu près son sujet. C'est encore mieux s'il y a des fleurs. Et la grâce de l'instant, si grâce il y a. C'est je présume ma mère qui a pris la photo. Mon père, lui, aurait cadré différemment. (Mais j'y reviendrai, une autre fois, à comment mon père aurait cadré, à comment mon père cadrait, plus chaotique, plus contemporain si on veut, quand ma mère, elle, avait une conception très structurée, très classique de l'image.) Le jardin. L'éternel Jardin. C'est toujours à peu près la même histoire. Celui qu'on a perdu. Celui qu'on aimerait retrouver peut-être. On remet en scène comme on peut le Jardin, voilà. C'est ce que disait ma grand-mère, aussi, quand on allait prendre une photo : Au jardin, un coup de peigne et au jardin... Les hommes, eux, ne prenaient pas de photos, à moins qu'on ne les y contraigne et dans ce cas c'était à la sauvette, sans méthode, avec effarement peut-être, d'où ces cadrages bizarres, ils ne savaient pas s'y prendre, ça n'était pas leur domaine, la mise en scène, le cadrage, pauvres acteurs, mais j'y reviendrai, une autre fois... Les images, prendre les images, c'était souvent l'affaire des femmes et on peut se demander pourquoi, surtout quand revient toujours le thème du jardin, avec des fleurs, donc, parce que s'il n'y avait pas eu de fleurs ça n'aurait plus été la même chose, parce qu'une bonne photo, il fallait qu'il y ait des fleurs, c'était comme ça et moi je dis que ce n'était pas seulement pour faire joli, pas seulement pour qu'il y ait des jolies couleurs sur la photo, mais que c'était aussi et même surtout à cause du Jardin, celui qu'on avait perdu, ou qu'on croyait avoir perdu, le Jardin perdu, alors, oui, celui de la Genèse, de toutes les genèses, y compris de la mienne alors... C'était donc souvent l'affaire des femmes, prendre les photos, avec des fleurs si possible. Les hommes, eux, n'auraient jamais cherché un lieu avec des fleurs, n'auraient jamais eu ce soucis du Jardin, comme s'ils l'avaient oublié, ou refoulé trop loin. Les femmes, elles, avaient besoin de faire cette mise en scène, d'opérer ce retour, on peut se demander pourquoi. Toute photo, idéalement, devait être prise dans un jardin, voilà, dans Le Jardin. Je trouvais ça stupide, autrefois, vulgaire, souvent d'une grande laideur. Je me rends compte, aujourd'hui, retrouvant cette image qui dormait depuis 45 ans dans une boîte, que c'était tout le contraire.
jeudi 24 avril 2014
Tu croyais peut-être que je ne reviendrais plus? Que c'était fini?... Mais je reviens toujours. Fluctuant comme la mer, je vais et viens sans cesse... Et rien jamais n'est fini. Comment ce qui n'a jamais vraiment commencé pourrait alors finir?... Il est vrai cependant que je ne suis plus tout à fait le même homme... Je suis retourné voir ma mère. Ravie de me voir plus fumant du tout mais vapotant abondamment comme la machine à Papin. J'ai troqué mon paquet de tabac contre toutes sortes de fioles nicotinées, bien plus drogué qu'avant, flairant en permanence mes drogues sur mon embout, mes doigts. Ma mère m'a alors accueilli tel le fils prodigue revenu de 35 ans de tabagie et me voilà envoyant d'énormes nuages de vapeurs de havane dans la cuisine, dans le salon, moi qui jadis avais à peine le droit de fumeroller coupablement mon tabac de pauvre, été comme hiver sur le balcon. On va rendre visite à ma sœur. Me voilà vautré sur son canapé, complètement dans les vapes à m'envoyer voluptueusement ma nicotine. Comme c'est bon... Il m'aura fallu un peu plus de deux semaines pour décréter définitivement la vapeur supérieure à la fumée... Encore plus drogué qu'avant... Mais femme actuelle dit que c'est bien... Parfois stupéfait, voire bouleversé, j'ai retrouvé ce que je ne soupçonnais pas avoir perdu : goût, odorat, souffle, sommeil... À un moment, sur le canapé, ma sœur pose longuement sa main sur la mienne. Je la regarde. Elle a vieilli, sa main. La mienne aussi. On a vieilli... Le lendemain, dans la cave de ma mère, je trouve une vieille boîte de diapos : Été 69. C'était donc il y a 45 ans... 45 ans... Je ne les connaissais pas, ces photos... Ça m'émeut... Entre ma mère et ma sœur... Cet instant a eu lieu...
