mardi 4 février 2014

On est bien vite oublié. Peut-être d'ailleurs que c'est préférable. De quoi se souviendrait-on sinon? De mesquineries, d'indélicatesses, de choses honteuses, plus ou moins répugnantes, salissantes pour la mémoire... Je ne me souviens nettement que de mes bassesses, que de mes lâchetés, que de mes erreurs, que de ma bêtise... Une faute de grammaire dans une lettre écrite il y a vingt ans, sans doute brûlée, me hante encore... La plus romanesque histoire de ma vie a fini par se résumer à une faute de grammaire, dans une phrase, pas n'importe quelle phrase, gravée là, secrète comme un mantra poisseux qui me plonge dans l'océan de ma honte... Ne restent que les fautes, même s'il n'en subsiste aucune trace en dehors de moi... Avoir sciemment blessé une fille gentille, lorsque j'avais quinze ans... Avoir trahi un ami... Avoir abandonné mon grand-père... Avoir insulté mon pauvre père mourant... Avoir frappé Mouchette... En somme avoir sali tout ce qui était délicat, abîmé tout ce qui était fragile... Tant de fautes... impardonnables à mes yeux... Mâcher une banane m'aide à surmonter cet instant. Phrase écrite il y a plus de vingt ans. Qu'on la grave sur ma pierre. C'est ma phrase. Ma seule phrase. Toutes les autres sont du remplissage. Celle-là, c'est la vérité. À chaque fois que je mange une banane et même à chaque fois que je regarde une banane que je suis sur le point de manger, je me la dis, depuis plus de vingt ans : Mâcher une banane m'aide à surmonter cet instant. Il n'y a rien à dire de plus. Déjà, à l'époque, il n'y avait rien à dire de plus. Un camion plein de cochons qu'on menait à l'abattoir venait de passer, dans la nuit... Le décor a changé, à peine... Et moi... On ne sait plus à qui sont les os, au bout d'un certain temps. Si personne ne s'en souvient, si personne ne continue à payer la concession — car se souvenir, c'est payer — on déterre les os oubliés, non réclamés, pour faire de la place aux morts pour qui on paye, les morts qui comptent. Il y a quelques mois, un cousin éloigné vivant encore sur la terre — arriérée, désolée — de nos ancêtres, comme on dit, a demandé à ma mère s'il pouvait déposer dans le caveau familial les restes d'une vague aïeule qu'on venait de déterrer, car elle n'avait plus sa place dans le cimetière, puisque plus personne ne payait, puisque plus personne ne se souvenait d'elle, plus suffisamment en tout cas, qu'elle n'échoue pas quand même dans une vague fosse commune ou un vague ossuaire commun. Bien sûr, hospitaliers, on lui a fait une petite place, pas son nom sur la pierre mais on lui a fait une petite place, dans un coin, anonyme, sur un bout de planche. Des os dans une boîte, un nom sur une pierre. Et bientôt il n'y a plus de boîte et plus non plus de nom sur la pierre. Le fossoyeur récupère dans le meilleur des cas ce qu'il reste dans une boîte bien plus petite, peut-être une simple boîte à chaussures quand il ne reste plus grand chose, au début, puis dans une urne, peut-être, que ça soit plus présentable, dans le caveau, comme un pot, mais sans fleurs, bouché. Parce qu'on n'oserait peut-être pas mettre dans le caveau une simple boîte à chaussures... Je me demande... Il faudra que je demande à ma mère, même si je crois maintenant me souvenir que le cousin éloigné, le Joseph, le Jojo, de condition très modeste, genre d'employé à la commune, chargé entre autres de l'entretien du cimetière, faisant même peut-être parfois office de déterreur de morts, connaissant la moindre tombe au nom et aux dates érodés, a dégotté un simple pot, pas l'urne agréée pompes funèbres, mais un pot, il n'allait quand même pas se ruiner pour une morte qu'il n'avait même jamais rencontrée... Car se souvenir, c'est payer... Ça me semble tellement juste... Et ça concerne aussi les vivants... C'est peut-être bien ma deuxième phrase mémorable, mâchant toujours la même banane, n'ayant jamais cessé de mâcher cette même banane... Se souvenir, c'est payer... Combien alors est-on prêt à payer?... Hein?... Et pendant combien de temps?... Il m'aura fallu plus de vingt ans pour poursuivre honnêtement ma rumination...

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