vendredi 21 février 2014

À chaque instant je meurs. Ça ne se voit pas. Je suis discret. Je meurs alors discrètement. Surtout après une nuit blanche, je meurs. Les sauces étaient un peu lourdes et je n'aurais pas dû boire de café. Les convives toujours les mêmes à la même table rejouant la même scène où tout le monde semble faire partie du même monde mais n'écoute jamais personne vraiment. Alors du bruit... du bruit... on te pose une question et au début naïvement tu crois — mais non, tu ne le crois pas vraiment — qu'on attend une réponse et bientôt ta voix peu convaincue finit par se perdre dans le bruit... Rien ne se dit... Il ne s'agit que de reproduire le plus fidèlement qu'on peut un moment de convivialité... Chacun est venu avec son texte, toujours le même texte, paresseux, toujours la même figure, juste un peu plus fatiguée que la dernière fois et un jour, plus tôt qu'on le croit, il n'y aura plus que des squelettes à la table, qui finiront d'eux-mêmes par se disloquer — d'abord la tête, le crâne, qui tombera par terre ou dans l'assiette ensaucée — puis en poussière... De la tendresse pour une personne t'oblige à en supporter trois autres que tu décapiterais volontiers si tu avais ton sabre... Tu t'imagines alors te lever et dégainer, sobrement, sans haine, juste pour retrouver le silence, ce recueillement dans ta caverne dans la nuit juste avec le sifflement du vent... Mais tu finis par sourire, par regarder la scène de loin, comme toujours... Ce n'est pas que tu les hais... C'est juste qu'ils te dérangent dans ton agonie... Ah... s'ils étaient morts... Tu pourrais en parler bien mieux... s'ils étaient morts... Et tu n'aurais plus à les supporter... Mais quelle scène, tu te dis, même si tu la connais par cœur... Une cinquième convive est arrivée au dessert... Tout le monde ou presque, comme il se doit, en a dit des horreurs avant qu'elle n'apparaisse — cette vieille peau, dix fois liftée, figée dans un sourire monstrueux, chroniqueuse mondaine, élue au conseil municipal, ça fait toujours un peu d'argent, comme elle dit... Elle aurait été belle, dans sa jeunesse, aurait eu tous les hommes à ses pieds... Tu te dis que si tu étais écrivain tu en aurais des histoires à raconter et que tu serais bien cruel sans du tout l'intention d'être cruel car au fond tu es peut-être bien tout le contraire de cruel... Comment ne pas blesser les vivants?... Parce que la vie est cruelle, c'est comme ça... Parce que les humains sont pathétiques, toujours, et même de plus en plus se rapprochant du tombeau... Quand on te propose un café tu hésites un petit peu puis finalement acceptes, pour voir si ça t'empêchera toujours de dormir, le café du soir, un test, car parfois les choses peuvent changer... Le sommeil, plus tard, aurait pu te laver de tout ça... Mais le sommeil n'est pas venu... Ah... s'ils étaient morts... comme tu te sentirais plus libre d'en faire des personnages, s'ils étaient morts, des pantins dont tu remuerais les ficelles... Tes misérables amours, aussi, si de telles envolées ont eu lieu, si de telles créatures ont eu corps, il faudrait qu'elles soient mortes, définitivement... Alors, tu pourrais être juste, si tout le monde était mort, si tout ça était mort... Il n'y aurait alors plus que toi, agonisant, dans ce monde fané... Tu leur rendrais justice, en fin de compte, les vengerais même de la vie... Ce serait évidemment un vaste mensonge dit par un démiurge mourant, sans postérité, un piteux théâtre tout déglingué de marionnettes et de fantômes... Puis le monde avec toi s'éteindrait, enfin... À moins d'avoir pris un café, peut-être, qui te priverait alors du Grand Sommeil, celui de plomb, sans rêves, sans ors, sans rien, qui te condamnerait à une veille éternelle dans les décombres, assistant à ton propre délitement infini... Ta conscience, puis l'humanité en toi, puis toute vie en toi, comme en dehors de toi, épiphénomènes — effroi, joie, douleur...  peu à peu s'effaceraient... Matière... énergie... Chaos... Cosmos si on préfère... voilà...

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