mardi 1 avril 2014
Le Clochard Noir est revenu. Il revient toujours. On l'oublie. Puis il revient. Il se pose là. Les autres se posent plutôt entre les poteaux. Lui, c'est à l'angle du mur qu'ils se pose. Les autres mendigotent. Lui, jamais. Entre les pierres du mur il cache parfois des petites choses, des bouts d'allumettes brûlées, d'autres petites choses, on ne sait pas toujours quoi, des tout petits paquets douteux qui contiennent on ne sait pas quoi, on ne veut pas savoir quoi. C'est lui, le Clochard Noir, qui avait préféré mon mégot puant à une cigarette toute neuve. Parce qu'il ne mendie pas. Il fouille les poubelles, pour y trouver sa pitance et toutes sortes de choses. Et il ramasse les mégots. Mais il ne mendie pas. Mon mégot, il ne me l'avait pas mendié, avait même voulu le troquer contre une infâme, huileuse petite étiquette — peut-être de fromage de chèvre, je m'étais dit. Les autres, ceux entre les poteaux, mendient. Mais pas lui. Jamais. Il est juste assis là, à l'angle du mur, de ce mur où il cache des petites choses entre les pierres. Il ne parle pas. Jamais. Parler serait peut-être comme mendier. Et il ne mendie pas. Il ne regarde pas non plus les gens qui passent ou qui sont là, peut-être pour la même raison qu'il ne mendie pas. Il se pose là et reste des heures... des heures... sans bouger... comme en méditation... Sa puanteur atroce : aura putride — personne n'oserait, ne pourrait approcher à moins d'un mètre de cette abomination sans défaillir... Il n'y a plus que des fantômes, de toutes façons... Ils croient être vivants, mais ce sont des fantômes, il le sait bien, le Clochard Noir... Peut-être qu'à une époque il faisait partie lui aussi de ce monde de fantômes, n'en sachant rien. Puis il a su et alors il n'a plus rien voulu avoir à faire avec ce monde-là de fantômes et depuis il vit tout seul dans ce monde de fantômes, se nourrissant seulement de leurs déchets, lui peut-être le dernier des hommes.
samedi 15 mars 2014
Elle attend. Devant le cinéma. (Le cinéma miteux.) Se demande peut-être si elle fait bien d'attendre. Si elle ne serait pas mieux ailleurs. Ou alors à attendre quelqu'un d'autre. Ou alors personne. À une époque, peut-être, c'était encore romantique, d'attendre devant ce cinéma, mais maintenant : un trou à rats... Je lis : We are such stuff / As dream are made on, and our little life / Is round with a sleep. [Dit Shakespeare.] Ces lignes de Shakespeare ont fait jaillir de moi des livres entiers. [Dit Jean-Paul.] Et moi aussi. De moi aussi. Tous ces livres. Jaillis. Quand même. Mine de rien... Il y a des mites, vraiment. Qui se laissent massacrer dans des claquements de mains à s'arracher les jointures. (Applaudissements assassins.) C'est répugnant, les mites, laissent une poudre grasse dans les mains, dorée. Pas ou peu d'instinct de survie. On les extermine avec dégoût. Elles se laissent faire. Aucun plaisir alors dans le meurtre, pas comme quand on tue un moustique. Que du dégoût. Et une sorte de colère face à si peu de combativité. Et des rats. Et moi, là-dedans. Comme échoué. (Mât fracassé, voile déchirée — chiffon pendouillant — pas une pique d'air sans même parler de vent, mer de vieille huile de friture là-bas.) Je guette. D'un œil. Le Bon. Rêvasse. De l'autre, le Mauvais. Ou le contraire?... We are such stuff... Parfaitement... Chez moi aussi, pas qu'au cinéma, il y a des mites. Et des rats. (Ce n'est pas moi, flûtant, qui les ai ramenés du cinéma ou de chez moi au cinéma : la ville entière, pourrie, en est infestée.) J'entends, au plafond, que ça gratte, parfois même furieusement, un jour je me dis ils vont crever le plafond et tomber chez moi par grappes affamées. Et les mites. Bien grasses. Jusque dans mes rêves. Des rêves miteux. Mites géantes même parfois. Pas toujours. Il y a des périodes où elles reviennent, me bouffent un manteau, se remettent à grignoter le tapis. Je les avais oubliées, puis elles reviennent. Je les extermine. Les yeux furieux quand j'en choppe une. L'écrase alors lentement — masque haineux — entre deux doigts jusqu'à ce qu'il n'en reste rien, qu'une pellicule grasse, sale, sur mes doigts, ce qui était une vie, quand même... une vie... Les phéromones. Des plaques de glu. Elles viennent s'y coller. Le sexe. L'appel du sexe. Il n'y a que ça. Instinct de survie : zéro — tout pour le sexe. Elles ne pensent qu'à ça, si elles pensent. Et la fille, devant le cinéma, peut-être aussi, si elle pense. Pense-t-elle?... Ne plus acheter de vêtements en laine... Ne plus rien avoir en laine... N'avoir plus que des meubles en cèdre rouge... (Et puis c'est beau, le cèdre rouge, tu ne trouves pas?...) Reprendre un chat, un jour... Les rats grattaient moins, quand il y avait un chat... Printemps précoce : la ville sent des pieds... Les gens sourient, ils sont heureux, agglutinés, bourdonnant sous cette cloche empoisonnée, les gens... Et le soir, une fille attend, devant le cinéma miteux, dans son manteau en laine...
