mardi 26 août 2014

Tandis que Lech dort, la ville s'affaire. Quand elle estime que c'est l'heure, elle donne le signal et tout le monde soudain trouve quelque chose à faire, s'agite, bruite, s'échevelle. L'éboueur se met alors à ébouer. L'Arabe du kebab à regarder tourner sa pièce de viande dégoulinante de graisse. La fille en rouge à rougeoyer, prête à bondir vers on ne sait qui ou quoi, son destin... Et Lech dort, donc. Parce qu'il s'en fout, Lech, de la ville qui s'agite et même du monde et même du temps et même de tout, et qu'il n'a pas de destin, lui, ou plus de destin peut-être, car il en a peut-être eu un à une époque, de destin, ça on ne sait pas trop, mais le destin, maintenant, qu'est-ce que ça peut bien lui faire... Tout ce qu'il sait, au plus profond de lui-même, c'est qu'il a une cigarette dans sa poche de chemise et qu'il pourra la fumer quand il se réveillera, pour supporter tout ça, pour rendre tout ça tolérable, toute cette saleté, toute cette puanteur, toute cette agitation, tout ce bruit... Certains diront qu'il a perdu toute dignité, à dormir dans la rue comme ça étendu dans la crasse, mais ceux-là ne voient que l'image, ne vivent que par l'image, ne s'imagineraient pas dormir ainsi en plein jour aux yeux de tous sans avoir au préalable perdu toute dignité, parce que ce n'est pas du tout une image qu'ils aimeraient donner, qu'ils supporteraient de donner, ça, une image de la déchéance, pour eux, le contraire de ce qu'ils sont, de ce qu'ils s'efforcent en tout cas de donner comme image, ceux qui s'agitent et bruitent dans la ville quand celle-ci les réveille, leur ordonne, braves petites fourmis ouvrières ou guerrières, et fiers d'être là, d'avoir cette image-là quand ils marchent dans la rue, cette tenue, ce visage, ce regard, mais quand ils rentrent chez eux, qu'ils se retrouvent seuls, pour ceux qui vivent seuls... et pour les autres c'est peut-être encore pire, pour ceux qui ne sont pas seuls, qui ne savent pas être seuls, qui ont tellement peur d'être seuls... Ce qui distingue Lech, c'est qu'il n'a pas d'image particulière à donner au monde, qu'il dormirait pareillement dans un lit, avec la même expression, les mêmes rêves, parce qu'il s'en fout, parce qu'être là ou ailleurs est égal... Il ne trompe personne, Lech, peut-être même qu'il ne se trompe pas lui-même, qu'il a compris quelque chose que très peu d'humains dans cette ville et même dans ce monde ont compris, et que très peu de penseurs aussi qu'ils soient philosophes ou poètes ou tout juste penseurs dans leurs têtes ont compris, et il ne s'en vante pas, Lech, n'ayant aucune image à soigner, lui, il n'en a peut-être même pas conscience, de ce savoir, en tout cas il s'en fout...

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