vendredi 21 février 2014
À chaque instant je meurs. Ça ne se voit pas. Je suis discret. Je meurs alors discrètement. Surtout après une nuit blanche, je meurs. Les sauces étaient un peu lourdes et je n'aurais pas dû boire de café. Les convives toujours les mêmes à la même table rejouant la même scène où tout le monde semble faire partie du même monde mais n'écoute jamais personne vraiment. Alors du bruit... du bruit... on te pose une question et au début naïvement tu crois — mais non, tu ne le crois pas vraiment — qu'on attend une réponse et bientôt ta voix peu convaincue finit par se perdre dans le bruit... Rien ne se dit... Il ne s'agit que de reproduire le plus fidèlement qu'on peut un moment de convivialité... Chacun est venu avec son texte, toujours le même texte, paresseux, toujours la même figure, juste un peu plus fatiguée que la dernière fois et un jour, plus tôt qu'on le croit, il n'y aura plus que des squelettes à la table, qui finiront d'eux-mêmes par se disloquer — d'abord la tête, le crâne, qui tombera par terre ou dans l'assiette ensaucée — puis en poussière... De la tendresse pour une personne t'oblige à en supporter trois autres que tu décapiterais volontiers si tu avais ton sabre... Tu t'imagines alors te lever et dégainer, sobrement, sans haine, juste pour retrouver le silence, ce recueillement dans ta caverne dans la nuit juste avec le sifflement du vent... Mais tu finis par sourire, par regarder la scène de loin, comme toujours... Ce n'est pas que tu les hais... C'est juste qu'ils te dérangent dans ton agonie... Ah... s'ils étaient morts... Tu pourrais en parler bien mieux... s'ils étaient morts... Et tu n'aurais plus à les supporter... Mais quelle scène, tu te dis, même si tu la connais par cœur... Une cinquième convive est arrivée au dessert... Tout le monde ou presque, comme il se doit, en a dit des horreurs avant qu'elle n'apparaisse — cette vieille peau, dix fois liftée, figée dans un sourire monstrueux, chroniqueuse mondaine, élue au conseil municipal, ça fait toujours un peu d'argent, comme elle dit... Elle aurait été belle, dans sa jeunesse, aurait eu tous les hommes à ses pieds... Tu te dis que si tu étais écrivain tu en aurais des histoires à raconter et que tu serais bien cruel sans du tout l'intention d'être cruel car au fond tu es peut-être bien tout le contraire de cruel... Comment ne pas blesser les vivants?... Parce que la vie est cruelle, c'est comme ça... Parce que les humains sont pathétiques, toujours, et même de plus en plus se rapprochant du tombeau... Quand on te propose un café tu hésites un petit peu puis finalement acceptes, pour voir si ça t'empêchera toujours de dormir, le café du soir, un test, car parfois les choses peuvent changer... Le sommeil, plus tard, aurait pu te laver de tout ça... Mais le sommeil n'est pas venu... Ah... s'ils étaient morts... comme tu te sentirais plus libre d'en faire des personnages, s'ils étaient morts, des pantins dont tu remuerais les ficelles... Tes misérables amours, aussi, si de telles envolées ont eu lieu, si de telles créatures ont eu corps, il faudrait qu'elles soient mortes, définitivement... Alors, tu pourrais être juste, si tout le monde était mort, si tout ça était mort... Il n'y aurait alors plus que toi, agonisant, dans ce monde fané... Tu leur rendrais justice, en fin de compte, les vengerais même de la vie... Ce serait évidemment un vaste mensonge dit par un démiurge mourant, sans postérité, un piteux théâtre tout déglingué de marionnettes et de fantômes... Puis le monde avec toi s'éteindrait, enfin... À moins d'avoir pris un café, peut-être, qui te priverait alors du Grand Sommeil, celui de plomb, sans rêves, sans ors, sans rien, qui te condamnerait à une veille éternelle dans les décombres, assistant à ton propre délitement infini... Ta conscience, puis l'humanité en toi, puis toute vie en toi, comme en dehors de toi, épiphénomènes — effroi, joie, douleur... peu à peu s'effaceraient... Matière... énergie... Chaos... Cosmos si on préfère... voilà...
jeudi 20 février 2014
Tu entends? Il y a un merle, m'a dit tout à l'heure ma voisine, qui vient, tôt le matin, sur l'antenne télé, juste en face de chez vous. Un merle. Je ne l'ai jamais entendu. Il faut dire que je dors, le matin. Si je dors si bien, le matin, c'est peut-être bien parce qu'un merle vient se poser sur l'antenne télé juste en face de chez moi. Je n'entends que les pigeons, je lui ai dit, l'après-midi, ou les colombes, les tourterelles, souvent en couple, qui roucoulent, monotones, sans répertoire digne de ce nom. Les chauves-souris, aussi, un peu, la nuit, en meutes, qui tournoient, grinçant à vous glacer le sang, leurs ailes répugnantes qui parfois me frôlent quand je fume à la fenêtre, et pourtant si douces m'étais-je dit, ému, désolé, si gracieuses, ramassant la petite bête d'un noir luisant profond de velours qui avait envahi ma carrée — à l'époque où je vivais vraiment dans une carrée, ou plutôt un cube, pas très grand — soudain minuscule, fragile, elle qui semblait juste avant si grande, menaçante, déployée dans les airs, poussant ses petits cris, comme dans une nasse ne trouvant plus la sortie et que j'avais finalement dégommée au bokken, hiératique, d'un seul coup, net, fatal, sans haine, sous le regard fasciné, prédateur, tellement drôle, cruel et innocent de Mouchette, c'était ou elle ou moi... On était trop proches pour allonger le bras et se serrer la main, avec ma voisine, vers les boîtes à lettres, avec toutes ces poussettes de catholiques qui procréent à cœur joie saturant le passage — une même pour des triplés — alors je lui ai fait la bise, à ma voisine, pour une fois, qui est retraitée des postes, une gentille voisine, comme je les aime, qui se couche tôt, se lève tôt, ne fait chier personne. Son mari, aussi, moniteur d'auto école à la retraite, se couche tôt, se lève tôt, ne fait chier personne et je l'aime bien. Des êtres humains à mon goût... Un merle. Tôt le matin. Bon... Tu entends?... Pas le merle, non : ma voix... Elle se perd... Je sens qu'elle s'éloigne, ou qu'elle s'épuise... qu'à une époque on l'entendait encore clairement, distinctement mais que maintenant plus ça va plus elle s'éloigne, ou s'épuise... se perd... Tu ne trouves pas?... Je vais tirer des sous, voir où en est mon compte en banque, après toutes les factures... Ça va, je suis encore vivant... je peux alors me prendre une bouteille de whisky, un blended pas prétentieux, mais chaleureux, honnête, le même que boivent les deux copains anciens combattants de 14 dans this happy breed, de David Lean, et j'avais remarqué que l'officier japonais, dans le pont de la rivière Kwaï, partageait avec l'officier anglais le même whisky pas prétentieux que partageaient les deux copains anciens combattants de this happy breed et donc le même que parfois moi aussi je sirote, le soir, solitaire... du chocolat noir extra fondant, des dattes, en faisant mes courses, après être passé chez ma marchande de thé me réapprovisionner en Shui Xian, un wulong pas prétentieux, un peu rustique mais fin, honnête, chaleureux, un peu mystérieux aussi... évoquant un peu les sous-bois... les bords de l'eau... Fée des eaux, m'avait dit jadis ma marchande de thé, ma marchande de thé que j'avais une fois entendue parler de thé sur France Culture, pour dire, pas n'importe quelle marchande de thé, alors... et c'est même ma marchande de thé, qui n'était pas encore ma marchande de thé, seulement une marchande de thé, qui m'a donné le goût du thé, pas en l'écoutant à la radio, mais lors d'une conférence sur le thé avec dégustation où m'avait traîné une blonde... mais quelle blonde... radieuse... pas du tout une blonde ordinaire... sa petite culotte en dentelle, sur le tancarville, tellement émouvante, je m'en souviendrai toute ma vie... Thé de Narcisse, disent aussi quelques mauvaises langues, sauf que Narcisse il n'a jamais foutu les pieds en Chine... Sauf aussi que maintenant, elle n'y est plus, ma marchande de thé, dans la boutique de thé, même si je dis toujours que je vais chez ma marchande de thé... Maintenant, les marchandes de thé, elles n'y connaissent plus rien... Bref... Tu entends?... C'était ou ça ou souffler un moment dans mon saxophone... Je n'avais pas plus d'air que d'idées... comme d'habitude... ça vient ou ça ne vient pas... Juste fermer les yeux un moment... Le son détermine la phrase, comme disait Machin... J'ai hésité un moment entre les deux, paresseusement ai opté pour le moins fatigant...
mardi 18 février 2014
Je t'ai attendue, au bord de l'eau. Longtemps. J'imaginais que tu viendrais, par derrière, poser tes mains fines sur mes yeux. Mais tu n'es pas venue. Il m'est arrivé d'être triste, tellement triste et seul et nu comme les pierres au bord de l'eau. Peu à peu, au bout quand même d'un certain temps, des années, des dizaines d'années, mais peu à peu, je n'ai plus su qui j'attendais, au bord de l'eau, ni pourquoi ni pourqui j'étais tellement triste et parfois aussi tellement vigoureux, d'une vigueur même égale à ma frustration, totale, absolue, jusqu'au Désespoir, ni ce que je faisais, au bord de l'eau, surtout que je ne faisais rien, au bord de l'eau, sinon attendre je ne savais plus qui, ni quoi, puis même plus attendre, juste être là. J'étais au bord de l'eau, voilà tout, toute une vie ou presque au bord de l'eau, j'ai grandi au bord de l'eau, j'ai aussi vieilli au bord de l'eau, même si je ne m'en suis pas aperçu aussitôt, m'étant peut-être cru jusque là immortel, incorruptible, je me suis vu, un jour, au bord de l'eau, plus l'enfant, mais le vieux, pas un vieux très vieux, mais quand même un vieux, un vieux même vieillissant et c'est comme si alors je n'avais jamais été entre l'enfant et le vieux et cette vision alors m'a assombri et alors aussi ma vision s'est assombrie. Le monde, peu à peu, s'était éteint, au bord de l'eau, en attendant je ne savais plus qui ni quoi, ou mes yeux alors s'étaient usés, avaient vieilli, mes yeux, et mon âme, alors, si ça veut dire quelque chose, assombrie. Fiat Nox, donc. Tu étais brune. Tu étais blonde. Tu étais rousse. Je ne sais plus. Si tu survenais, là, maintenant, je ne te reconnaîtrais sans doute pas. Mon chien, peut-être, lui seul, te sentirait et viendrait te lécher. Mais je ne me plains pas. Ne regrette pas. Car j'étais à ma place, au bord de l'eau, et je suis toujours à ma place, au bord de l'eau. Comme une bête des bois, j'ai vécu, ou plutôt comme une bête du bord de l'eau. Tout miroitait. Tout scintillait. Tout bruissait et murmurait. Au début. Des éclats me transperçaient. M'emplissaient. Je jouissais. De tout. Et je t'attendais. Pourquoi? Parce que. Parce que peut-être seulement ma semence qui débordait. J'ai répandu alors ma semence, au bord de l'eau. Longs filaments laiteux, voies lactées croissant et se diluant dans l'eau noire. J'étais le mâle du bord de l'eau ensemençant l'eau noire. Et ainsi, abondant mais stérile, j'ai vécu, au bord de l'eau, attendant, puis n'attendant plus. Ou alors c'était l'eau noire, qui était stérile. Ou alors elle et moi. Une vie bien remplie, mine de rien. Qui peu à peu s'est vidée. Je suis toujours là, au bord de l'eau. Je ne sais pas où j'irais, maintenant, après tout ce temps, toute une vie au bord de l'eau. Surtout que je m'y sens à ma place, au bord de l'eau, même si j'ai vieilli. Ma peau, mes dents, mes yeux... Même si tout s'éteint. Tout doit aussi s'éteindre ailleurs. Tout finit toujours par s'éteindre. Mieux vaut donc être là, au bord de l'eau, là où je suis né, là où j'ai grandi, là où j'ai vieilli, là où je mourrai, dans ce décor si familier qui est mon décor et peut-être même que je suis ce décor et que ce décor c'est moi. Il y aura encore quelques scintillements, quelques bruissements, quelques murmures et je serai là, au bord de l'eau. Je n'attends plus rien ni personne. Je n'ai plus d'impatience. J'ai cru longtemps qu'il fallait se remplir de la vie, se nourrir de la vie, en dévorer le plus possible, devenir le plus savant, le plus expérimenté, le plus gros possible, un obèse de la vie et qu'alors je ne savais pas vivre, que j'étais même un handicapé de la vie, comme on dit un cas social un cas de la vie, moi qui picorais à peine la vie, moi qui étais si vite rassasié de la vie, écœuré de la vie. Alors que c'était tout le contraire, qu'il fallait au contraire s'en vider, accepter de s'en vider, de la vie, au bord de l'eau, accepter aussi d'en savoir de moins en moins, de la vie, d'être un récipient poreux, troué, qui ne sait pas, ne peut pas retenir la vie, d'aller alors inexorablement vers l'ignorance, la débilité et finalement le néant. Avec un petit n le néant, c'est à dire pas grand chose, pas un Néant glorieux qui serait la face cachée de Dieu. Un petit néant de rien du tout. À la mesure d'une vie de rien du tout. Comme toutes les vies sont aussi des vies de rien du tout.
mardi 4 février 2014
On est bien vite oublié. Peut-être d'ailleurs que c'est préférable. De quoi se souviendrait-on sinon? De mesquineries, d'indélicatesses, de choses honteuses, plus ou moins répugnantes, salissantes pour la mémoire... Je ne me souviens nettement que de mes bassesses, que de mes lâchetés, que de mes erreurs, que de ma bêtise... Une faute de grammaire dans une lettre écrite il y a vingt ans, sans doute brûlée, me hante encore... La plus romanesque histoire de ma vie a fini par se résumer à une faute de grammaire, dans une phrase, pas n'importe quelle phrase, gravée là, secrète comme un mantra poisseux qui me plonge dans l'océan de ma honte... Ne restent que les fautes, même s'il n'en subsiste aucune trace en dehors de moi... Avoir sciemment blessé une fille gentille, lorsque j'avais quinze ans... Avoir trahi un ami... Avoir abandonné mon grand-père... Avoir insulté mon pauvre père mourant... Avoir frappé Mouchette... En somme avoir sali tout ce qui était délicat, abîmé tout ce qui était fragile... Tant de fautes... impardonnables à mes yeux... Mâcher une banane m'aide à surmonter cet instant. Phrase écrite il y a plus de vingt ans. Qu'on la grave sur ma pierre. C'est ma phrase. Ma seule phrase. Toutes les autres sont du remplissage. Celle-là, c'est la vérité. À chaque fois que je mange une banane et même à chaque fois que je regarde une banane que je suis sur le point de manger, je me la dis, depuis plus de vingt ans : Mâcher une banane m'aide à surmonter cet instant. Il n'y a rien à dire de plus. Déjà, à l'époque, il n'y avait rien à dire de plus. Un camion plein de cochons qu'on menait à l'abattoir venait de passer, dans la nuit... Le décor a changé, à peine... Et moi... On ne sait plus à qui sont les os, au bout d'un certain temps. Si personne ne s'en souvient, si personne ne continue à payer la concession — car se souvenir, c'est payer — on déterre les os oubliés, non réclamés, pour faire de la place aux morts pour qui on paye, les morts qui comptent. Il y a quelques mois, un cousin éloigné vivant encore sur la terre — arriérée, désolée — de nos ancêtres, comme on dit, a demandé à ma mère s'il pouvait déposer dans le caveau familial les restes d'une vague aïeule qu'on venait de déterrer, car elle n'avait plus sa place dans le cimetière, puisque plus personne ne payait, puisque plus personne ne se souvenait d'elle, plus suffisamment en tout cas, qu'elle n'échoue pas quand même dans une vague fosse commune ou un vague ossuaire commun. Bien sûr, hospitaliers, on lui a fait une petite place, pas son nom sur la pierre mais on lui a fait une petite place, dans un coin, anonyme, sur un bout de planche. Des os dans une boîte, un nom sur une pierre. Et bientôt il n'y a plus de boîte et plus non plus de nom sur la pierre. Le fossoyeur récupère dans le meilleur des cas ce qu'il reste dans une boîte bien plus petite, peut-être une simple boîte à chaussures quand il ne reste plus grand chose, au début, puis dans une urne, peut-être, que ça soit plus présentable, dans le caveau, comme un pot, mais sans fleurs, bouché. Parce qu'on n'oserait peut-être pas mettre dans le caveau une simple boîte à chaussures... Je me demande... Il faudra que je demande à ma mère, même si je crois maintenant me souvenir que le cousin éloigné, le Joseph, le Jojo, de condition très modeste, genre d'employé à la commune, chargé entre autres de l'entretien du cimetière, faisant même peut-être parfois office de déterreur de morts, connaissant la moindre tombe au nom et aux dates érodés, a dégotté un simple pot, pas l'urne agréée pompes funèbres, mais un pot, il n'allait quand même pas se ruiner pour une morte qu'il n'avait même jamais rencontrée... Car se souvenir, c'est payer... Ça me semble tellement juste... Et ça concerne aussi les vivants... C'est peut-être bien ma deuxième phrase mémorable, mâchant toujours la même banane, n'ayant jamais cessé de mâcher cette même banane... Se souvenir, c'est payer... Combien alors est-on prêt à payer?... Hein?... Et pendant combien de temps?... Il m'aura fallu plus de vingt ans pour poursuivre honnêtement ma rumination...
jeudi 23 janvier 2014
Arno Schmidt a pris l'eau. J'ai pesté longtemps en constatant la catastrophe. Juste sous le lierre du Diable il était — j'aurais dû me méfier. L'eau a débordé du sous-pot, au dessus, sur l'étagère. Plusieurs fois sans doute, sur plusieurs années, arrosé de l'eau filtrée dans la terre semi-pourrie. Des 14 volumes qui sommeillaient à l'ombre grasse, tropicale du lierre du Diable — intentionnellement, parce que ça lui allait bien, cet enfer — seuls Tina ou de l'immortalité et Roses et poireaux — hébergeant Paysage lacustre avec Pocahontas (!) — s'en sont sortis indemnes. Les autres, tout gondolés, gonflés comme des noyés, craquant quand on les ouvre comme d'antiques grimoires, au moins, voire des squelettes, le Faune — en poche — en pages volantes jaunasses papier buvard... Fragile... fragile, tout ça... Putain de merde... Le déluge et même plusieurs ont ravagé le rayon. Un par un je les ai inspectés : pas si grave, au bout du compte, encore lisibles, au pire rafistolables — au moins, ils ont vécu, ceux-là... Et survécu!... À l'ombre maudite du lierre du diable les ai remis — on verra bien — rangés dans l'ordre, un certain ordre, à peu près, relu — d'une traite — dans Tina le beau texte de Claude Riehl, LE traducteur : Arno à tombeau ouvert. Puis relu le tout fin Goethe et un de ses admirateurs. (Le salaud... le salaud...) Ce fêlé, l'avais découvert dans la main de singe — bien copieuse et mirifique revue, hélas disparue — il n'y a pas loin de vingt ans : Un météore en été : cinq pages : TOUT était là... Le salaud... le salaud... m'étais-je alors — déjà — maugréé... Souvent, il m'est quand même tombé des mains, ou je m'y suis — toujours? — paumé... Je l'ai parfois maudit... — Comme si, aussi, il m'avait coupé l'herbe sous le pied... — Mais j'y revenais souvent... Puis l'ai casé sous le lierre du Diable, longtemps... qu'il expie... Et il y a quelques jours, je m'aperçois qu'il a pris l'eau, là où je l'avais abandonné, dans ce coin de nature luxuriante bricolée plein de fantômes d'échos de sous-bois, de chuchotis d'insectes, murmuris de ruisseaux fins comme le doigt, hlipchh... hlipchh... de la semelle dans le pré gorgé d'eau... et je me dis alors que c'est un appel, de SA forêt, qu'il est temps, enfin, d'y entrer vraiment, de le lire vraiment, et même systématiquement, plus anorexique picorant comme avant et vite ensuite en cachette allant tout dégueuler — surtout de la bile — la terreur de grossir, de prendre ne serait-ce qu'un gramme de substance étrangère qui deviendrait alors soi, plus vraiment soi donc : on ne sera libéré vraiment que squelette et encore mieux poussière emportée par le vent — je recommence donc du début, avec Léviathan... D'abord, donc : Gadir... — Le salaud... le salaud... — Qu'il a fallu le et même plusieurs déluges, pour me le ressusciter... (Et il prenait des photos, aussi, format carré... — Le salaud... le salaud...)
lundi 20 janvier 2014
Il pleut. Souvent, quand il pleut, un mendiant vient poser son sac et s'asseoir devant le cinéma, sa casquette par terre entre ses pieds. Toujours à la même place. De dos, on pourrait croire que c'est toujours le même mendiant. De temps en temps, je viens fumer une cigarette au bord du trottoir, humer l'air pollué de la rue. Il est assis. Je suis debout. Immobiles, on regarde dans la même direction : droit devant. Survient bientôt un nain. Au début, je crois que c'est un enfant, un enfant de neuf ou dix ans, pas très grand pour son âge, avec une casquette à longue visière, bleu marine. Mais c'est un nain. Il est venu s'abriter de la pluie. On est maintenant tous les trois alignés au bord du trottoir, le mendiant, moi, le nain. Qui me demande bientôt du feu. Je me rends compte alors qu'il n'a pas du tout une tête de nain, pas du tout disproportionnée, pas du tout les traits d'un nain, plutôt ceux d'un homme, d'un homme miniature, le teint basané. Son corps d'ailleurs non plus n'est pas le corps d'un nain, n'en avait d'ailleurs pas la démarche et c'est pourquoi j'avais d'abord cru voir un enfant. Le corps d'un homme miniature, m'arrivant au bas des côtes. Un lilliputien, alors, plutôt. Pas du tout difforme. On fume, silencieusement. Parfois, on se sourit. Ses dents de devant sont pourries. J'ai remarqué aussitôt que son regard était vif, pénétrant, que la flamme de l'ironie et une certaine tendresse y couvaient. Une sympathie étrange et spontanée nous lie. À un moment, il me demande si je connais du monde dans le cinéma. Il a un accent indéfinissable, léger, peut-être espagnol, ou portugais, ou d'ailleurs. Je lui réponds qu'il n'y a que moi, dans ce cinéma. Ça le fait sourire. On se comprend. Parce qu'il est scénariste, me dit-il. Je lui dis que je ne suis que projectionniste, ou caissier, selon les jours, que je ne connais donc personne, dans le cinéma, qu'il lui faudrait plutôt trouver un producteur. Il me raconte qu'il a écrit cinq sketches, pour le moment. — Plutôt de la comédie, alors? — Oui, plutôt de la comédie, confirme-t-il dans un large sourire de ses dents toutes cariées, ce serait vous voyez une sorte de critique de la finance mondiale... tout en pastichant Proust... — Tout en pastichant qui?... — Proust, vous savez, le grand écrivain… — Ah... Proust... — Oui... Et je suis sûr que ça marcherait... — Je vous le souhaite... — On finira bien par être riches, nous aussi... La roue tourne... Elle ne fait que tourner... Aujourd'hui sans le sou... et demain... — Milliardaires!... clos-je sa phrase et on se met alors à rire de bon cœur, sachant lui comme moi que ni l'un ni l'autre ne souhaite vraiment devenir riche ni sans doute ne le sera un jour... À ce moment, le mendiant m'interpelle. Je ne le comprends pas. Il parle une autre langue. — Un voyageur d'Europe centrale, me glisse tout bas et avec un certain respect mon compagnon le nain. — Le mendiant a sorti un téléphone de sa poche. Je finis par comprendre qu'il aimerait que j'en recharge la batterie. Il s'incline au moins dix fois pour me remercier quand je m'en vais avec son téléphone et son cordon pour le recharger à l'intérieur. Je le branche. La batterie était vraiment à plat. Il pleut toujours. Il y a Blossom Dearie à la radio. J'ai repris mon poste, assis derrière la vitre, paisible, avec mon livre, le plan fixe de la rue, lisant, observant, rêvassant. Je vois le nain un moment regarder les affiches. Puis il s'en va. Avant de disparaître se retourne pour m'adresser un grand sourire et un salut de la main. Un nain de très bonne compagnie...
vendredi 17 janvier 2014
Il est bossu. Difficile parfois de savoir s'il est de face ou bien de dos, son corps comme en permanence en quête d'une forme bien définie, tentant affolé toutes les combinaisons, toutes — sauf une, perdue à jamais — aberrantes. Parkinsonien et dyskinésique à un stade très avancé, me précise-t-il, son tronc, ses membres et sa tête se tordant violemment dans tous les sens, le visage un brouillon tout froissé de rictus remodelé en permanence, la bouche une plaie passant d'un spasme d'un côté l'autre, étrangement ne s'exprimant pas trop mal, ruisselante de bave, quand, un peu honteux sans le montrer, je lui présente mes vœux. — Et la santé, surtout, il avait d'abord enchaîné... Et toi?... Même pas une petite grippe?... Rien?... — Non... Rien... — Moi, je suis foutu, il conclut, grimaçant un sourire fataliste, exécutant malgré lui une danse très complexe, chaotique, improbable, grotesque, de tout son corps sans maître, exténuante même à regarder... Il y a cinq ans, il était projectionniste. Puis c'est arrivé. Une crise. Brutale. Irréversible. Puis d'autres. Maintenant il vient, le matin, faire quelques heures de ménage dans le même cinéma, son cinéma, je ne sais même pas s'il est payé. Pour conserver le lien social, il dit. Il se retrouve alors le matin tout seul dans ce cinéma fantôme à se débattre avec ce corps qui ne lui appartient presque plus. Une heure entière, aujourd'hui, à batailler, en vain, pour fixer le tuyau de l'aspirateur... C'est pas grave, je lui dis, tu le feras demain... rentre chez toi... tu en as bien assez fait... Quand il repart, c'est encore plus sale qu'avant. C'est même parfois le chaos... Souvent, il tombe, entraînant les choses avec lui. Mais il se relève. Toujours il se relève... Se cognant aux murs, aux portes, à tout, en permanence... Shootant, boxant en permanence dans les choses... Quand la substantia nigra, dite aussi locus niger, est atteinte, lis-je... Fumer et boire du café sont bénéfiques. Ça entretient la Substance Noire... le Lieu Noir... Hélas, il ne fumait pas, ne buvait pas de café, avant. Tandis que sa substance noire dégénérait, que la Place Noire se vidait comme après une exécution capitale, il s'était mis à croire beaucoup en Dieu, avant, dans le coin bureau de la cabine obscure de projection avait arrangé une sorte d'autel, avec des images pieuses, des photos de ses parents morts, une bougie, des objets douteux, des aliments périmés, chocolats moisis, petits animaux morts... offrandes en décomposition... suivait des messes à la radio... La mort de ses parents avait déclenché cette ferveur religieuse... Avant la mort de ses parents, longtemps, il avait voulu changer de sexe... Je suis une femme, disait-il, en ce temps-là... Il avait commencé alors à prendre des hormones, rêvait de castration, venait parfois faire le projectionniste en jupe, bas résilles, talons aiguilles, perruqué blonde platine... travesti peu engageant, pas du tout féminin, douteux et rendant douteux tout ce qu'il touchait, suant beaucoup, en permanence, le visage luisant de gras, malodorant — problèmes de glandes... se coinçait les talons dans les grilles de l'escalier métallique en colimaçon... de rage soudain hurlait et balançait les bobines contre les murs, tant et si fort que parfois des spectateurs terrorisés sortaient de la salle, croyant qu'un meurtre ou au moins quelque chose d'horrible avait lieu là, derrière le mur, derrière le hublot d'où jaillissait la lumière aveuglante... La mort de ses parents lui avait brusquement ôté tout fantasme d'inversion ainsi que toute colère... Au bout du chemin, jonché de pourriture, il n'y eut désormais plus que Dieu... Bientôt, son long... très long calvaire... D'où sa mine pas du tout misérable, fataliste et parfois même secrètement réjouie, peut-être même extatique... Quelle vie... quelle vie peu ordinaire... me dis-je, le regardant s'en aller...
lundi 13 janvier 2014
Il se lève, se rassoit, se relève bientôt, pour bientôt se rasseoir, peut-être cinq fois par minute et pendant peut-être un quart d'heure, environ donc soixante quinze fois. Il était déjà là quand j'ai ouvert la grille. Peut-être a-t-il passé la nuit ici, contre la grille, un peu à l'abri de la pluie, pas complètement : le bas de son pantalon et ses chaussures sont mouillés. Chef, je peux laisser mes affaires dans un coin? il me demande les yeux baissés d'une voix se voulant assurée. — Oui... Et maintenant il se lève, se rassoit, sans arrêt, je me dis au début qu'il a peut-être mal au coccyx, ou aux genoux. Il pleut. L'air est humide. Froid. Puis je me dis que c'est plus fort que lui, comme un toc. Il se lève, il est sur le point de partir, il sait peut-être même à ce instant-là où il va. Mais, une fois debout, il ne sait plus. Alors il se rassoit. Peut-être a-t-il su, à une époque, où il allait, quand il se levait. Mais maintenant il ne sait plus. Maintenant, il est coincé là, devant ce cinéma fantôme. De temps en temps, je viens fumer ma cigarette au bord du trottoir. Je suis debout. Il est assis, a arrêté de se lever et se rasseoir sans arrêt. On est côte à côte. On ne se dit rien. Immobiles, on regarde droit devant. À un moment, il sort un téléphone de sa poche, le plaque contre son oreille. Sans doute la batterie est-elle à plat. Il attend. Il avait un rendez-vous. Il attend, avec tous ses sacs. Personne ne vient. Plusieurs fois, peut-être dix fois, il sort de sa poche son téléphone et le plaque contre son oreille. Peut-être qu'à cet instant, quand il plaque son téléphone contre son oreille, il y croit, que son téléphone fonctionne, qu'il a un rendez-vous, qu'on va venir le chercher, le sortir de là, de l'entrée de ce cinéma crasseux, de cet après-midi de chien, parce qu'il a besoin d'y croire, au moins un instant, répété à l'infini, parce qu'autrement il n'y a plus rien. Son téléphone le rassure, à cet instant, même s'il n'a plus aucune fonction réelle, c'est son lien avec cet autre monde, un monde tolérable. Ou bien alors il s'est trompé de jour... Il cogite. C'était hier, son rendez-vous? Ou bien demain... L'année dernière?... Dans dix ans?... Il a arrêté de sortir son téléphone de sa poche, comme il avait arrêté de se lever et de se rasseoir sans arrêt. Levant le nez de mon livre, je vois parfois un passant s'arrêter et se baisser à sa hauteur. Il a posé sa casquette sur le trottoir mouillé. En deux heures, il a dû récolter un euro ou deux en piécettes. Plus tard, levant une fois de plus le nez de mon livre, il n'est plus là.